Je ne dirais pas que je connais bien Fernand Léger (1881-1955), même si je suis voisine d'une maison sur laquelle l'artiste est intervenu pour la mise en couleur des claustras de la façade (voir à la toute fin de cet article) et que je suis toujours sous le choc du rouge de sa pierre tombale à chaque fois que je vais dans le cimetière de Gif-sur-Yvette.
Il m'est davantage légitime de le dire en sortant de l'exposition Tous Léger ! conçue comme un véritable dialogue qui démontre combien le pionnier de l’art moderne a influencé -sans jamais les rencontrer physiquement- des artistes des années 1960, en particulier des Nouveaux Réalistes et quelques artistes américains commeRoy Lichtenstein ou Keith Haring… signifiant combien les échanges artistiques ont été fructueux entre la création européenne et la scène américaine.Lancé en 1960 par le critique d’art Pierre Restany, le mouvement des Nouveaux Réalistes réunit des artistes tels que Arman (1928-2005), César (1921-1998), Yves Klein (1928-1962), Martial Raysse (1936), Daniel Spoerri (1930-2024), Niki de Saint Phalle (1930- 2002). Leur spécificité est de s'emparer des objets du quotidien de la société de consommation et de l’esthétique de la rue. Leur démarche ne vise pas la représentation du réel mais son appropriation poétique.
Je suis arrivée depuis le jardin du Luxembourg, et j'ai apprécié l'odeur subtilement entêtante des jacinthes.Le parcours, composé de près de 100 œuvres, aborde, sur un mode ludique, créatif, pragmatique et très pédagogique, différents axes thématiques : le détournement de l’objet, la représentation du corps et des loisirs, ou encore la place de l’art dans l’espace public. Mais surtout, et dans tous les cas, en invitant le spectateur à s'interroger à propos de duos d'artistes, en commençant par les cinq éléments : eau, feu, air, terre et bois auxquels on est tenté d'ajouter … la couleur qui est un point toujours central, ce que soulignait Fernand Léger en 1924 : "Faisons entrer la couleur, nécessité vitale comme l’eau et le feu, dosons-la savamment."
Le 15 août 1955, disparaissait Fernand Léger dans sa maison-atelier de Gif-sur-Yvette où il s’est installé en 1952 et où Robert Doisneau est venu le photographier parmi ses oeuvres l’année précédente. Ce cliché nous accueille et annonce le propos de l'exposition. Une autre, prise par William Klein en 1965 nos fait découvrir un groupe d'artistes rassemblés devant un tableau qui est central dans cette exposition (voir plus loin) et on remarquera que les photographies elle-mêmes sont élevées au rang d'oeuvre d’art dans le musée, notamment par leur format.
Martial Raysse, Bénédicte Pesle, Jean Tinguely, Brooks Jackson, France Raysse, Niki de Saint Phalle, Alexandre Ioalas, Rotraut Klein, André Mourgues, New-York, 1965L'eau est illustrée par la revisite de la Source d’Ingres par Alain Jacquetet La Baigneuse de Léger (non photographiés). Un autre dialogue, entre Léger et Klein à propos du feu, confronte une vision abstraite avec un regard figuratif sans imiter le réel :
Yves Klein, Peinture de feu sans titre (F71), 1962, carton brûlé sur panneauFernand Leger, dessins préparatoires pour la décoration de l'usine de Gaz de France à Alfortville, vers 1955, gouaches sur papierYves Klein travaille avec le feu en utilisant la flamme d'un brûleur pour marquer des empreintes sur le papier ou des sculptures. En mars 1961, le Centre d'essais de Gaz de France de la Plaine Saint-Denis, où il développe ses recherches sur les "Peintures de feu", initiées en 1957.Or, peu avant sa mort, Fernand Leger reçoit une commande pour la décoration de la nouvelle usine de Gaz de France d'Alfortville. Il choisit alors le feu, peu représenté dans son oeuvre, et compose une trentaine d'études préliminaires à la gouache avant d'arrêter la maquette définitive, qu'il projette de réaliser en céramique et mosaïque. La flamme, qu'il semble étudier d'abord sur le motif d'après un brûleur à gaz, évolue vers une composition abstraite aux formes colorées et constatées, cernées de noir visant à rendre l'usine accueillante chaque matin aux employés. Léger donne ainsi à la couleur une fonction à la fois utilitaire et psychologique, finalement thérapeutique.A propos de la couleur bleue, Klein s'en empare parce qu'elle est, selon lui, l'expression d'une sensibilité picturale, immatérielle, indéfinissable. Léger en utilise les qualités curatives afin d'égayer le monde et d'agir sur le bien-être social.Klein imprégnera de son bleu IKB (pour International Klein Blue) un chef d'oeuvre de l'Humanité, la Vénus d'Alexandrie (dépourvue de membres et de tête pour mettre en évidence le ventre et les seins, symboles de naissance et de vie) conservée au Musée du Louvre à Paris.
Venus bleue (La Venus d'Alexandrie) d'Yves klein, vers 1962, pigment pur et résine synthétique sur plâtreLa danseuse bleue de Fernand Léger, huile sur toile, 1930Avec sa Danseuse bleue Fernand Léger se montre peu intéressé par les formes archétypales de la femme qu'il estompe et déforme. Mais il partage avec Klein la volonté de poser un bleu outremer sur une figure féminine pour en souligner la beauté et la pureté des formes.
Yves Klein, Sculpture sans titre (S11), 1960, pigment pur et résine synthétique sur bois, 99 x 36 cm,Fernand Léger, La forêt, 1942, Huile sur toile, 182 x 127 cm
Dans une critique en acte de la société, l’artiste-accumulateur Arman aborde très tôt la question des déchets, de la surconsommation et de l’obsolescence programmée, dont il fait en 1964 une analyse philosophique : Je crois que dans le désir d'accumuler il y a un besoin de sécurité, et dans la destruction, la coupe, se trouve la volonté d'arrêter le temps.


