Fil narratif : Farnood Esbati, Davood Koochaki, Mahmoodkhan & Farideh, La Halle Saint-Pierre (« L’art brut iranien ») – Franck Fischbach, Faire ensemble. Reconstruction sociale et sortie du capitalisme, Seuil 2025 – Charles Stépanoff, Attachements. Enquête sur nos liens au-delà de l’humain, La Découverte 2024 – Aspe, La division politique, Nous 2024 – Patrick Chamoiseau, Que peut la littérature quand elle ne peut ?, Seuil 2025 – George Crumb, Black Angels, treize images des pays sombres (Cuarteto Latinoamericano, Carnegie Mellon Philharmonie Orchestra) – actualités, humeurs, souvenirs…
Ce qui se passe : En pleine gloire des influenceurs obscurantistes, il se replie, entretient la flamme de la lecture. Bien que vieux, boulimie juvénile d’apprendre. Ne cesse de scruter son état de lecteur. Ascèse. Autant de textes, autant de livres, autant d’immersions dans l’autre, l’étrange, l’étranger, le sans frontière. Essentiel à la survie de l’espèce. Des œuvres iraniennes à la Halle Saint-Pierre intercèdent entre lui et l’invisible. Il renoue par-là avec le langage enfantin, la communication inter-espèces et inter-âmes, le multi-sensoriel. A quoi l’avait initié, il y a longtemps, son fils bébé, auréolé des lueurs des premières aubes. Dont il ne cesse, depuis, de collectionner les lueurs éparses.

Cocon matinal d’humanités. Lectures génésiques. Ascétisme protecteur. Cerveau pluriel. Revenir pleinement à soi grâce aux autres.
Lectures matinales, transit de la couette moelleuse (incubation des narrations oniriques) à l’édredon vivifiant des livres. Glissant de l’une à l’autre, le traverse l’image du ciel bleu reflété dans l’eau du puits, aux premiers jours du printemps, après un long hiver gris et humide, image qu’il a l’impression de traverser. Retarder la collision quotidienne avec l’état du monde. Penché vers la masse imprimée comme à une fenêtre ouverte sur l’utopique air frais, intemporel, déchiffrer, traduire, intégrer ce qu’un autre a écrit, encore un autre, beaucoup d’autres, son cerveau devient décapotable, perméable, et les lumières, les bruits, les souffles, les odeurs le pénètrent directement, l’élargissent, l’affranchissent de toute contrainte, ne garde que le meilleur. C’est son cocon aux parois perméables, où s’effectue la chimie d’inférences entre intérieur et extérieur, stimulées par les humanités en plein saut dans l’inconnu, radical. Philosophie, sociologie, anthropologie, éthologie, écologie, il s’émerveille jour après jour des audaces de l’intelligence transdisciplinaire. De la capacité du cerveau humain à étudier son environnement, son cadre de vie, à mieux comprendre ses dépendances, ses « attachements » avec le visible et l’invisible, à rendre possible, à tout moment, par ses savoirs, la bifurcation vers d’autres modes d’existence. Une fourmilière d’esprits qui pensent chacun un petit bout d’une société dont la production vitale cesserait de détruire la nature. Les innovations, les traits de génie, la patiente traduction du vivant traçant des perspectives salutaires, les descriptions méticuleuses qui déconstruisent l’anthropocentrisme capitaliste, fabuleux mécano, vaste bain tonique, génésique, plein de fines bulles euphorisantes : avec un tel réseau de neurones affairés, créatifs, partageurs, le sort de l’humain pourrait s’éclaircir, s’adoucir! Quel contraste avec les idéologies bas du front de la plupart des « dirigeants » ! Randonner dans ces lectures dites arides, pour lui qui n’a pas été formé à ces disciplines, requiert un ascétisme qui met à distance, du même coup, le quotidien déprimant et anesthésie la perception du vieillissement. Il est, dans cette activité, juvénile tenu d’apprendre, d’assimiler les savoirs formalisés par les chercheurs-chercheuses, avant-garde de la sauvegarde de l’espèce, en apprentissage sempiternel, mis en tension par l’altricialité tertiaire. Voilà, se mettre en posture de digérer tous ces acquis intellectuels, trop spécifiques et pléthoriques pour imaginer en venir à bout, mais juste adopter cette posture, faire comme si, c’est déjà être un peu au fait des choses et s’orienter vers des choix plus ou