À travers un ensemble exceptionnel de près de 300 œuvres, L’art est dans la rue interroge l’essor spectaculaire de l’affiche illustrée à Paris, dans la seconde moitié du XIX° siècle. Co-organisée en partenariat avec la BnF, l’exposition constitue une première à cette échelle en réunissant autant de réalisations marquantes des "Maîtres de l’affiche" que furent Bonnard, Chéret, Grasset, Mucha, Steinlen, Toulouse-Lautrec…Signalé par la reconstitution à l’identique de la colonne Morris originale de 1868 par JC Decaux, et conçu -en six sections- comme une plongée saisissante dans l’univers visuel du Paris du XIX° siècle, le parcours retrace l’âge d’or de l’affiche artistique en analysant les mutations sociales et culturelles qui ont favorisé son développement.
Sitôt entré dans l’espace de l’exposition on est accueilli par l’affiche de La rue en 1896 par Théophile Alexandre Steinlen (1859-1923), imprimée chez Charles Verneau. Cette lithographie de 2,4 mètres sur 3 est saisissante en termes de format et de couleurs, et il est étonnant qu’elle ait pu si bien traverser le siècle.
Mise en situation des affiches pour l’enseigne À l’œil et pour le magasin Au bon diableSur le mur d’en face, on a replacé en situation une affiche d’un auteur anonyme A l’œil, on donne à l’œil de 1864, imprimée par Rouchon avec une autre destinée au magasin Au bon diable. Il s’agit de faire immédiatement comprendre au visiteur combien les affiches transforment le paysage urbain.
1 - L’affiche transforme la ville
La première salle est consacrée naturellement à l’apparition de l’affiche. D’abord de couleurs vives et caricaturales, le ton changera avec l’augmentation de la consommation. Pour le moment elles investissent le moindre espace vacant, partout où c’est possible et de façon désordonnée, sur les murs, les palissades, les arbres, les grilles et même les urinoirs.
Louis-Robert Carrier-Belleuse (1848-1913) L’étameur, 1882, huile sur toile 64,8 x 97,8 cmCette scène de rue rend compte du caractère polychrome et éphémère du décor créé par l’accumulation des affiches, façonnant comme l’a noté le critique d’art Roger Marx, un musée formé au hasard où le génial se heurte au médiocre.C’est un phénomène de société. Le colleur d’affiches est un personnage emblématique d’un Paris de la Belle Époque. Leur nombre peut monter à 1800 pendant les périodes électorales. S’il le faut les êtres humains eux-mêmes se transforment en hommes-sandwichs pour capter à tout prix le regard des passants.
Un exemple d’autochrome en haut à gauche : de 9 x 12 cm de Georges Chevalier (1882-1967),Paris place de la Bourse, 5 juin 1914Peintures, dessins, estampes et photographies (comme ces autochromes qui proviennent des collections d’Albert Hahn) rendent compte de la prolifération des images, qui envahissent aussi le métropolitain comme nous le rappelle ce tableau d’Edouard Vuillard :
Edouard Vuillard (1868-1940) Le métro, la station Villiers, 1916peinture à la colle réhaussée au pastel sur papier marouflé sur toileEn 1868 on avait chargé l’imprimeur Gabriel Morris de concevoir du mobilier urbain. Il invente la fameuse colonne en fonte vert foncé de 3,60 mètres de hauteur, de 1,15 mètre de diamètre. Malgré son éclectisme combinant plusieurs styles : antique, baroque et classique, elle est devenue aujourd’hui un des plus forts symboles des rues parisiennes avec son auvent hexagonal ponctué de têtes de lion sculptées en relief.
Étude de la colonne publicitaire à paris par Ilia Efimovitch Répine (1844-1930) mine graphite sur papier2 - L’invention de l’affiche illustrée en couleursL’affiche officielle existait en France depuis 1539, lorsque François 1er prend la décision de faire afficher les ordonnances royales. Dès 1830 l’affiche devient un médium et on les voit apparaître d’abord au service de l’édition.L’invention de la lithographie permettra des impressions en grand format et en couleurs pour promouvoir des magazines de nouveauté ou des spectacles. Il fallait pour cela disposer d’un outil adéquat, la presse lithographique manuelle, dont un exemplaire est installé au centre d’une salle.
Cet outil datant de 1890, principalement en acier, bois et bronze, a été mis au point par Jules-Albert Voirin (1963-1943). Reconnaissable par son moulinet en forme d’étoile à longues branches, qui lui valait d’être surnommée "la bête à cornes" elle connut rapidement un grand succès. Elle permettait entre autres l’autorisation du mouillage de la pierre, de l’encrage et de l’entraînement du papier..Le procédé est décomposé sur un mur avec l’accrochage, côte à côte, des cinq étapes fondamentales de la célèbre affiche de Bruant. Dans la pièce attenante le visiteur peut s’exercer à cette technique par le biais d’un jeu interactif, très instructif, à la fin duquel il pourra même se faire envoyer par mail l’œuvre qu’il a produite.
L’affiche illustrée en couleurs va désormais pouvoir s’imposer comme l’une des armes au service des nouvelles stratégies commerciales. Jules Chéret, Henri de Toulouse-Lautrec ou encore Alphonse Mucha mettront leur art au service de la communication de masse et deviendront des affichistes très réputés dont les oeuvres que l’on pensait éphémères vont pour beaucoup rester "imprimées" dans la mémoire collective.
3 - L’affiche stimule la consommation
Sans les affiches connaîtrions-nous aujourd’hui aussi bien le chocolat Meunier ou les petits gâteaux Lu ?

