Paul McCartney révèle que sa chanson préférée n’est pas Yesterday, trop marquée par son succès, mais Here, There and Everywhere, un morceau intime et discret de l’album Revolver, qu’il chérit pour sa beauté et la reconnaissance de John Lennon.
Lorsqu’on interroge un artiste sur l’œuvre dont il est le plus fier, on frôle l’indécence. C’est demander à un père quel enfant il préfère. Et dans le cas de Paul McCartney, dont la carrière s’étend sur plus de soixante années et dont le génie a donné naissance à des centaines de compositions, la question devient un véritable casse-tête émotionnel et artistique. Pourtant, au détour d’une conversation avec le poète Paul Muldoon, le légendaire Beatle a accepté de lever un coin du voile sur cette énigme intime : quelle est sa chanson préférée parmi toutes celles qu’il a écrites ? La réponse n’est pas aussi évidente qu’on pourrait l’imaginer, tant elle est chargée de souvenirs, de tensions internes, et surtout… du poids écrasant du succès.
Sommaire
- « Yesterday » : la malédiction d’un chef-d’œuvre
- « Here, There and Everywhere » : l’épure discrète d’un amour musical
- L’intimité face à la notoriété
- Une leçon de modestie
- Le regard du temps
« Yesterday » : la malédiction d’un chef-d’œuvre
On pourrait penser que McCartney, dans un élan de fierté légitime, choisirait Yesterday, cette ballade mélancolique née en rêve, et qui demeure à ce jour l’une des chansons les plus reprises de l’histoire de la musique. Composée en 1965, alors que les Beatles étaient au sommet de leur créativité collective, Yesterday s’est très vite détachée du reste de la production du groupe par son dépouillement et son caractère introspectif. Un simple quatuor à cordes, une guitare acoustique, et la voix de McCartney : il n’en fallait pas plus pour capturer l’universalité du regret.
Mais ce succès planétaire, paradoxalement, a éloigné McCartney de son propre morceau. « Je pense que Yesterday, si elle n’avait pas eu un tel succès, serait peut-être ma chanson préférée », confiait-il récemment. Ce n’est pas qu’il renie l’émotion initiale qui l’a inspirée – au contraire, il a souvent raconté comment la mélodie lui était apparue en rêve, comme un message venu de l’au-delà, peut-être soufflé par sa mère disparue. Mais voilà : quand une chanson devient une icône, elle cesse d’appartenir à son auteur. Elle devient une attente, une obligation, un rituel répété ad nauseam sur scène. Le cœur de l’artiste, lui, a besoin d’espace, de renouvellement, de pudeur. « On ressent cette chose étrange… quand un morceau est trop connu, on n’a plus envie de le jouer. »
Ce phénomène n’est pas propre à McCartney. Combien d’artistes ont fui leur propre tube, prisonniers de leur popularité ? Dylan a passé des années à déconstruire Like a Rolling Stone, Leonard Cohen soupirait face aux innombrables reprises de Hallelujah, et Radiohead s’est longtemps battu contre l’ombre écrasante de Creep. McCartney, lui aussi, a été confronté à cette dissociation : Yesterday n’était plus seulement sa chanson. Elle était devenue un mythe.
« Here, There and Everywhere » : l’épure discrète d’un amour musical
C’est donc vers un titre plus discret que va la préférence de Paul McCartney. Lorsqu’il est contraint de répondre à cette question piégeuse, c’est Here, There and Everywhere qu’il cite sans détour. Extrait de l’album Revolver (1966), cette chanson ne figure pas parmi les plus célèbres du répertoire beatlesque pour le grand public, mais elle est, chez les amateurs éclairés, une perle de subtilité et de raffinement.
Inspirée par les harmonies vocales des Beach Boys et le souffle poétique de l’amour romantique, Here, There and Everywhere est une déclaration d’une tendresse infinie. La mélodie y est aérienne, la progression harmonique d’une élégance rare, et les paroles traduisent un attachement profond, presque silencieux. McCartney l’a composée un matin, alors qu’il attendait que Jane Asher, sa compagne de l’époque, se prépare pour sortir. Ce moment intime, suspendu hors du temps, a donné naissance à une œuvre qui, loin des projecteurs, a su garder son âme.