Après les cinq éléments nous abordons La vie des objets, puisque "L’objet [...] devait devenir personnage principal et détrôner le sujet." Fernand Léger (1945).
On retrouvera Arman et s
es "Accumulations". Dès 1961, il s'engage dans un corps-à-corps avec des objets domestiques ou des instruments de musique, symboles de la bourgeoisie, qu'il casse avec violence avant de les disposer sur un panneau de bois. Ces "Colères" expriment une critique en acte de la société conservatrice; elles révèlent aussi la beauté du geste qui détruit pour reconstruire et montrent des objets usuels sous de nouveaux angles, à la manière des natures mortes cubistes :

Les "Palettes d'artistes" (1989-90) révèlent le contexte de création des artistes contemporains qui délaissent la traditionnelle palette du peintre au profit de nouveaux outils extérieurs au domaine de l'art. Ainsi, sur la table de travail de sa compagne, l'artiste
Katherine Duwen, on peut observer un ensemble d'objets chinés aux puces de Munich.





L'oeuvre de Jacques Villeglé (dit Jacques Mahé de la Villeglé) s'est d'abord appelée 24 octobre 1974 Métro Arts et Métiers. Dès 1949, cet artiste opte pour le rapt urbain et décolle des affiches dans les rue de Paris, ici à la station de métro Arts et Métiers avant de les ré-agencer sur toile. Ce geste subversif révèle la beauté sauvage de la rue ; il découle d'un travail de composition plastique influencé par les collages dadaïstes, lettristes et cubistes. Avec les arrachages, l'artiste parodie la peinture abstraite, gestuelle et lyrique encore dominante dans les années 1950. Cette volonté de créer un art figuratif, populaire et politique inspiré par l'esthétique de la rue le rapproche de Fernand Léger.
Au printemps 1957, à la galerie Colette Allendy, Raymond Hains et Jacques Villeglé avaient présenté pour la première fois les affiches publicitaires lacérées qu’ils ont collectées dans les rues de Paris, lors d’une exposition intitulée "Loi du 29 juillet 1881, ou Le lyrisme à la sauvette", en référence à la législation du droit de l’affichage public.
Quelques années plus tard Ben (Benjamin Vautier 1935-2024) ira plus loin avec ses écritures mais avec grand humour. L'immense boite de Plexiglas (non photographiée) de 150 x 100 x 102 cm intitulée Si l’art est partout, il est aussi dans cette boîte, 1985 est posée au centre de la salle.