moins éclairés (en connaissance de cause). C’est le bonheur intense de se fondre en un cerveau pluriel, polymorphe, polytemporel. Concentré sur les lignes, les pages, les phrases, les formules, les idées, les concepts, il cesse d’être un individu avec un livre en mains, mais particule infime de cette mouvance cosmologique, dynamique, effervescente. Il déchiffre à la sauvage, s’oriente dans le compact et l’opaque des textes, à l’instinct, du vrai art brut. C’est pour lui autant affaire de narrations prospectives que de démonstrations conceptuelles. Sa matière grise, face aux écrits, joue au miroir débusquant ce que cachent les mots, s’emploie à mimer – chorégraphie face à une partition dessinée – ce qui est écrit et c’est ce mimétisme cérébral qu’il interprète dans un second temps, et traduit en ses propres mots et images ordinaires, saisie d’un sens, matériellement, physiquement. Il lâche prise, s’oublie, happe le vertige d’être «capable de se séparer de soi-même et de se perdre en l’autre » pour « être à même de revenir pleinement à soi – mais un soi qui a trouvé comment intégrer en lui autre chose que ce qui semblait faire jusque-là son identité. » (Aspe, 37) Au point que cet « autre chose » lui devient un apport quotidien vital pour ne pas être assigné à une identité rigide, amputée et rance. Patrick Chamoiseau l’exprime différemment : « Dans la Relation, l’identité individuelle devient une création continuelle au gré des différences qui se rencontrent, s’alimentent, se maintiennent et se changent en construisant d’autres ressemblances et d’autres différences. L’Ouvert du devenir : condition élémentaire du vivant. » (PC, p.76) Il s’accroche instinctivement à de l’Ouvert en devenir, avant toute chose, plus il avance dans la découverte de la vie de « senior » !
Socialité des différences : un horizon apaisant. Pas de relations sans différences. Les politique anti-migrations opposées au devenir de l’espèce. Les airs chancelants de Black Angels, un remontant.
Dans ces organismes narratifs complexes, il progresse, certes, mais tourne souvent en rond, il décroche, flotte, s’égare, s’assoupit d’ennui ou de méninges congestionnés, en pleine crampe. Puis, ça se débloque, quelque chose qui ressemble à une compréhension miraculeuse pointe et se répand, et il vit de véritables délices, par exemple, avec Franck Fischbach retraçant la généalogie des pensées qui cherchent à saisir ce que signifie agir ensemble, faire ensemble (c’est le titre du livre), il traverse des gués où tout s’éclaire, où la manière de décrire rigoureusement cet agir collectif essentiel dans l’histoire de l’humanité, lui semble n’avoir encore jamais été formulé de façon aussi complète et claire, aussi utile et opérationnelle, c’est un réel progrès pour l’humain et le non humain. Du coup, ça devrait conduire une multitude de personnes, partout et nulle part, vers une prise de conscience à même de peser sur les modes de gestion du monde… Il s’attarde, transi, sur certains passages qui lui semblent vraiment beaux, libérateurs : « La socialité n’est possible qu’entre des vies différentes : elle suppose des différences parce que c’est des différences qu’elle vit. Et en l’occurrence pas seulement des différences entre espèces (qui ne sont pas de vraies différences puisqu’elles reposent sur des similitudes entre individus), mais des différences entre individus et entre des formes individuelles ou plutôt entre des styles individuels de vie. Pourquoi, en effet, y aurait-il ou devrait-il y avoir des relations entre individus similaires ? Ils n’en ont pas besoin : s’ils se ressemblent trop, et a fortiori s’ils sont identiques, ils n’ont pas besoin les uns des autres, ils n’ont pas besoin d’entrer en relation les uns avec les autres. Seuls des individus différents, aux styles et aux modes de vie différents, peuvent entrer en relation, ou plutôt : eux seuls ont une bonne raison d’entrer en relation, de faire véritablement et par là de donner un lieu à une société qui n’en sera vraiment une que pour autant qu’elle sera hybride, c’est-à-dire qu’elle mélangera les styles de vies, des modes d’être et d’agir