Il est des chansons qui transcendent leur époque pour devenir des pierres angulaires de la culture populaire. Certaines œuvres naissent dans l’euphorie de la création collective, d’autres dans la solitude lumineuse de l’inspiration individuelle. Yesterday, ballade mélancolique devenue légende, appartient sans doute aux deux catégories à la fois. Composée par Paul McCartney en 1965, enregistrée sans l’intervention des autres Beatles, portée par une simplicité mélodique désarmante, elle a marqué l’histoire de la musique moderne comme peu d’autres titres ont su le faire.
Et pourtant, malgré son triomphe international, sa reconnaissance institutionnelle, et ses milliers de reprises, Yesterday laisse chez son auteur un goût doux-amer. Paul McCartney ne l’a jamais reniée, bien au contraire. Mais il l’a toujours considérée comme… trop célèbre pour son propre bien. Cette déclaration, surprenante de la part de l’un des plus grands mélodistes du XXe siècle, ouvre un champ de réflexion fascinant : et si le succès pouvait, au-delà d’une certaine limite, devenir un fardeau pour son créateur ?
Sommaire
- Une chanson tombée du ciel
- L’anomalie magnifique : une chanson sans les Beatles
- Le poids écrasant du succès
- Les critiques : adoration et sarcasme
- Le compositeur face à l’écho infini de son œuvre
- Une chanson hors du temps
- L’héritage d’« Yesterday » : un monument habité
Une chanson tombée du ciel
C’est dans une chambre du 57 Wimpole Street, à Londres, que la magie opère pour la première fois. McCartney, hébergé chez sa compagne Jane Asher et sa famille, se réveille un matin avec une mélodie complète en tête. Il se précipite vers le piano et la joue pour ne pas l’oublier. Ce qui deviendra Yesterday arrive littéralement en rêve. Sceptique, presque gêné, Paul doute de l’originalité de cette musique si parfaite. Pendant des semaines, il la joue à ses amis, ses proches, des professionnels de l’industrie : l’un d’eux l’aurait-il déjà composée ? La mélodie aurait-elle été entendue quelque part, quelque temps auparavant ? Rien. Personne ne la reconnaît.
« J’ai eu l’impression de devoir la déposer à la police, comme un portefeuille trouvé sur un banc », racontera-t-il des années plus tard. L’évidence s’impose : Yesterday est bien de lui.
Durant cette période de gestation, le morceau s’appelle Scrambled Eggs – une plaisanterie entre Lennon et McCartney. La mélodie est là, mais les mots manquent encore. L’auteur cherche le ton juste, l’équilibre entre émotion et retenue. C’est au Portugal, en mai 1965, lors d’un séjour dans la villa d’un ami, qu’il trouve enfin les bons mots : Yesterday, all my troubles seemed so far away…
L’anomalie magnifique : une chanson sans les Beatles
Lorsqu’il présente la chanson au groupe, la réaction est mitigée. Trop douce, trop différente, trop personnelle. George Harrison s’agace de voir McCartney revenir sans cesse à « cette foutue chanson » comme s’il était Beethoven en train d’écrire une symphonie. Le producteur George Martin, lui, perçoit immédiatement le potentiel du morceau. Il propose un arrangement pour quatuor à cordes, inédit à l’époque dans l’univers des Beatles. Le résultat est épuré, solennel, presque classique.
Yesterday est donc enregistrée à Abbey Road le 14 juin 1965. Paul y est seul : voix, guitare acoustique, cordes. John, George et Ringo ne jouent pas. C’est une première dans l’histoire du groupe. Cette version minimaliste tranche avec l’énergie pop et électrique du reste de l’album Help!. La chanson est intégrée discrètement au disque, mais n’est pas publiée en single au Royaume-Uni. Trop risquée, juge-t-on.
Aux États-Unis, en revanche, Capitol Records sent le potentiel. Yesterday sort en 45 tours et explose. Elle atteint la première place du Billboard Hot 100 pendant quatre semaines. C’est un raz-de-marée. Le morceau devient rapidement un standard, repris par tous, de Frank Sinatra à Ray Charles, de Marvin Gaye à Elvis Presley.
