En 1966, John Lennon provoque une tempête mondiale en affirmant que les Beatles sont « plus populaires que Jésus ». Cette déclaration éclaire le déclin religieux en Occident et l’essor de la culture pop, opposant ferveur spirituelle et idolâtrie musicale. L’article explore les répercussions de cette phrase choc, l’évolution du christianisme dans le monde, et s’interroge sur la postérité des Beatles face à l’éternité religieuse.
Sommaire
- Années 1960 : du déclin religieux à la Beatlemania
- « Plus populaires que Jésus » : le choc Lennon et ses répercussions
- Des Beatles à Jésus : icônes pop vs figure messianique
- Religion et culture populaire : concurrence ou influence mutuelle ?
- Le christianisme global : renaissance hors d’Occident
- Les Beatles à l’épreuve du temps : une postérité millénaire ?
- Art, musique et salut : quelle promesse pour l’avenir ?
Années 1960 : du déclin religieux à la Beatlemania
Au milieu des années 1960, les sociétés occidentales connaissent de profonds bouleversements spirituels et culturels. Au Royaume-Uni et aux États-Unis, la pratique religieuse traditionnelle s’effrite. L’Angleterre d’après-guerre voit les églises se vider peu à peu : l’influence du christianisme décline au profit d’une société de plus en plus sécularisée . Plusieurs études historiques parlent même d’une véritable « crise religieuse » durant les “longues années 60” (1958-1974), marquée par l’effondrement rapide de la chrétienté occidentale face aux changements sociaux et à l’essor d’une culture de masse prospère . Aux États-Unis, le même climat de remise en question religieuse culmine en 1966 par une couverture retentissante du magazine Time demandant en toutes lettres « Dieu est-il mort ? », reflétant l’écho grandissant de la théologie de la « mort de Dieu » dans l’opinion
Parallèlement, une contre-culture juvénile explose. La jeunesse du baby-boom adopte de nouvelles idoles et de nouvelles valeurs. La musique pop et le rock ‘n’ roll deviennent les vecteurs d’un phénomène global sans précédent. En 1964, les Beatles déchaînent l’hystérie sur tous les continents – c’est le temps de la Beatlemania, où chaque apparition du quatuor provoque des foules en délire. Le groupe de Liverpool conquiert les sommets des hit-parades mondiaux, symbolisant l’émancipation des jeunes vis-à-vis des normes établies . En quelques années, les “Fab Four” deviennent le porte-étendard d’une génération qui remet en cause l’ordre moral traditionnel et célèbre une nouvelle culture libérée. Entre 1964 et 1970, les Beatles dominent outrageusement les ventes de disques – aux États-Unis, ils occupent la première place des classements presque en continu – et obtiennent même des distinctions honorifiques officielles inédites pour un groupe pop. Leur influence dépasse la musique : ils inspirent la mode, popularisent la culture psychédélique et même un intérêt pour la spiritualité orientale. Bref, au tournant de 1966, les Beatles sont plus que de simples musiciens : ce sont des icônes culturelles planétaires.