irréductiblement différents. » (FF, p.396) Hein, selon quoi, les actuelles politiques migratoires, fascistes, que ce soit en Europe ou aux USA, font dramatiquement fausse route, mettent gravement en danger la possibilité que l’humain puisse perpétuer une socialité vitale. Il sait, ça le tenaille, qu’aux marges de son temps de lecture, de sinistres leaders se déchaînent, comme cette ministre belge, Anneleen Van Bossuyt, fière d’aboyer – (même si elle prenait sa voix la plus douce et mesurée, ça serait un aboiement -,) qu’elle va mener la vie dure aux migrant-e-s, qu’elle met en place la politique migratoire la plus sévère qui soit. Fière de ça ? Il y a quelques temps, encore, n’aurait-elle pu être dénoncée pour apologie du racisme ? Il gomme Anneleen Van Bossuyt, dans le bonheur de lire, relire et ensuite, de caresser mentalement la trace que la lecture engramme en lui, l’investigation des mécanismes du « faire ensemble » par l’horloger Franck Fischbach ». Oh, se dit-il sur l’instant, jamais on n’a décrit ça de façon aussi limpide, via une découpe chirurgicale des textes historiques, l’activité indispensable de cumulativité culturelle de l’espèce, plus exactement, pas la cumulativité proprement dite, mais son moteur collectif, qui n’a pu prospérer (d’un point de vue évolutif, de fitness) que grâce à ce « faire ensemble » Ca lui semble d’une beauté aussi bouleversante, épiphanique, que, par exemple, certaines transfigurations sonores de Black Angels, treize images des pays sombres de Georges Crumb. Coup au cœur, point de côté, il crût céder à une ancienne attitude, celle de tomber à genoux pour rendre grâce, quand il entendit « pavana lacrimae», ouvrant la deuxième partie, arpentage de l’absence, réminiscence chavirée de la Jeune fille et la Mort, trouée d’érotisme angélique. Dans La Jeune Fille et la Mort, l’évocation de la disparue semble encore possible, ainsi que le dialogue intérieur avec elle. Ici, cette possibilité de consolation est rendue impossible, s’efface lentement, se retire du monde en guerre. La fulgurance de cet air, court, simple, modeste, presque uniquement allusif, et en même temps, intriguant, cabalistique, messager d’une issue infime, ultime, l’appel chancelant de la dernière chance. Ouf, il l’a entendu (et après ?), appel lancé en écho à la guerre au Vietnam, écouté alors que l’économie de guerre galvanise l’Europe.
Artistes iranien-nes de la Halle Saint-Pierre : traquer l’âme de ce qui fait souffrir. Narrations intersubjectives entre organismes humains et organismes parasites, biologiques ou spirituels.
Comme un éblouissement, ou une volée de points lumineux consécutive à un fléchissement brutal de tension, quand son organisme manque d’interactions signifiantes, il a des bouffées d’images iraniennes, mêlées à des échantillons en vrac de matériaux intimes, dont il identifie sans peine l’origine dans sa visite à la Halle Saint-Pierre, en février 25. Catalogue, photos personnelles, images mentales, esquisses verbales avec lesquelles il tenta d’exprimer ses émotions. Ca lui remonte chaque fois que pointe le besoin d’images « sacrées », magiques, d’intercessions avec les forces imprévisibles. Ca vient le soutenir. Ces artistes malades, handicapés, accidentés ou déconsidérés socialement, dialoguent avec « l’âme » de leurs tourments (maladies, déficiences, accidents), cherchant par quelle diplomatie en adoucir l’agressivité, la retourner en leur faveur, voire provoquer une guérison miraculeuse, et ce faisant, creusant une empathie avec elle, un vivre autrement malgré ou avec elle, en complémentarité, aménager la douleur en autre chose. Leur mal, ils-elles le traquent, en développant une connaissance singulière, intime, de ses caractéristique, de ses manières de les ronger, de s’installer dans leurs fibres et leur tête. Ils-elles développent une forme d’empathie avec l’esprit de ce qui les fait souffrir, l’esthétique de leur art exprimant une curieuse empathie contradictoire avec l’agent agresseur, destructeur. Au fond, se dit-il, ces artistes mobilisent, à leur manière, en leurs rituels idiosyncrasiques, quelque chose de lointain