Magazine Culture

McCartney et Dylan : deux génies face au vers parfait

Publié le 07 mai 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

Dans l’univers des Beatles, Paul McCartney a souvent été perçu comme l’incarnation de la mélodie pure, de la légèreté assumée, du romantisme pop. Pourtant, derrière ce vernis sucré se cache un musicien exigeant, un auteur perfectionniste, éternelment en quête d’un équilibre entre simplicité formelle et profondeur poétique. Il n’est donc pas anodin que McCartney, interrogé dans le cadre de la campagne My Inspiration du disquaire HMV, ait choisi une phrase de Bob Dylan — le poète maudit de la folk américaine — comme la ligne de texte vers laquelle il aspire encore aujourd’hui :
“She’s an artist, she don’t look back.”

Simple en apparence, cette phrase incarne pourtant une forme de sagesse existentielle, une déclaration d’indépendance artistique et une invitation à vivre dans le présent, sans nostalgie. Et si cette ligne, tirée du morceau She Belongs to Me (1965), résonne si puissamment chez McCartney, c’est parce qu’elle cristallise tout ce qu’il a admiré — et peut-être envié — chez Dylan depuis leur première rencontre.

Sommaire

Dylan, le poète secret des Beatles

Lorsque les Beatles découvrent The Freewheelin’ Bob Dylan à Paris, début 1964, c’est une révélation. John Lennon, d’ordinaire peu impressionnable, confiera plus tard : « On a écouté cet album pendant trois semaines sans arrêt. Paul l’avait obtenu d’un DJ français. On est tous devenus fous de Dylan. » Jusque-là, les Beatles s’étaient illustrés par des chansons d’amour légères et dansantes. Avec Dylan, ils découvrent une autre voix : celle d’un artiste qui ose la noirceur, la critique sociale, l’absurde poétique. Une voix qui semble parler non pas à la jeunesse, mais depuis ses entrailles.

Cette influence est déterminante. À partir de Help! et plus encore avec Rubber Soul, les Beatles se tournent vers des compositions plus introspectives, des paroles plus ouvertes, plus ambivalentes. La patte de Dylan infuse leur œuvre. McCartney lui-même confiera, un peu plus tard, qu’il ne comprenait pas toujours les chansons de Dylan dans leur totalité, mais que cela n’avait aucune importance : « Tu peux rester bloqué sur deux mots d’un texte de Dylan. ‘Jealous monk’ ou ‘magic swirling ship’, ce sont des combinaisons de mots fantastiques. Je n’ai jamais su écrire comme ça, et je l’envie. Il est un poète. »

Une phrase, un manifeste

La phrase choisie par McCartney — “She’s an artist, she don’t look back” — ne vient pas de l’un des textes les plus engagés ou symboliques de Dylan. Pourtant, elle condense en quelques mots un manifeste de liberté : celui de l’artiste qui ne se laisse pas enfermer dans le passé, qui refuse de se retourner, d’analyser, de s’excuser ou de s’expliquer. L’artiste pur, dont l’acte de création est un présent perpétuel.

C’est sans doute ce que McCartney admire le plus : cette capacité à lâcher prise, à ne pas chercher à plaire, à ne pas regarder en arrière pour vérifier si l’on a bien été compris. McCartney, lui, est souvent revenu sur ses œuvres, les a peaufinées, remodelées, a voulu contrôler leur réception. Cette ligne de Dylan évoque donc une forme d’idéal artistique qui lui échappe — et le fascine.

Une admiration à double sens

Si la fascination de McCartney pour Dylan est largement documentée, l’inverse a longtemps été moins évident. Dylan, réputé pour sa réserve et son allergie aux compliments, n’a pas immédiatement salué l’œuvre des Beatles. Il les a longtemps vus comme des rivaux, voire comme des héritiers trop commerciaux de sa propre révolution musicale. Mais les années ont adouci ce jugement.

En 2007, dans un entretien pour Rolling Stone, Dylan déclare sans détour : « Je suis en admiration devant Paul McCartney. C’est le seul pour qui j’ai une telle admiration. Il peut tout faire, et il ne s’est jamais arrêté. » Une déclaration rare, presque tendre, de la part d’un homme peu enclin aux effusions. Elle montre que, malgré les apparences, l’admiration entre les deux géants était bel et bien réciproque.

La nuit psychédélique où Dylan ouvrit l’esprit de McCartney

Il serait difficile d’évoquer la relation entre Dylan et les Beatles sans rappeler l’un de leurs premiers face-à-face, en 1964 à l’hôtel Delmonico à New York. Ce soir-là, Dylan introduit les Fab Four à la marijuana. Paul McCartney, légèrement éméché et submergé par l’effet de la drogue, griffonne ce qu’il pense être une révélation existentielle sur un bout de papier : “There are seven levels.” (Il y a sept niveaux.)

Cette phrase, absurde en apparence, a pourtant des résonances inattendues avec des concepts ésotériques explorés par William S. Burroughs ou dans les croyances antiques. Mais ce qui importe ici, c’est moins le contenu que le moment : une prise de conscience élargie, un moment de flottement entre rire, vertige et illumination. Dylan devient alors, pour McCartney, non seulement un modèle poétique, mais un passeur d’expérience.

De l’inspiration au style : entre labeur mélodique et fulgurance lyrique

Là où McCartney a toujours œuvré dans la clarté harmonique, dans la rigueur formelle, Dylan s’autorise les déviations, l’ellipse, la contradiction. She Belongs to Me, avec sa structure répétitive et son refus de narration linéaire, illustre à merveille cette écriture à la fois spontanée et mystique. Dylan y célèbre une femme libre, artiste totale, presque inhumaine dans sa force d’abstraction. Certains y voient un portrait de Joan Baez. Mais qu’importe : cette figure féminine est surtout une métaphore du pouvoir créateur lui-même.

McCartney, de son côté, a souvent cherché l’équilibre entre rigueur et émotion. Dans Yesterday, Blackbird ou Here, There and Everywhere, il atteint des sommets de pureté mélodique. Mais ce qui le distingue, c’est son attachement à une forme d’accessibilité. Là où Dylan déconstruit, Paul rassemble.

Et pourtant, cette petite ligne — She don’t look back — résonne comme un défi personnel. Un rappel de ce que signifie être un artiste : avancer. Ne pas se retourner. Ne pas corriger. Créer. Et lâcher prise.

Un vers pour l’éternité

Dans sa carrière post-Beatles, McCartney n’a jamais cessé d’explorer cette tension entre maîtrise et abandon. Il a su s’ouvrir à l’expérimentation (avec McCartney II, Ram, ou plus récemment Egypt Station), mais sans jamais renoncer à son instinct de mélodiste.

La ligne de Dylan agit pour lui comme un cap, une étoile fixe dans l’univers mouvant de la création. Elle incarne une forme de liberté qu’il a souvent recherchée, parfois approchée, mais peut-être jamais pleinement atteinte.

C’est cela, au fond, qui fait la beauté de cette admiration : elle ne se fonde pas sur une reproduction, mais sur une altérité féconde. McCartney n’essaie pas d’écrire comme Dylan. Il l’admire parce qu’il ne peut pas. Et dans cet écart se joue toute la richesse du dialogue entre deux des plus grands songwriters de l’histoire.


Retour à La Une de Logo Paperblog