C’est dans ce contexte, où la ferveur religieuse traditionnelle décline pendant que la ferveur pop explose, qu’une déclaration du chanteur des Beatles va créer la controverse. Le 4 mars 1966, le journal Evening Standard de Londres publie une interview de John Lennon. Au détour de la conversation, Lennon, alors âgé de 25 ans, compare l’influence respective de son groupe et du christianisme sur le public. Constatant le désintérêt religieux de sa génération, il lâche une phrase provocatrice : « Aujourd’hui, nous sommes plus populaires que Jésus » . Il prédit que la religion chrétienne finira par « disparaître et décroître », emportée par l’évolution des mentalités, et s’interroge à voix haute : « Je ne sais pas ce qui disparaîtra en premier, le rock ‘n’ roll ou le christianisme »
« Plus populaires que Jésus » : le choc Lennon et ses répercussions
Lorsque ces propos traversent l’Atlantique quelques mois plus tard, ils déclenchent une tempête médiatique et religieuse d’ampleur internationale. Au Royaume-Uni, l’observation de John Lennon est passée relativement inaperçue dans le contexte libéral de Londres. Mais aux États-Unis – en particulier dans le sud profondément chrétien – la phrase est perçue comme un blasphème insupportable. À l’été 1966, des stations de radio conservatrices bannissent les chansons des Beatles, et d’anciens admirateurs organisent des autodafés de vinyles en place publique . En Alabama, en Louisiane ou au Texas, on brûle les disques du groupe en brandissant des slogans religieux. Des menaces de mort parviennent même aux Beatles, notamment de la part du Ku Klux Klan, outré par cette comparaison sacrilège Au Mexique, en Afrique du Sud et dans d’autres pays très chrétiens, les autorités interdisent purement et simplement la diffusion des titres des Beatles à la radio
Face à l’ampleur du scandale, le manager Brian Epstein doit organiser en urgence une conférence de presse aux États-Unis pour éteindre l’incendie. Lennon, mal à l’aise, s’excuse et tente de replacer ses paroles dans leur contexte : il explique qu’il ne cherchait pas à se vanter, mais qu’il commentait le déclin de l’Église en Angleterre. « Christianity will go », avait-il dit, pensant que la prédiction était plus une constatation sociologique qu’une provocation gratuite. Paul McCartney confirmera plus tard que John exprimait tout haut une idée qu’eux-mêmes et leur entourage constataient : « l’Église anglicane était depuis des années sur le déclin », au point que même la journaliste Maureen Cleave (qui avait recueilli les propos) « se plaignait du manque de fidèles » dans les paroissesf. Autrement dit, aux yeux de jeunes Britanniques non pratiquants comme les Beatles, il n’était pas absurde de penser que la religion perdait du terrain face à de nouveaux phénomènes culturels – y compris leur propre musique.
Il n’empêche, la phrase « plus populaires que Jésus » heurte de plein fouet l’opinion publique chrétienne en 1966. Elle suscite des débats enflammés sur la légitimité des idoles populaires à rivaliser avec les figures saintes. Pour beaucoup, comparer un groupe de rock à Jésus-Christ, figure centrale de la foi de plus d’un milliard d’êtres humains à l’époque, relevait du sacrilège. John Lennon dira plus tard que ses propos avaient été maladroits et mal compris, et qu’il ne se considérait certainement pas “supérieur” à Jésus. Néanmoins, le mal est fait : la polémique contribue indirectement à la décision des Beatles d’arrêter les tournées cette année-là, épuisés par l’hostilité rencontrée dans certains États conservateurs. Elle laissera aussi des traces durables – certains allant jusqu’à voir dans cette affaire l’une des motivations obscures du déséquilibré qui assassinera Lennon en 1980, signe de la persistance de la blessure chez certains fondamentalistes
Des Beatles à Jésus : icônes pop vs figure messianique
Au-delà de l’indignation immédiate, l’incident de 1966 soulève une question de fond qui n’a cessé d’intriguer sociologues et commentateurs culturels : dans quelle mesure les stars de la pop jouent-elles un rôle comparable à celui des figures religieuses dans la société moderne ? Les Beatles, par leur popularité foudroyante, en viennent à incarner pour la jeunesse des années 60 une forme de mythe collectif. Le quatuor de Liverpool suscite une dévotion quasi-religieuse : des foules hurlantes se rassemblent juste pour les apercevoir, des fans éplorées pleurent à leur passage, leur musique apporte réconfort, espoir et sentiment d’unité à des millions de jeunes. Le phénomène Beatlemania a souvent été comparé à une ferveur messianique. John Lennon lui-même, avant de prononcer sa phrase controversée, n’ignorait pas l’ampleur de ce culte moderne – il déclarait un peu plus tôt en 1965 : « Nous sommes adorés par nos fans », conscient que son groupe était objet d’un véritable culte populaire.