Le chocolat Meunier crée en 1893 par Firmin Bouisset (1859-1925), lithographie en couleurs.
On observera que les industriels pensent immédiatement à faire réaliser ce qu’on appelle aujourd'hui des produits dérivés, notamment des paniers … dans lesquels les enfants seront heureux de glisser tablettes et paquets de gâteaux. C'est ce que fait Louis Lefèvre-Utile (1858-1940) avec cette chromolithographie sur métal. Les deux seaux à biscuits, ont été réalisés par les ets Dauché & Cie et l'imprimerie Alfred Rom. Le décor de souris du premier est dû à Georges Rom (1877-1969) et le décor Art nouveau est d'Alphonse Mucha.





L’image de certaines marques ont bien évolué malgré tout, comme Saupiquet. Pour promouvoir leur boite de sardines "Jockey-Club" les établissements Arsène Saupiquet font un choix audacieux. Le caricaturiste Jossot met en scène cinq célébrités attablées, très reconnaissables par les contemporains parce qu’elles font l’actualité en 1897. De gauche à droite, ce sont l’homme politique Philippe Grenier, désigné "député des Musulmans de France" par Jean Jaurès, la chanteuse de café-concert Yvette Guilbert, l’anti-dreyfusard Henri Rochefort, la comédienne Sarah Bernhardt et le chansonnier Aristide Bruant. Il ne fait pas de doute que cette mise en scène est tout à fait dans le ton de l'époque. Il fallait que l’affiche hurle et violente le regard des passants, ce qui se traduisait par l’emploi parfois excessif de la couleur rouge.
La marque JOB fait un autre choix et mise sur des artistes réputés pour la promotion de son papier à cigarettes. Après Chéret et Mucha, la jeune illustratrice Jane Atché leur réalise une affiche. Celle-ci donne à voir une version apaisée et, finalement, banalisée de fumeuse très éloignée des figures féminines aguicheuses fréquemment convoquées pour attirer le regard masculin.
Mais il est intéressant de se replonger dans
4 - Les avant-gardes et l’affiche
Certains peintres investissent bientôt le domaine de l'affiche comme ceux du cercle Nabi, Pierre Bonnard, Edouard Vuillard, Maurice Denis, et bien entendu Toulouse-Lautrec. Du fait de la notoriété de ces artistes, un vrai engouement gagnera alors les collectionneurs et l’affiche fera l’objet d’un marché spécialisé, surtout les variations d’affiches célèbres, en particulier celles de Mucha pour Sarah Bernhardt.


La Goulue, sujet récurrent de peintures, dessins et estampes de Lautrec, a également demandé à l'artiste de décorer sa baraque à la Foire du Trône en 1895.
Les maisons d'édition elles aussi commandent des affiches à des artistes célèbre :





Le dessinateur la magnifie en mettant son style et sa créativité au service de la star. Pour la Dame aux camélias il entoure ses épaules d'un châle en hermine rappelant la fourrure royale.

Toulouse-Lautrec créera lui aussi des affiches pour différentes personnalités comme le poète et chansonnier de cabaret Aristide Bruant, si facilement reconnaissable à son chapeau et son manteau noirs sur lequel éclatait une écharpe rouge. Il immortalisera aussi des chanteuses et danseuses comme Yvette Guilbert, May Milton, la célèbre La Goulue comme dit précédemment, ou encore Jane Avril :







6 - La politique est dans la rue
Le dernier thème est socio-politique. Nous le découvrons en entendant des extraits de discours de Léon Gambetta en 1872 et de Jean Jaurès en 1914, accompagnés d'extraits musicaux de L'Internationale d'Eugène Pottier et de la Marseillaise chantée par Marthe Chenal en 1915. L'ambiance sonore a été montée à partir de sons de manifestations. Le tout provoque l'émotion en découvrant l'immense tableau de Fernand Pelez. Nous sommes loin du Paris des réjouissances théâtrales.


La journaliste Marguerite Durand a créé La Fronde dont le premier numéro parait le 11 décembre 1897. ce quotidien se distingue par sa conception inédite : pour la première fois un titre est dirigé, administré, rédigé et composé exclusivement par des femmes. En 1898 sa directrice fait appel à la jeune artiste Clémentine-Hélène Dufau pour promouvoir le journal. Elle dessine une affiche explicite rassemblant sur les hauteurs de Paris six femmes et une petite fille, toutes classes sociales confondues et d’âges différents, réunies pour un avenir meilleur dans un grand élan féministe.
L'exposition présente également des affiches par lesquelles la République laïque défendra la cause dreyfusarde mais, à l’inverse, d'autres oseront la propagande en faveur de candidats ouvertement antisémites.
Elles joueront enfin un rôle déterminant pendant et après la grande Guerre. L’une d’elles appelle le citoyen au don intimant l'ordre : Versez votre or !
L'exposition s'achève en présentant un autre média, L’Assiette au beurre, qui est un magazine satirique ayant paru chaque semaine de 1901 à 1936. Elle rassembla certains des meilleurs illustrateurs européens à une époque où, par conviction politique, des artistes délaissent l’œuvre unique pour se tourner vers l'imprimé pour critiquer avec une grande liberté de ton le militarisme, le colonialisme, le cléricalisme et les conditions de travail.