Si ce tableau dégage une forme de pessimisme, Léger reste plus que tout foncièrement optimiste, voyant dans la peinture un moyen de rendre hommage à la vie tout en témoignant des profondes mutations sociales de son époque. Les femmes au perroquet sont à cet égard d'une beauté saisissante.


Après leur séparation, Raysse renomme la toile "Nissa Bella" en hommage à la ville de Nice à laquelle il est très attaché. Avec ses aplats de couleurs et cette beauté féminine à la mode de son temps, l’œuvre renvoie d'ailleurs à l’imaginaire balnéaire de la Côte d’Azur. Le petit cœur bleu, posé au coin de la bouche de la figure comme un baiser, est également un geste notable : c’est la première utilisation du néon dans une œuvre d’art !

Nouveau dialogue, entre Léger et Spoerri dont la sculpture traduit en image une expression suédoise peu usitée relevant le caractère impoli d'une personne qui n'ôterait pas son couvre-chef parce qu'elle y cache les fruits d'un vol. "Avoir des oeufs dans son chapeau" est un clin d'oeil aux petits larcins que l'artiste a commis pendant sa jeunesse et à ses premiers pas dans le monde du spectacle, de la danse et du théâtre. Composée d'objets chinés dans des marchés aux puces, cette oeuvre apparait comme un portrait de l'artiste, qui évoque son attrait pour les objets trouvés, le surréalisme mais aussi son goût pour les jeux de mots, les farces et l'ambivalence entre le vrai et le faux.


Avec notamment un magnifique très grand tableau, Le campeur, peint en 1954 (non photographié) dans le même esprit que L'homme au chapeau bleu voici un hommage à l’essor des loisirs et de l’esprit festif du spectacle (danse, musique, cirque). Les sujets sportifs (cyclistes, plongeurs) sont pour Fernand Léger l’occasion de célébrer le dynamisme du monde moderne, la plénitude des classes populaires qui se ressourcent au plus près de la nature, ou encore la souplesse des corps en mouvement des athlètes et acrobates. Ce que fait aussi, Karel Appel, dans des dimensions spectaculaires et en volumes :





L’émancipation des femmes en particulier est au cœur de ses œuvres mais ayant grandi en partie aux États-Unis alors que la ségrégation raciale était encore en œuvre, Niki de Saint Phalle est très tôt sensible à la cause des Afro-Américains. Elle exprime son soutien aux mouvements civiques en particulier dans sa série de sculptures consacrées aux Black Heroes, les héros noirs, dont fait partie ce portrait monumental du célèbre trompettiste Miles Davis. Avec son vêtement scintillant, fait de mosaïques de couleurs vives et dorées, et sa stature de colosse, le musicien accroche le regard sur la Promenade des Anglais, ce lieu emblématique de Nice où il est habituellement installé, depuis que l’hôtel Le Negresco l’a acquis en 2002.
Dans le contexte de la reconstruction d’après-guerre, Fernand Léger a répondu à des commandes publiques pour accomplir son rêve d’insérer sa peinture dans les paysages urbains ou naturels. En 1946, sa première réalisation, la façade en mosaïque de l’église Notre Dame de Toute Grâce du plateau d’Assy, est suivie d’autres commandes, tels que les décors de l’Hôpital- mémorial de Saint-Lô, manifeste le plus frappant de sa foi dans le pouvoir thérapeutique de la couleur.
Le Jardin des Tarots leur fait écho.
J’ai un rêve très fort, que j’ai financé moi-même avec l’aide de quelques personnes qui m’aimaient, l'entend-on dire dans des extraits vidéo de l'INA et d'Un rêve d’architecte, de Louise Faure et Anne Julien (2014).Après plusieurs œuvres installées dans l’espace public, Niki de Saint Phalle en commence la construction en 1979 en Italie. Œuvre de toute une vie, ce vaste parc de sculptures ludiques, monumentales, praticables, voire habitables, puise son inspiration dans les vingt-deux arcanes du tarot divinatoire. Situé en Toscane, il ouvrira au public en 1998.D’autres périodes, d’autres mouvements, y compris à l’échelle internationale, comme le Pop Art américain avec Robert Indiana, Roy Lichtenstein, May Wilson, mais aussi des artistes qui émergent dans les années 1970 et 1980 comme Gilbert & George à Londres et Keith Haring à New York sont représentées dans les collections du MAMAC. Voilà pourquoi (aussi) on peut en admirer le travail qui de plus sont en interaction avec l’œuvre de Fernand Léger.