En face, la figure de Jésus-Christ représente depuis deux millénaires le pôle spirituel et moral de la civilisation chrétienne. Pour les croyants, Jésus n’est pas qu’un leader charismatique : il est le Fils de Dieu, porteur d’un message transcendant de salut. Son influence culturelle et spirituelle dépasse de loin les modes : elle s’inscrit dans la durée longue de l’histoire, soutenue par des institutions (Églises, clergés) et des textes sacrés (la Bible). Même sécularisée, la société occidentale des années 60 reste profondément marquée par l’héritage chrétien – ne serait-ce qu’à travers les valeurs morales ou les jours fériés religieux. Ainsi, opposer les Beatles à Jésus revient à confronter deux types d’influence bien différents : l’une éphémère, profane, générationnelle ; l’autre multiséculaire, sacrée, transgénérationnelle.
John Lennon, en proclamant la supériorité de la popularité de son groupe « maintenant » par rapport à Jésus, soulignait l’écart entre son époque et celle de ses parents. Il ne prétendait pas que les Beatles avaient une importance spirituelle plus grande, mais constatait qu’en 1966, un adolescent moyen en Angleterre s’intéressait bien plus aux dernières chansons à la mode qu’aux sermons du dimanche. Ce constat mettait en lumière un glissement de leadership culturel : les chanteurs pop devenaient les nouveaux guides pour la jeunesse, là où les figures religieuses perdaient de leur emprise. En un sens, les Beatles offraient aux jeunes une sorte de communauté émotionnelle et un langage commun (les paroles de chansons), remplissant partiellement un rôle autrefois tenu par la religion pour fédérer les consciences.
Cependant, la comparaison a ses limites. Si les Beatles prônaient dans leurs chansons des messages d’amour universel (« All You Need Is Love ») et de paix, ces idéaux – aussi nobles soient-ils – n’impliquent pas pour autant une promesse spirituelle ou métaphysique. Les Beatles n’offraient pas de salut, pas de doctrine sur l’au-delà, pas de sens ultime à la vie : ils offraient de la musique, de l’art et un élan pacifiste humaniste. Jésus-Christ, lui, incarne pour des milliards de fidèles l’espoir d’une vie éternelle et le lien avec le divin. On touche là à la différence fondamentale entre une icône pop et un prophète religieux : la première s’adresse aux émotions et à l’imaginaire collectif à un moment donné, le second répond aux quêtes spirituelles et existentielles les plus profondes de l’humanité.
En 1966, beaucoup de jeunes Occidentaux pouvaient estimer que « leur monde » appartenait désormais aux artistes et non plus aux prêtres. Mais la question demeure : cette domination de la culture pop sur le religieux était-elle un feu de paille propre aux Sixties, ou révélait-elle une transformation durable ? Pour y répondre, il faut examiner comment religion et culture populaire ont co-évolué depuis le XX^e^ siècle.
Religion et culture populaire : concurrence ou influence mutuelle ?
Le succès planétaire des Beatles dans les années 60 symbolisait aux yeux de certains une mise en concurrence frontale de la culture pop et de la religion. Dans l’après-guerre, alors que les églises traditionnelles peinaient à retenir les foules, les concerts de rock remplissaient des stades. De quoi nourrir l’idée que la musique, le cinéma, la télévision allaient remplacer la religion dans le cœur du public. D’ailleurs, le mot “idole”, autrefois réservé aux divinités païennes ou aux faux dieux, est significativement devenu synonyme de vedette admirée : on parle de “idoles des jeunes”. L’idolâtrie, condamnée par la Bible, a pris un sens nouveau à l’ère de la société du spectacle.