et de propre à l’humanité pour s’aider à vivre, subsister : ce n’est pas la beauté en soi des œuvres réalisées qui produirait un « baume » esthétique, mais tout le processus créatif, complexe, activant cette étrange empathie avec l’ennemi, le bourreau (ce qui génère affections physiologiques, perturbations neurologiques, deuils incurables, déconsidération sociale), traités comme des entités que l’on traque inlassablement, vers une utopique rémission. Vestiges de ce que fut la chasse de nos ancêtres ? « La traque implique une attitude émotionnelle d’empathie qui exige de pénétrer mentalement dans le monde intérieur de l’animal vivant, d’explorer ses intentions, et bien souvent de tenter d’engager rituellement avec lui et les esprits des liens intersubjectifs. » (CS, p.54) La chasse est en outre un ensemble de technologies aux sources du langage interspécifique : « La chasse n’est pas simplement un procédé technique consistant à tuer un animal à la sarbacane, elle est vécue comme un acte de leurre et de séduction qui mêle des imitations des appels des proies et des invocations musicales magiques. Les enfants trouvent dans les animaux apprivoisés des professeurs qui leur enseignent cette polyglossie trans-espèces si essentielle aux pratiques de chasse et à la vie rituelle de leur société. » (CS p.131) Ces œuvres racontent les aléas de liens intersubjectifs entre organismes humains et organismes parasites (biologiques, culturels, accidentels, sociaux) compte tenu, qu’ici, les animaux traqués par les artistes s’appellent épilepsie, autisme, Parkinson, troubles obsessionnels, impacts de méningite sévère et trouble cardiaque, cancer, cyanose, dépression, syndrome de Down, échec professionnel, paralysie suite à une blessure à la moelle épinière, arthrite rhumatoïde, leucémie, blessure de guerre, commotions cérébrales, faillites, dépossessions, pertes tragique d’enfants, abandon précoce de la scolarité engendrant un profond manque de reconnaissance et le besoin de compenser par l’échange de signaux esthétiques, symboliques, avec d’autres instances plus intangibles, invisibles.
Un monde multi-fibres. Bestiaire fantasque. Fables végétales réinventant la généalogie animal-humain. Art et soins animistes.
Ce sont les vastes étendues de stries et hachures minutieuses, toutes en retenues périlleuses (bien qu’innombrables et se ressemblant toutes, à la manière des lignes drues d’une averse à l’horizon, chaque trait semble tenu par un enjeu crucial et singulier), de Farnod Esbati. Chevelure de secousses sismiques. Il traque la présence sous-jacente du tissu multi-fibres du monde, comme prêt à être soufflé, emporté, ou à s’effondrer à la première onde sismique, transcription graphique de l’infinie vibration anarchique du vivant, bouillonnante, à l’intérieur de quoi il débusque, encastrées, maison en briques, peuple de sauriens, architectures fantômes, forteresses cellulaires, draperies tentaculaires, vides sanctuarisés, clairières autistes, personnages embaumés (sculptures funéraires). C’est aussi le bestiaire fantasque, pourtant si familier, du vieil homme Mahmoodkhan, paralysé, privé de contacts avec l’extérieur, et qui revoit la vie sur terre dont il a été témoin, à partir du traitement infligé aux animaux de compagnie, esquissant en quelque sorte une biographie interspécifique, qui se tisse et s’intrique au cosmos végétal matriciel dessiné par son épouse Farideh, où les réseaux de branches-feuilles-sève-chlorophylle tapissent les horizons du monde, muqueuses forestières où les espèces animales nichent, se nourrissent, se séduisent, se reproduisent, se dévorent ou s’hybrident. Non plus les animaux et végétaux tels que vus depuis toujours par les humains, mais vus par eux-mêmes, se racontant mutuellement leurs propres histoires d’attachements vitaux. Un art, donc, qui dote l’humain de la capacité d’entrevoir les autres espèces comme elles se représentent mentalement, élargissant le champ des socialités. Ce don ressemble à celui des enfants quand ils dessinent leur univers.
L’opacité féconde. Souvenirs de son fils bébé. Messages des ancêtres, des premières aubes.
