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Des Extraits de « Bâtons rompus » de Jean Dubuffet

Par Etcetera
Extraits Bâtons rompus Jean Dubuffet

Dans le cadre du Printemps des Artistes j’ai lu cet essai théorique de l’un des principaux représentants de l’art brut, Jean Dubuffet (1901-1985), qui est vraiment passionnant quand on s’intéresse à la création, à la réflexion sur « l’art » (j’utilise ce mot avec des guillemets car Dubuffet le récuse).
J’avais déjà lu le premier livre de Dubuffet, Asphyxiante Culture, qui date de la fin des années 60 (1968 très exactement) et dont vous retrouverez ma chronique en suivant ce lien. « Bâtons rompus« , écrit dix à quinze ans plus tard, semble vouloir poursuivre et approfondir les réflexions de ce premier ouvrage.
Une conception très radicale de la création mais qui a quelque chose de profondément convaincant et séduisant ! En tout cas, que l’on soit ou non d’accord avec lui, on ne peut nier la finesse de réflexion de Dubuffet et l’acuité de sa vision. Son optique créative semble aller de pair avec une critique de la société et des normes établies, témoignage de sa grande indépendance d’esprit – signe, également, de cette période des années 1970-80, éprise de liberté, sous toutes ses formes.

Note pratique sur le livre

Editeur : Editions de Minuit
Genre : Essai sous forme d’interview
Année de publication : 1986 (posthume)
Nombre de pages : 96

Présentation par l’éditeur

Au cours du second semestre 1976, Jean Dubuffet eut de nombreuses conversations sur son travail avec Marcel Péju, lequel en établit ensuite une transcription. Mais Jean Dubuffet s’opposa à sa publication : dans son esprit, il s’agissait seulement d’une ébauche en vue de la préparation d’entretiens plus élaborés.
Cependant, il autorisa en 1980 Jacques Berne à mettre ces textes au net et, quelques mois plus tard, il s’en inspira pour rédiger lui-même une série d’entretiens fictifs. Ce sont ces pages, regroupées à l’origine sous le titre Questionnaire à bâtons rompus qui constituent les cent quatre premiers numéros du présent volume.
À la mort de Jean Dubuffet, en mai 1985, on trouva le manuscrit sur sa table, pourvu du titre, abrégé, de Bâtons rompus et augmenté, selon sa propre expression, d’un “ train de rallonge ”, rédigé en mai 1983 et en avril 1984.
(Source : site des éditions de Minuit)

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Quelques Extraits

Page 17

Q. — Avez-vous, antérieurement à 1942, étudié très attentivement dans les musées les peintures anciennes ?
R. — Non, pas vraiment très attentivement, sauf cependant vers 1935-36 quand je m’étais mis en tête de constituer une histoire de l’art – pas dans la façon habituelle mais en considérant uniquement les engouements qui se sont succédé dans la suite des temps. Par exemple à l’époque romane pour les plis cassés, les têtes de travers, ou bien les élancements de bras en tous sens chers à la Renaissance, ou, au temps de Pérugin et de Raphaël, un certain bleu qui apparaît partout. Je voulais en dresser l’inventaire. J’ai fait dans ce but des visites de musées en prenant des notes sur des carnets et faisant des croquis de tableaux démonstratifs. C’étaient de préférence des mauvais tableaux, je veux dire ceux qui sont tenus par les esthètes pour médiocres, mais où se marquaient bien ces engouements, qui m’intéressaient. 

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33
Page 28

Q. – On peut cependant penser que les musées contribuent à donner au public un goût de l’art.
R. – Qu’appelez-vous un goût de l’art ? C’est l’admiration, la révérence à l’égard de l’art que les musées visent à développer. Or la création n’a que faire d’admiration et de révérence ; c’est d’adhésion intime qu’elle est en quête, de mise à portée immédiate, de plain-pied dont l’admiration est bannie. Et le goût de quel art, voulez-vous dire ? D’une certaine espèce d’art, cet art spécieux qui a accès aux musées, qui est porté par la publicité et qui pourrait bien n’être que le faux art. L’emploi même de ce terme d’art se réfère à une norme et est par là nocif. La vraie création ne prend pas souci d’être ou de n’être pas de l’art.  Je croirais même bien qu’elle se trouve viciée dès que ce mot d’art est à son sujet prononcé. 

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65
Page 53

Q. – Estimez-vous qu’une œuvre d’art doit être célébratrice de la vie, de la condition humaine, et contribuer par là à donner confort et joie ?
R. – Il y a bien des différentes sortes de joies. Il y en a qui sont procurées à la faveur de l’oubli et d’autres qui sont à l’opposé dues à un accroissement de la lucidité. La désolation peut devenir source de fête. Le confort apporté par l’occultation des facteurs tragiques n’est pas d’un apport qui soit comparable à l’exaltation résultant au contraire de leur faire bien face en pleine lucidité. Le face-à-face de l’homme à son destin tragique l’enfièvre et éveille sa vaillance ; son malaise au contraire s’accroît quand, ce destin, on le lui cache, ou qu’on le lui présente fardé. Ce qui est indésirable, c’est la posture de déploration. Nous n’avons que faire d’œuvres qui nous convient seulement à déplorer ce que les choses sont. Nous ne sommes que trop portés à le faire sans qu’on nous y convie, aux heures de faiblissement. C’est la stimulation de notre bon courage que nous demandons aux œuvres de nous apporter.

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89
Page 67

Q. – Quelle est votre opinion du nihilisme ?
R. – La couleur de ce mot change selon l’extension qu’on lui donne. Il implique négation, mais négation de quoi ? Des vues sur lesquelles s’appuie la vie sociale ? Ou bien de toutes autres vues qui puissent être conçues pour leur être substituées ? Observez que dans le second cas c’est alors une négation du bien fondé de toute négation. C’est une invite à s’en tenir, dès lors que rien d’autre ne s’offre qui puisse être mieux fondé, aux vues conventionnelles qu’on avait d’abord contestées.  On peut aller encore plus loin, nier qu’aucun bien-fondé soit nécessaire à rien et donner par là champ libre à toute licence. Porter le lieu d’épanouissement au point où sont abolis tous critères et où la notion de bon ou mauvais fondement ne présente plus de sens. Je prétends qu’à ce moment le nihilisme s’inverse,  devient activement constructif.

90

Q. – Est-ce en un tel lieu que s’exerce votre art ?
R. – Il cherche à s’y porter.

91

Q.– Ne faites-vous pas là l’apologie de la psychose ?
R.– Je ne sais ce qu’il faut au juste entendre à ce terme ; je ne suis pas non plus sûr que les médecins le sachent bien non plus. Si la psychose consiste à se décrocher de l’optique usuelle et en inventer de nouvelles, disons alors que la création d’art ne peut être que psychotique et qu’elle ne l’est jamais assez. Les médecins n’ont pas tort de déclarer vicieuse toute façon d’être ou de penser qui s’écarte de la norme sociale, car toute la vie sociale se voit mise en question sitôt que l’est un maillon de la chaîne des vues qui la conditionnent. Et ce n’est pas de vues qu’il faudrait parler là mais c’est plutôt d’aveuglement, car la vie sociale repose capitalement sur l’oubli, sur l’occultation des problèmes primordiaux ; elle se voit compromise pour ceux qui ne parviennent pas à les chasser de leur pensée. La norme consiste à oublier, si bien qu’on peut se demander si ce n’est pas elle qui est une psychose – une psychose collective instituée pour le bon confort social – et si ce n’est pas ceux que les médecins déclarent psychotiques qui font plus que les autres montre de lucidité. 

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