Dans les faits, le rapport entre religion et culture populaire s’est avéré plus complexe qu’une simple rivalité. Certes, il y eut des périodes de confrontation directe – on se souvient qu’à la même époque, certains prédicateurs américains dénonçaient le rock ‘n’ roll comme “la musique du Diable”, attaquant Elvis Presley ou les Rolling Stones pour leur influence jugée corruptrice. Mais progressivement, les frontières ont commencé à s’estomper. La religion a appris à communiquer à l’ère médiatique, tandis que la culture pop a souvent puisé dans l’imaginaire religieux.
Dès la fin des années 1960 et surtout dans les décennies suivantes, on observe que les Églises ont commencé à co-opérer les codes de la pop culture pour attirer les fidèles, notamment les plus jeunes. Ce mouvement s’illustre par l’essor de la musique pop chrétienne. Aux États-Unis, le courant “Jesus movement” des années 1970 introduit guitares électriques et folk dans les messes. Plus tard, des groupes de rock chrétien et de gospel pop remplissent des salles de concert en chantant la foi sur des rythmes modernes. Les mégachurches évangéliques adoptent une mise en scène ultra-contemporaine : écrans géants, éclairages de concert, pasteurs en jeans à la diction de showman. Aujourd’hui, certaines célébrations religieuses ressemblent à s’y méprendre à des spectacles pop. « Les églises “cool” brouillent le sacré et le profane en adoptant les styles des jeunes – musique pop, marketing, réseaux sociaux, graphisme branché – et des offices qui évoquent une ambiance de club ou de concert », analyse la sociologue Cristina Rocha . Ce phénomène a même un nom, note le chercheur Gerardo Martí : la « Hillsongisation » du christianisme, du nom d’une megachurch australienne pionnière en la matière . Autrement dit, la religion organisée n’a pas disparu face à la culture pop : elle en a intégré les recettes pour se réinventer et rester attractive.
Inversement, la culture populaire continue régulièrement de s’inspirer de thèmes religieux. Des artistes contemporains n’hésitent pas à mobiliser l’iconographie chrétienne ou les questions spirituelles dans leurs œuvres. On l’a vu dès les Beatles à la fin des années 60 : George Harrison introduisait des références à l’hindouisme dans ses chansons, tandis que John Lennon, dans sa carrière solo, provoquait encore en 1970 avec « God » (où il chante « Je ne crois pas en Jésus ») puis en 1971 avec « Imagine » (où il rêve d’un monde « sans religion »). Ces références montrent que la foi, même contestée, reste un point de repère incontournable, y compris pour ceux qui souhaitent s’en affranchir.
Depuis le XX^e^ siècle, le religieux et le pop se livrent donc à un jeu d’influences mutuelles. Dans certaines régions du monde, ce sont les Églises qui empruntent aux vedettes pour ne pas perdre leur public ; dans d’autres cas, ce sont les vedettes qui empruntent aux Églises pour gagner en profondeur symbolique ou en controverse. Cette interpénétration est particulièrement visible à l’époque actuelle – on pense aux messes qui empruntent aux concerts, mais aussi aux pop stars comme Kanye West organisant des “Sunday Services” gospel. Le sacré et le profane s’entremêlent dans une culture mondialisée, signe que la prophétie de Lennon sur la disparition du christianisme était loin de se réaliser simplement.