Si le positionnement de Fernand Léger comme précurseur du Pop Art a déjà été évoqué dans plusieurs expositions, le rapport avec la scène artistique française des années 1960, notamment avec le groupe des Nouveaux Réalistes, est en revanche inédit. Ainsi, au-delà du dialogue fécond qui peut exister entre les formes et les idées, cette exposition vise à illustrer, encore une fois, la modernité, la pluridisciplinarité et la portée visionnaire de l’œuvre de Fernand Léger.
Il faut préciser que cette splendide exposition a été imaginée essentiellement à partir des collections du musée national Fernand Léger, Biot et de celles du Musée d’Art Moderne et d’Art contemporain de Nice (MAMAC) qui a fermé ses portes début 2024 pour un projet de rénovation de quatre ans, rendant possible le prêt d'autant de tableaux.

Anne Dopffer, Conservateur général du patrimoine, directrice des musées nationaux du XXe siècle des Alpes-Maritimes
Julie Guttierez, Conservatrice en chef du patrimoine au musée national Fernand LégerRébecca François, Attachée de conservation au MAMAC
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Quelques éléments signifiants de la biographie de Fernand Léger (Argentan, 1881 - Gif-sur-Yvette, 1955)
1900 : Fernand Léger quitte sa Normandie natale pour s’installer à Paris et poursuivre une carrière artistique. Il se lie notamment avec Robert Delaunay, Blaise Cendrars et Guillaume Apollinaire.
1914-1918 : Mobilisé en août 1914, Léger est profondément marqué par les atrocités de la Première Guerre mondiale et par le pouvoir de la machine. Au front jusqu’en 1917, il continue à dessiner sur des supports de fortune, avant d’être hospitalisé le 10 août et réformé en 1918.
1918-1924 : En 1918, Léger entre dans sa période dite "mécanique". Il célèbre la vie moderne, sa vitesse, son rythme. En 1924, avec la collaboration du cinéaste américain Dudley Murphy, Léger réalise Ballet mécanique, premier film sans scénario, composé à partir de contrastes d’images, de variations de rythmes, de gros plans, de fragments qu’il isole, met en valeur, juxtapose, oppose. C’est à propos de ce film que, pour la première fois, Léger emploie l’expression "nouveau réalisme" pour définir la révolution technique du gros plan.Dans les années 1920, Léger fait de l’objet sa préoccupation principale et cherche à renouveler le genre de la nature morte. À partir de 1927, il commence sa série des "Objets dans l’espace", avec comme point d’orgue La Joconde aux clés, en 1930.
1931-1935 : Léger voyage pour la première fois aux États-Unis et découvre New York en 1931, qui produit sur l’artiste un choc esthétique. Le Museum of Modern Art de New York lui consacre sa première grande rétrospective en 1935.
1940-1945 : Léger fuit la guerre en octobre 1940 vers les États-Unis, où il reste en exil jusqu’à la fin de l’année 1945. Inspiré par les lumières de Broadway, il invente la technique dite de la "couleur en dehors". Peu avant son retour en France, il adhère au parti communiste français.
À partir de 1948 et jusqu’à sa mort, Léger développe le thème du divertissement et du cirque. Dès 1950, il expérimente la céramique à Biot, dans l’atelier de son élève Roland Brice. Il développe cette technique afin d’introduire le relief et la troisième dimension dans ses œuvres et vise la réalisation de projets monumentaux dans l’espace public.** *La maison à laquelle je faisais allusion en début d'article est située au 31 rue Paul Couderc à Sceaux (92) et, malgré son classement, est habitée par une famille. Elle a été construite en 1954 par français d’origine américaine Paul Nelson pour le banquier Badin, tous deux amis intimes de Georges Braque. Fernand Léger est intervenu pour la mise en couleur audacieuses des vitrages de façade.