Le poids écrasant du succès
Et c’est précisément là que naît le malaise. Ce succès est tel qu’il dépasse la chanson elle-même. Elle n’est plus une œuvre, elle devient un phénomène. Elle échappe à son auteur. Et McCartney, pourtant homme de scène, de joie et de partage, commence à ressentir une forme de gêne.
« Je crois que si elle n’avait pas été si célèbre, ‘Yesterday’ serait ma préférée », dira-t-il plus tard. « Mais à un moment, quelque chose de trop attendu devient pesant. Quand une chanson devient “la grande”, celle que tout le monde veut entendre, on a tendance à s’en détourner. »
Il décrit ce phénomène comme une forme de saturation : une chanson si omniprésente qu’elle finit par étouffer le reste du répertoire. McCartney évoque même la peur d’être réduit à cette seule composition. Comme si toute sa carrière, pourtant riche de centaines de morceaux brillants, risquait d’être éclipsée par un seul titre.
Les critiques : adoration et sarcasme
Le paradoxe est là : Yesterday est acclamée par la critique, adulée par le public, saluée par les institutions. En 1997, elle est intronisée au Grammy Hall of Fame. En 1999, la BBC la désigne comme meilleure chanson du XXe siècle. Elle est élue chanson pop n°1 de tous les temps par MTV et Rolling Stone. Elle est jouée plus de 7 millions de fois au cours du seul XXe siècle, selon BMI.
Et pourtant, certaines voix dissidentes s’élèvent. Bob Dylan, notamment, raille la chanson qu’il juge mièvre, digne de la tradition de Tin Pan Alley. John Lennon lui-même, dans une interview de 1980, reconnaît la beauté du morceau, mais relativise : « C’est une belle chanson… mais si vous lisez les paroles en entier, elles ne veulent rien dire. » Il y voit de jolies lignes, mais pas de message clair.
Dans How Do You Sleep?, chanson vengeresse publiée en 1971, Lennon attaque McCartney en lançant : « The only thing you done was Yesterday ». C’est cruel. Mais cela témoigne aussi de la place symbolique que le morceau occupe dans la carrière de son auteur : une ombre immense, un phare trop éclatant.
Le compositeur face à l’écho infini de son œuvre
McCartney ne s’est jamais départi d’une certaine tendresse pour Yesterday. Il continue de l’interpréter en concert, souvent seul sur scène, en acoustique. Il lui redonne son intimité. Il joue parfois la version originelle, Scrambled Eggs, avec humour, comme pour désamorcer le sérieux dont elle s’est chargée au fil des ans.
Mais derrière le sourire, on perçoit parfois une fatigue. Un désir d’être reconnu pour la richesse de son catalogue, et non pour un seul joyau. Yesterday a cristallisé toutes les contradictions du succès : l’euphorie et la pression, l’admiration et la caricature, la fierté et le doute.
Une chanson hors du temps
Musicalement, Yesterday est une leçon de composition. Sa structure inhabituelle, ses modulations subtiles, l’alternance entre les tonalités de fa majeur et ré mineur, les cordes à la fois douces et poignantes : tout concourt à faire de cette chanson un chef-d’œuvre. Elle touche parce qu’elle est universelle. Elle parle de perte, de regrets, de nostalgie — autant de sentiments que chacun peut projeter sur son propre vécu.
Elle est intemporelle, car elle évite les pièges du pathos. Elle n’est jamais plaintive, toujours retenue. Elle ne cherche pas à expliquer, mais à ressentir. Et c’est sans doute cette retenue qui en fait une chanson si puissante.
L’héritage d’« Yesterday » : un monument habité
Aujourd’hui, Yesterday est plus qu’un titre dans la discographie des Beatles. Elle est une entité en soi. Elle a sa propre histoire, sa propre mythologie. Des millions de personnes à travers le monde l’ont chantée, jouée, aimée, pleurée. Elle accompagne les adieux comme les retrouvailles, les mariages comme les enterrements.
Pour McCartney, c’est à la fois une bénédiction et un vertige. Il l’a rêvée, il l’a écrite, il l’a portée. Mais elle lui a aussi échappé. Elle est devenue l’œuvre du monde.
Et peut-être est-ce cela, au fond, qui rend Yesterday si unique : elle incarne la beauté fragile d’une chanson parfaite… trop parfaite pour son propre bien.