Le christianisme global : renaissance hors d’Occident
En effet, si John Lennon percevait en 1966 une Église en déclin autour de lui, il n’aurait peut-être pas imaginé le retour en force du christianisme sur la scène mondiale, sous d’autres formes et dans d’autres contrées. Tandis que l’Europe et, dans une moindre mesure, l’Amérique du Nord voyaient la pratique religieuse décliner, le christianisme a connu à partir de la fin du XX^e^ siècle une croissance explosive en Afrique, en Amérique latine et en Asie. L’historien Philip Jenkins souligne à quel point la “carte” du christianisme s’est redessinée en quelques générations : « Si l’on veut se figurer le chrétien “typique” d’aujourd’hui, il vaut mieux penser à une femme qui vit dans un village nigérian ou dans une favela brésilienne », note-t-il, plutôt qu’à un Européen Les chiffres confirment cette bascule démographique: sur environ 2 milliards de chrétiens que compte la planète au début des années 2000, plus de la moitié vivent déjà en dehors de l’Occident, et c’est hors d’Occident que se trouvent les Églises à la croissance la plus rapide . Jenkins projette qu’à l’horizon 2025, l’Afrique abritera environ 633 millions de chrétiens (contre 360 millions vers l’an 2000), l’Amérique latine 640 millions et l’Asie près de 460 millions . Autrement dit, loin de “disparaître”, le christianisme est en pleine expansion dans le Sud global, y gagnant des centaines de millions de nouveaux fidèles.
Ce boom s’est accompagné d’une transformation des formes religieuses, en particulier par l’essor du pentecôtisme et des mouvements évangéliques charismatiques. Ces courants protestants, très dynamiques, mettent l’accent sur l’expérience personnelle du sacré, la ferveur communautaire, les miracles et les guérisons – un style de religiosité plus émotif, parfois plus proche dans son expression de la culture populaire locale. En Afrique, en Asie du Sud-Est ou en Amérique latine, les cultes pentecôtistes n’hésitent pas à intégrer les rythmes de la musique locale, voire des sonorités pop, pour attirer les jeunes. Le christianisme y adopte souvent un visage festif et accessible, avec des prédicateurs stars, des « crusades » dans des stades pleins à craquer, des retransmissions télévisées et une présence intensive sur les radios et réseaux sociaux. En ce sens, la religion co-opte elle aussi les outils du monde moderne pour diffuser son message. Un pasteur nigérian ou brésilien de mégachurch peut accumuler des millions d’abonnés en ligne, rivalisant avec certaines célébrités du divertissement.
Les spécialistes observent que dans ces régions, la frontière entre le culte et le divertissement est parfois ténue. Le dimanche matin à Lagos ou Séoul, il n’est pas rare que 10 000 fidèles se pressent dans une église géante pour un office qui a l’allure d’un show, avec orchestre, chœurs rythmés et prédication énergique. « Comment annoncer la “mort du christianisme” quand, à Nairobi ou à Séoul, les églises peinent à construire des locaux assez vastes pour accueillir les dizaines de milliers de membres gagnés en quelques années ? » s’interroge Philip Jenkins, pointant ces réalités de terrain . Le christianisme s’est adapté pour prospérer : là où la religion traditionnelle semblait en retrait, elle ressurgit sous des formes nouvelles, souvent en empruntant aux codes de la modernité (musique amplifiée, marketing religieux, diffusion de masse).
Par ailleurs, il convient de noter que Jésus-Christ lui-même n’est pas resté confiné à la sphère occidentale – sa figure continue de gagner des adeptes sur des continents entiers. On estime qu’aujourd’hui plus de 2,3 milliards d’humains se réclament du christianisme, un chiffre en hausse notamment grâce à l’Afrique subsaharienne (où la proportion de chrétiens est passée de 9% de la population en 1910 à près de 63% en 2010) et à certaines régions d’Asiem . Le succès mondial du christianisme pentecôtiste en particulier démontre que le message du Christ, adapté aux cultures locales et diffusé avec des moyens contemporains, peut toucher de nouveaux publics à une échelle gigantesque.
Ironiquement, l’époque actuelle voit donc deux dynamiques en parallèle : d’un côté, la sécularisation et le reflux de la pratique en Europe (conforme à l’intuition initiale de Lennon sur l’Angleterre des 60s) ; de l’autre, une sorte de ré-évangélisation planétaire sous des formes modernes, qui fait mentir l’idée d’une religion forcément vouée à l’extinction. À certains égards, la religion chrétienne a adopté la “mentalité Beatles” pour sa propagation : elle utilise la puissance des médias, crée des événements de masse, suscite l’émotion collective et s’inscrit dans la culture populaire – tout en conservant évidemment son contenu spirituel.