Ce qui le fascine particulièrement : qu’ont-ils sous les yeux, que puisent-ils dans leur organisme narratif quand elles créent en relation avec ce qui ronge leur existence, affecte leur relation au monde, les diminue-augmente ? Dans quoi plongent-ils leur regard, leur imagination, dans quelle « bouleversante conjonction d’un impossible et d’un langage » où elles se ressourcent (PC, p.48) ? Que cherchent-ils en saisissant ces topographies obscures, opaques, où opèrent les conjonctions qui commandent leur agentivité ? Et que peut-il, lui, à partir de ces images, apprendre de l’opacité au centre de sa propre vie, pierre angulaire de sa destinée depuis au moins son adolescence ? Curieusement, cela le ramène, en premier, aux impressions très fortes des premières heures, premiers jours, premières semaines, premiers mois avec un bébé, son fils, vierge de tout élément de langage et ne semblant pas en avoir besoin, appartenant corps et âme à un autre registre de communication. Il eut la conviction que cet être neuf, des plus familiers puisqu’issu de sa mère et de lui-même, et fantasmé longtemps avant d’être mis en gestation par la relation amoureuse et l’accouchement, était en fait des plus étranges. Bien qu’inaccompli, il était parfait, abouti, total, selon les normes d’un autre monde. Malgré les voies biologiques bien connues, il semblait sortir de nulle part, relevant d’une filiation mystérieuse. Quand son bébé le regardait droit dans les yeux, sans ciller, il semblait en connaître plus que lui, porteur de messages d’un monde auquel lui, le père, n’avait plus accès ! Il n’était pas du tout préparé à ça, personne ne l’avait prévenu que l’inachèvement du petit humain était une autre forme de complétude qui remettrait à zéro les certitudes du stade adulte. (Il fit une expérience similaire – symétrique – au chevet de son père décédé, pendant plusieurs jours, près de la dépouille aux yeux clos qui continuait à s’adresser à lui, l’écoutait, sentait et répondait, racontait sa migration vers ailleurs, devenu messager de ce qu’il y a après comme le bébé était messager de ce qu’il y a avant…). Dans certaines cultures, le fait que les bébés ne parlent pas ne représente pas une infirmité, au contraire, cela leur permet de voir et percevoir « quelque chose que les adultes ne peuvent percevoir. On dit que les bébés sont capables de voir les esprits, comme on le dit également des chiens et d’autres animaux . » (p.71) Les bébés viennent d’ailleurs (non pas fiction se substituant à la biologie mais en complément). « Les bébés ont une vie intérieure riche, ils sont liés aux ancêtres dont ils peuvent être une forme de réincarnation. Ils viennent du monde des esprits et y retournent aisément. Leur âme peut se détacher du corps, s’évadant par la fontanelle qui n’est pas encore soudée. C’est un point commun avec les chamanes dont l’âme sort du corps pour voyager dans le cosmos. » (p.71) Il se souvient en effet des débuts de sa vie de père comme d’une période magique, une porte ouverte entre mondes, un instant providentiel marqué par l’espèce de transit multi-sensoriel déployée entre lui et le bébé, son bébé, le fils qui le fixe d’un regard profond, le sonde, dit quelque chose qu’il lui faut absolument recueillir, comprendre, un regard qui semble omniscient, avoir déjà tout vu, tout lu, un regard sans rien de futile, vibrant d’une opacité signifiante, vitale, réactivant les mânes des aïeuls et aïeules jamais aussi présentes dans la maison que lors de l’accueil d’une naissance (où l’on se souvient de l’arbre généalogique). Il s’ensuivait des instants de communication d’une grâce bouleversante, de stase mémorielle sans limite, en apesanteur, dont il retrouva l’effusion esthétique face aux « Estelas » d’Olga de Amaral, stèles de tous les ancêtres du vivant, mégalithes aux feuilles d’or, en lévitation, transcendance de l’art funéraire comme invention de liens permanents avec tous nos morts, singuliers et communs, tous les mort-e-s sont nos ancêtres communs, stèles éblouissantes recto et anthracite verso, miroitements des lumières éternelles et macération des ombres telluriques.
La parenté inter-espèces, sacrée polyglossie !