Mais si cette chanson est restée aussi chère à McCartney, c’est aussi à cause de la reconnaissance qu’elle a reçue d’un autre Beatles : John Lennon. Ce dernier, rarement prodigue en compliments, avait déclaré : « Tu sais, je crois que je préfère celle-là à toutes mes chansons de la bande. » Un éloge inattendu, presque bouleversant, tant il illustre la complicité créative qui a uni, puis opposé, les deux géants de la pop. Dans ce compliment discret se nichait une forme de réconciliation tacite, un moment suspendu dans la relation souvent complexe entre Lennon et McCartney. Le souvenir de cet échange est resté gravé dans la mémoire de Paul, comme un trésor personnel à jamais intact.
L’intimité face à la notoriété
Le cas de McCartney soulève une question fondamentale dans la création artistique : à qui appartient une œuvre ? Au moment de sa naissance, elle est entièrement l’enfant de son créateur. Mais très vite, lorsqu’elle rencontre le public, elle devient autre chose. Elle vit sa propre vie, échappe à son géniteur, se transforme au contact des émotions collectives. C’est cette perte de contrôle que redoutent tant d’artistes.
En choisissant Here, There and Everywhere comme favorite, McCartney opte pour l’intimité plutôt que pour la gloire, pour la sincérité plutôt que pour l’icône. Il rappelle que, derrière les records de vente, les tournées mondiales et les millions de fans, se cache toujours un homme qui écrit des chansons dans le silence d’une chambre, pour une personne, une histoire, un instant. Et ce sont ces instants-là, invisibles et fragiles, qui finissent par compter le plus.
Il faut aussi rappeler que Revolver, l’album dont est issue la chanson, constitue un tournant majeur dans la discographie des Beatles. Moins évident que Sgt. Pepper ou Abbey Road, il marque pourtant l’entrée du groupe dans une ère de maturité expérimentale. C’est sur cet album que les Beatles osent des arrangements plus audacieux, des sonorités orientales, des textes introspectifs. Et Here, There and Everywhere, au cœur de cette révolution tranquille, incarne à merveille cette quête d’authenticité.
Une leçon de modestie
Ce que révèle cette préférence de McCartney, c’est aussi une posture profondément humaine et modeste. Au lieu de revendiquer le triomphe, il choisit la discrétion. Au lieu de sacraliser l’hymne planétaire, il célèbre la chanson confidentielle. C’est le choix d’un homme qui a tout connu – la Beatlemania, les stades en délire, la solitude post-Beatles, la renaissance avec Wings, et l’éternelle reconquête du public. Et dans cette trajectoire hors normes, c’est une chanson d’amour simple, chantée à voix basse, qui reste son refuge.
Dans un monde où tout est mesuré, quantifié, « liké » ou viralisé, cette préférence révèle une autre échelle de valeur : celle du souvenir, de l’émotion pure, de l’art pour soi. McCartney, en choisissant Here, There and Everywhere, nous rappelle que la grandeur ne se mesure pas toujours en millions d’écoutes, mais parfois dans un regard échangé, un mot glissé, un matin londonien.
Le regard du temps
Avec le recul des décennies, on observe aussi combien les artistes revisitent leur propre œuvre avec des yeux nouveaux. McCartney, à plus de 80 ans, n’a plus rien à prouver. Il peut se permettre cette honnêteté, cette vulnérabilité. Et nous, auditeurs, nous découvrons peut-être une autre manière d’écouter ces chansons. Moins comme des monuments, plus comme des confidences. Yesterday n’est pas rejetée – elle est honorée, mais avec la distance respectueuse que l’on accorde aux géants. Here, There and Everywhere, elle, continue de murmurer à l’oreille de son auteur.
Il y a, dans cette dualité, une vérité sur la création : ce n’est pas toujours la chanson la plus brillante qui touche le plus l’artiste. C’est celle qui reste fidèle, silencieuse, et qui ne le trahit jamais. La célébrité a ses exigences, mais le cœur de l’artiste, lui, bat selon d’autres lois.
Et c’est peut-être cela, le plus beau des enseignements que Paul McCartney nous offre, une fois encore.