Les Beatles à l’épreuve du temps : une postérité millénaire ?
Reste l’ultime question, à la fois provocatrice et fascinante : dans 2000 ans, qui se souviendra des Beatles, et comment ? John Lennon, dans sa déclaration choc, semblait douter de la pérennité du christianisme (« l’avenir le prouvera », disait-il). Mais qu’en est-il de la pérennité de la célébrité des Beatles ? S’imaginer l’an 4016 (deux millénaires après 2016, soit à peu près l’intervalle qui nous sépare de Jésus il y a 2000 ans) invite à comparer l’incomparable. Les Beatles ont certes marqué profondément le XX^e^ siècle ; leur influence culturelle atteint encore les générations actuelles. Plus d’un demi-siècle après leur séparation, ils restent omniprésents : leur musique continue de se vendre et de se transmettre. Avec plus de 600 millions de disques vendus à ce jour , ils demeurent le groupe le plus populaire de l’histoire de l’industrie musicale. Même à l’ère du streaming, ils accumulent chaque mois des dizaines de millions d’écoutes : environ 33 millions d’auditeurs mensuels rien que sur Spotify en 2025, un score phénoménal pour des chansons enregistrées il y a plus de cinquante ans . Leur héritage artistique est partout – nombre de musiciens contemporains se réclament de leur influence, et des chansons comme “Yesterday” ou “Let It Be” sont connues de publics qui n’étaient pas nés du vivant des Beatles.
Pourtant, transcender vingt siècles est d’une autre mesure. Peu de figures historiques ou culturelles ont réussi cet exploit. Jésus de Nazareth, lui, a traversé vingt siècles non pas simplement comme un souvenir, mais comme le cœur vivant d’une foi majeure suivie aujourd’hui par un tiers de l’humanité. Si l’on cherche des équivalents profanes, quels noms vieux de 2000 ans nous viennent à l’esprit ? On pensera aux empereurs romains, à Cléopâtre, à quelques philosophes (Socrate, Confucius) ou chefs militaires (Alexandre le Grand) dont l’aura persiste surtout via les manuels d’histoire. Dans le domaine artistique, c’est encore plus restreint : aucune musique populaire de l’Antiquité ne nous est parvenue vivante dans la culture commune (on ne fredonne plus les airs des troubadours gallo-romains depuis longtemps). Les mythes et épopées comme ceux d’Homère ont certes survécu, mais souvent sous forme de textes vénérés par des élites, pas comme une “culture vivante” pratiquée par tous au quotidien.
Les Beatles pourraient-ils, à l’instar d’un mythe, être encore célébrés dans deux millénaires ? On peut imaginer qu’ils entreront – qu’ils sont déjà entrés – dans le patrimoine culturel de l’humanité, au même titre que Shakespeare ou Beethoven qui, eux, ont quelques siècles d’existence posthume et restent étudiés et joués. Leurs mélodies seront peut-être préservées comme des classiques que l’on redécouvre périodiquement. Le récit de leur ascension fulgurante et de leur séparation tragique alimentera sans doute encore les chroniques des historiens de la musique. Il n’est pas exclu que dans un lointain futur, des amateurs éclairés écoutent toujours Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band comme nous lisons aujourd’hui Le Songe d’une nuit d’été.