« La longue immaturité des humains implique que notre espèce intègre en son sein des êtres étranges dont le soin est collectif et avec qui les adultes doivent composer des modalités relationnelles différentes des interactions standard. Les bébés sont comme les membres d’une autre espèce. C’est pourquoi nous sommes nécessairement polyglottes, nous disposons d’un langage pour la conversation entre congénères matures et d’un autre pour la communication avec les immatures. On peut même dire que, à bien des égards, la parentalité humaine est une relation inter-espèces. » (p.82) Il découvre ainsi qu’il a toujours cultivé ce goût pour la communication entre immatures (avec chaque bébé rencontré, avec son chien, son chat, son jardin, les oiseaux, avec lui-même en immature), en passant des heures et des heures à écouter de la musique, en restant fidèle à la poésie, suivant la voie informelle d’une connaissance sensible des choses, continuation de la magie et de l’enchantement (que d’autres peuvent fourvoyer dans les jeux de la loterie nationale), « toute œuvre de l’Art est un moyen de connaissance sensible, qui complète celles du magique, du spirituel, du scientifique. Dressée en face du réel, la connaissance sensible nous enseigne cette difficile posture : tenir tête aux petits impensables qui ne cessent de surgir, sidérants, dans nos réalités artificielles. Qui s’est confronté à l’impensable grandiose du réel peut dès lors affronter tous les impensables qui bousculent nécessairement nos réalités artificielles. » (PC, 48)
Le cri d’aigle et le ciel dans le coup de crayon
Ce regard fixe d’un autre être – qui parle à ce qui en lui relève de l’autre, de l’étranger – il parsème les silhouettes sombres, polymorphes, de Davood Koochaki, mélange d’humains, d’animaux et d’entités paranormales, associées, inséparables, pour le meilleur et pour le pire, parfois apaisantes, parfois en conflit, le même qui capte et incorpore à son trait, à son dessin, le cri de l’aigle haut dans le ciel : une vidéo montre l’artiste, dessinant à grands gestes énergiques, grandes envolées picturales, la pointe de charbon grinçant atrocement sur le support, chaque trait comme un déchirement céleste, de façon rituelle, obsessionnelle, retour du cri premier, transe du cri répété, de l’aigu surhumain, l’artiste exultant « vous entendez, c’est l’aigle, très haut dans le ciel ». Le grincement atroce du crayon, opacité de l’inaudible, est de même famille que l’aigu chamanique, caractéristique des langages informels inventés pour parlers aux animaux (et qui ressemblent à ceux pour entrer en contact avec les bébés, les esprits). « Pour les chamanes yagua, la réussite de leurs chants dépend moins du sens des énoncés que de leur qualité acoustique. C’est pourquoi ils travaillent leur voix afin de lui donner un sifflement pointu leur permettant en quelque sorte de se brancher sur la fréquence acoustique des esprits. » (CS, p.157) Davood Koochaki ne semble pas pouvoir dessiner sans cette stridence de la pointe du crayon sur la surface lisse, sans intégrer cette fréquence acoustique de l’esprit des aigles, proche de celle des êtres composites, étranges, qu’il invente, que lui seul a vu et qu’il nous révèle. Le cri de l’aigle au sommet des cieux – d’où il exerce sa vision exceptionnelle, proche de l’extra-lucide, médiumnique– habite son geste de dessiner.
Langue enfantine, communication avec animaux et échanges avec les esprits : le langage muti-sensoriel, sans frontière, nourrit l’intelligence humaine. Technologies de l’enchantement.
C’est le côté de « langue enfantine » que l’on trouve à ces expressions artistiques dites « outsiders » ou « brutes », la dimension « immature » qui fait que ces œuvres vues à la Halle Saint-Pierre lui reviennent sans cesse, parfois des années et des années plus tard. Les techniques apparemment simplifiées ne dépendent pas tant des capacités des artistes, de leur savoir-faire spécifique, que de la volonté de modéliser une communication avec des entités qui ne pratiquent pas le langage humain, les invisibles, les étranges, l’impensable (la relation à l’étranger est vitale, c’est ce qui nous forme). Des langages multi-sensoriels qui conduisent, forcément, à représenter autrement les liens inter-nourriciers avec le milieu de vie (et de mort). Le « langage enfantin » est l’idiome que nous inventons pour communiquer avec les bébés. Mélange de sons, d’onomatopées, syllabes et consonnes isolées vocalisées, musicalité accentuée de mots et bouts de phrases qui en font des quasi-images sonores, rimes, bruits de bouche, mimes, imitations, en boucle. Écouter énormément de musiques dites traditionnelles/ethniques l’avait finalement beaucoup aider à échanger avec son fils bébé, parce qu’il s’était familiarisé avec des chants et des appels destinés aux bétails, aux animaux apprivoisés, des chants chamaniques, des chants pour entrer en relation avec les éléments naturels, convoquer