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Jean Claude Charles : Manhattan Blues,

Par Gangoueus @lareus
Jean Claude Charles Manhattan Blues,
 Un écrivain passe quelques jours à New York. Soyons plus précis à Manhattan. Il vient squatter chez son amie, chez son ex, Jenny, pour techniquement avancer sur son manuscrit... 
 Enfin, ce n’est pas tout à fait cela : 
« J’avais demandé à Jenny de ne pas venir à l’aéroport. Horreur de ça elle le sait. Elle s’était tout de suite montrée enthousiaste quand j’avais téléphoné. Voilà je viens à New York. Travailler sur mon projet. Essayer de monter l’affaire de ce film. Comme d’habitude, elle avait proposé de me loger, de venir m’accueillir à l’aéroport. Comme d’habitude, j’avais refusé » 
Cette entrée en matière va me situer quant au point de départ de cette histoire. Tout cela semble très neutre. Un écrivain. Un projet. Un passage par New York. Quelques jours. Un break. Une bonne amie. À priori. Que va-t-il se passer ?
Tout se déroule sur une semaine. C’est speed. Comme le rythme de la Grande Pomme. On est dans le New York des années 80. Je devine parce que dans le fond, il n’y a pas d’indice temporel dans le roman. Il me semble juste que les deux tours du World Trade Center sont encore présentes. Le roman a été terminé en 1985, je viens de vérifier. Il y a une forme d’écriture qui me rappelle Bolya Baenga ou Blaise N’Djéhoya, auteurs afro de cette période. Jean-Claude Charles va nous raconter le séjour new yorkais de son personnage écrivain. L’écriture est extrêmement originale, déroutante. Le texte est écrit à la première personne. Le plus souvent. Les dialogues sont imbriqués dans les descriptions qui portent sur les rencontres, les errements de la pensée de Ferdinand, comme si un mec avec une caméra numérique le suivait. Une forme d’indifférence de Jenny va pousser Ferdinand à ajuster son séjour, écourter sa présence à New York. 
Mais dans le fond, quel est leur problème ? L’écrivain narrateur est un vampire. Ce n’est pas dit dans le texte. Il s’abreuve du sang de l’intime, que ce soit sur un croisement de voies dans Manhattan et ce qui pourrait s'y passer, les détails de scènes successives dans un restaurant où il doit traiter affaire, ou de la narration de son quotidien passé avec Jenny. D’ailleurs, en tombant sur son manuscrit lors de son précédent passage, la belle s’est reconnue dans certaines pages et elle lui a livrée une sacrée scène de ménage qui constitue un chapitre de ce roman réel. La sangsue se délecte de tout. 
« Elle reconnaissait, dans ce qui était chez moi une lente, patiente, méthodique, affreuse mise en place des voix, des bouts de fictions volés de notre vie à elle ou d’existences reconnaissables à ce je-ne-sais-quoi » (p.19). 
Notre narrateur ne comprend qu’elle puisse péter une durite. 
« Elle me charge. Je suis odieux. J’écris tout ça. Où est-ce que je vais chercher tout ça ? J’aurais pu parler des problèmes de sécurité à New York. Ou des clivages ethniques, des rapports de classe, est-ce que je sais moi » (p.31) 
C’est cocasse. Il y a dans les deux extraits que je vous propose, une idée du style de l’écriture imbriquée, encastrée de Jean-Claude Charles, le ton goguenard du mec qui n’en a rien à péter. Pas par égoïsme, Jenny ne comprend pas qu’il soit autant perché, bien qu’elle respecte son travail d’artiste. 
 Quand on fait une deuxième lecture de ce roman, on saisit aussi que l’homme haïtien a posé des mines dans son texte. Il annonce les rencontres qu’il va faire. Il est embarrassant. Il scanne les espaces où il passe, les moments qu’il vit (tiens, qui ? Ferdinand ou Jean-Claude ?). On pourrait nager en autofiction ou dans le récit, tellement il semble précis dans ces descriptions. Sous cet angle, je pense à des auteurs comme Nimrod ou Théo Ananissoh, capable de vous décrire les aspérités de la peau d’une mère ou les plages souillés de Lomé, avec maestria. Il parle de temps de son personnage à la troisième personne du singulier : 
« Notre héros se dirige vers l’est, vers la station de métro où il montera dans une rame roulant vers le sud, il descendra à West Fourth Street, de là il ira à pied chez Jenny. Il ne sait pas encore que le destin va frapper sous la forme d’une rencontre avec une pimpante traductrice de littérature française, aux yeux pers et aux cheveux noirs taillés en brosse » (P.28) 

 Vous avez le contexte. Que va-t-il se passer pour cet écrivain haïtien qui va sombrer dans le blues de Manhattan ? Il faut lire pour comprendre. Jean-Claude Charles va là où on n’attend pas un écrivain qui vient des sud littéraires. Il sort des lieux communs, des causes attendues, pour parler de sa condition d’artiste bohême et de ses interactions amoureuses. Je suis rentré dans ce roman comme lors de la lecture de Faulkner, Le bruit et la fureur. La mise en branle a été difficile, mais ensuite, quel délice ? C’est avec joie et malice que je ne vous aie rien dit de ce roman et dont il vous reste tout à découvrir.
Jean-Claude Charles, Manhattan bluesEditions Mémoire d'encrier, 283 pages, 1986, réédition 2022, collection LegbaSource photo commons creative Wikimedia Saintil

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