Néanmoins, la culture populaire est par essence changeante. De nouveaux genres musicaux naîtront, de nouveaux artistes deviendront les “Beatles” de leur époque et pourront, qui sait, faire passer les fabuleux fourmis de Liverpool pour d’aimables antiquités aux oreilles du public futur. Déjà, chaque génération depuis les Beatles a vu émerger des idoles mondiales éphémères. Qu’adviendra-t-il de cette mémoire sur deux millénaires ? Difficile à prévoir. Ce qui joue en faveur des Beatles, c’est qu’ils ne sont pas uniquement un phénomène musical : ils sont entrés dans la mémoire collective comme le symbole d’une époque – les sixties – qui continue de fasciner bien au-delà de ceux qui l’ont vécue. Ils incarnent la jeunesse, la créativité libératrice, la contestation pacifique et l’innovation artistique. À ce titre, leur légende a des chances de s’inscrire dans la durée, sous une forme ou une autre.
Cependant, surpasser Jésus-Christ sur la durée relève de l’utopie. La foi religieuse n’est pas une mode qui passe, elle se transmet de génération en génération avec un zèle que peu de fandoms laïques peuvent égaler. Un parent croyant élèvera ses enfants dans la dévotion à Jésus ; un fan des Beatles, si passionné soit-il, ne convertira pas forcément ses petits-enfants en inconditionnels du groupe. Il y a dans la religion une notion de vérité absolue et de salut éternel qui motive une transmission ardente. Les chansons des Beatles, aussi magnifiques soient-elles, n’ont pas cette prétention ni ce mandat. En outre, le christianisme a su s’institutionnaliser, s’inscrire dans les rites, les coutumes, l’enseignement – il a des structures solides (églises, clergés, théologiens) qui œuvrent à sa pérennité. La Beatlemania, elle, n’avait pas d’institution pour l’encadrer ou la prolonger indéfiniment une fois le groupe dissous.
Enfin, l’échelle des données chiffrées rappelle l’écart entre ces deux “grandeurs”. Les Beatles ont vendu des centaines de millions d’albums et touché probablement quelques milliards d’oreilles depuis 1960. Mais le christianisme, lui, compte aujourd’hui plus de deux milliards d’adeptes actifs et des milliards de Bibles diffusées (la Bible reste de loin le livre le plus imprimé de tous les temps, avec plusieurs milliards d’exemplaires en circulation) . Chaque dimanche, des centaines de millions de personnes continuent à célébrer Jésus à travers le monde, bien plus que celles écoutant simultanément “Hey Jude” ou “Let It Be”. Sur les cinq continents, des enfants apprennent encore à prier en son nom, tandis que l’écoute des Beatles, si répandue soit-elle, demeure un choix de loisir et non un pilier structurant de l’existence pour leurs fans. Autrement dit, l’empreinte existentielle de Jésus sur l’humanité – qu’on y adhère ou non – est d’un autre ordre que celle d’un groupe de rock, fût-il le plus grand.
Art, musique et salut : quelle promesse pour l’avenir ?
En fin de compte, poser la question « Les Beatles seront-ils plus grands que Jésus dans 2000 ans ? » revient à réfléchir sur le pouvoir comparé de l’art et de la foi. La fulgurante déclaration de Lennon en 1966 a eu le mérite de mettre en lumière la montée en puissance de la culture pop comme force unificatrice et identitaire du XX^e^ siècle. Elle a choqué car elle renversait un schéma ancien : durant des siècles, c’étaient les figures religieuses qui dominaient l’imaginaire collectif, les artistes restant en quelque sorte au second plan. Or voici qu’un chanteur pop osait revendiquer une place au-dessus du fondateur du christianisme – du jamais vu. Cette audace reflétait une réelle mutation de société, où l’idéal pacifiste et humaniste des années 60 (dont les Beatles furent des messagers enthousiastes) cherchait à supplanter l’horizon religieux traditionnel.