la mémoire des ancêtres, des berceuses pour amadouer la nuit et appeler un bon sommeil. Outre ces souvenirs musicaux (discographiques) du monde, dans le protocole multi-sensoriel de prise de contact avec le bébé, lui revenait un certain « savoir-faire » acquis dans le dressage et le compagnonnage d’un grand chien, à présent disparu mais toujours dans son âme, ou la manière de « parler » aux chèvres qu’il avait tenté d’élever avec un ami. Penser à sa mère décédée très jeune, s’exercer quotidiennement à rester en liaison avec elle, se révélait aussi une aide précieuse. Cela n’était pas sans le troubler, mon fils n’est quand même pas un animal domestique ni un fantôme ! Et pourtant… Avec les animaux apprivoisés, l’humain a toujours entretenu une communication par le cri, le chant, l’appel répété. « La communication avec les animaux, qu’ils soient sauvage ou domestiques, est une source constante de créativité et d’hybridation sémiotique. Eduardo Kohn a judicieusement nommé »pidgin trans-espèces » le mode de communication singulier inventé par les Runa de Haute Amazonie pour s’adresser à leurs chiens dans des circonstances rituelles. Ce code qui présente une grammaire simplifiée mêle des éléments de langage humain et des imitations d’aboiement (…) C’est un pidgin animiste hybridant humanité et animalité : il contient du langage, comme il se doit pour s’adresser à des êtres porteurs d’une intériorité semblable à celle des humains et des aboiements pour rappeler que l’écart entre humains et chiens tient aux différences de leurs corps. « (CS, p.131) En contexte pastoral, on parle de « technologies de l’enchantement » : « les appels et les musiques pastorales visent à influencer les animaux pour les décider à venir, les amener à donner du lait, se calmer, nouer un lien avec un autre animal, coopérer ou partir. Dans tous les cas, il s’agit de regarder l’animal comme un agent autonome et lui envoyer un message pour l’inciter à faire quelque chose. » (CS, p.142)
Le fil musical de la socialité étendue, un tout sans frontière, atout de l’espèce humaine, dans le collimateur des prédateurs trumpistes
Un même fil musical relie les rituels du langage enfantin, du pidgin trans-espèces et des échanges avec les esprits, musiques rituelles qui permettent de renouer « la communication avec des personnes de l’aube et des animaux », à l’origine de l’éclat opaque des premiers regards de son fils. « En tournant le dos au langage, les humains participent à la musicalité des êtres originaux et des animaux. Ils copient les chants attribués aux esprits afin de leur faire « reconnaître le plus clairement possible quelque chose d’eux-mêmes dans l’humanité. Ainsi, les rituels sont des expériences liminales visant à permettre aux humains d’entrer en résonance au-delà d’eux-mêmes et de faire l’expérience passagère d’appartenir à un tout sans frontières. » (CS, p.159) (Il a toujours été primordial, semble-t-il, d’avoir accès à cette expérience du « sans frontières »… ce que ne semble pas comprendre les nouvelles hordes fascistes, libertariennes, suprémacistes, obscurantistes.) C’est parce qu’elles franchissent sans cesse les frontières que les « paroles rituelles sont souvent si obscures » : « Cette opacification exprime paradoxalement un désir de retrouver une immédiateté et une transparence originelles communes à tous les êtres. Le postulat implicite semble être que moins un message est compréhensible pour les humains, plus il y a de chances qu’il le soit pour les non-humains. » (CS,p.159) « Le langage rituel nous ouvre un chemin vers le temps des origines », ce temps des origines irradiant l’insondable des pupilles de son fils. Les caractéristiques musicales communes au langage enfantin, aux communications avec les animaux et avec les esprits, irriguent les dessins chantants des artistes iraniens qui se sont gravés dans sa mémoire, ce jour-là. D’où l’effet de rafraîchissement, de délivrance, de renouveau, de bienfait curatif de ces œuvres qui perpétuent « la capacité à nous attacher à des êtres aux limites de l’humain et au-delà, même lorsqu’ils sont très différents de nous et ne nous accordent que peu de signes de réciprocité » non pas comme « une excroissance curieuse de la socialité normale, mais au contraire une caractéristique fondamentale du comportement humain qui a profondément marqué l’histoire de notre espèce. Cette socialité étendue reproduit ses effets humanisants à chaque génération quand les humains initient leurs étranges nouveau-nés à l’intersubjectivité en leur attribuant une subjectivité ; L’anthropomorphisme nous rend humain. » (CS, p.168) Socialité étendue, c’est exactement ce que veulent détruire les nouvelles forces fascistes (Trump, Orban, Méloni, Le Pen, Bouchez…), chantres de la socialité restrictive, sélective, brutale et totalitaire, à rebours de l’histoire, véritable menace pour le devenir de l’espèce.
Pierre Hemptinne