Près de soixante ans plus tard, on constate que l’art et la musique ont effectivement acquis une influence énorme sur nos modes de vie, nos valeurs, notre manière de rêver le monde. Mais ont-ils tenu la promesse d’offrir un substitut complet à la religion ? Probablement pas. La musique peut procurer une forme de transcendance émotionnelle – quiconque a déjà été transporté par un concert ou une chanson le sait. Des hymnes comme “All You Need Is Love” des Beatles ont pu donner à des foules un sentiment de communion, d’espoir collectif, presque comparable à une ferveur religieuse. L’idéalisme des Beatles, notamment leur appel à la paix mondiale et à l’amour universel, a eu un impact profond sur les consciences et continue d’inspirer des mouvements positifs. Leur célèbre traversée en chantant “All You Need Is Love” lors d’une émission planétaire en 1967 a réuni 400 millions de téléspectateurs autour d’un message de fraternité – un événement sans précédent qui avait des allures de “messe” globale pour la paix.
Cependant, la religion, elle, propose aux êtres humains une réponse aux angoisses existentielles que l’art seul ne comble pas toujours : que signifie la vie ? Que se passe-t-il après la mort ? Comment trouver la rédemption ? Sur ces terrains, les Beatles – malgré toute leur philosophie de vie – ne prétendaient pas apporter de solution. John Lennon a pu dire qu’“Imagine” était “presque un manifeste politique antireligieux”, mais dans le même souffle il avouait chercher encore un sens. Paul McCartney, George Harrison et Ringo Starr, chacun à leur manière, se sont tournés vers d’autres formes de spiritualité (l’Inde pour George, la méditation, etc.) une fois l’euphorie de la Beatlemania retombée, preuve que même pour ces idoles, l’aspiration spirituelle demeurait.
Dans 2000 ans, il est fort probable que la musique des Beatles continuera de résonner d’une façon ou d’une autre, tant leur génie a marqué l’histoire. Peut-être seront-ils vus comme les « classiques » de notre époque, étudiés dans les conservatoires du futur tout comme on joue Bach ou Mozart aujourd’hui. Le nom “Beatles” pourra subsister comme celui d’une légende de l’ère moderne, enveloppé d’un aura mythologique sur la jeunesse éternelle et la créativité des sixties. Mais de là à supplanter Jésus-Christ dans le cœur de l’humanité, il y a un pas infranchissable. Jésus est porteur d’une promesse de salut et d’une dimension sacrée que la postérité culturelle ne suffit pas à égaler. Si les idéaux de paix et d’amour prônés par les Beatles ont eux-mêmes puisé aux sources spirituelles (l’amour du prochain, la non-violence), la figure du Christ restera, elle, liée à l’idée d’une espérance métaphysique que l’art ne peut offrir seul.
En définitive, l’héritage des Beatles et celui de Jésus relèvent de deux registres différents de l’expérience humaine. L’art et la musique peuvent franchir les frontières et défier le temps, mais la foi religieuse touche à l’éternel. Plutôt que de les opposer, on peut voir dans ces deux influences des forces complémentaires qui façonnent la société : l’une parle à l’imaginaire collectif présent et à l’émotion, l’autre s’adresse au besoin de sens profond et à la quête d’absolu. Dans 2000 ans, si l’humanité existe toujours et se souvient de ces temps reculés, sans doute reconnaîtra-t-on que les Beatles ont été d’immenses artistes, et que leur message d’amour universel a rejoint à sa manière celui des grands humanistes ou prophètes. Mais Jésus-Christ, lui, aura probablement encore des disciples en prière, et des églises – ou quelles qu’en soient les formes futures – célébreront sa mémoire et son message de salut. En 1966, John Lennon avait soulevé un débat qui reste ouvert : il aura au moins prouvé que la culture populaire peut, l’espace d’un instant, se croire aussi influente que le sacré. Mais l’histoire, longue et imprévisible, rappelle que le pouvoir de l’art et la promesse de la religion ne jouent pas exactement sur le même plan temporel ni spirituel. Les Beatles seront peut-être immortels dans le panthéon de la musique, tandis que Jésus demeure éternel dans la sphère de la foi – et chacune de ces formes d’héritage a sa grandeur singulière.
