Fil narratif (médiation culturelle) à partir de : printemps et aubépines – souvenirs d’une morte – Charles Stépanoff, Attachements. Enquête sur nos liens au-delà de l’humain, La Découverte 24 – Sanam Kathibi, Painting after Painting, Smak Gand – une œuvre de Berlinde de Bruyckere (Bozar) – Jon Fosse, Un nouveau nom, Christian Bourgois 2025 – Waltzing above ground, Guy Klucevsek – Beethoven, Hammerklavier, adagio sostenuto, Alfred Brendel – (…)
Souffle floral, avant incarnation
Étourdi comme à la première fois, comme à nouveau face au printemps originel de tout, ébaudi dans son jardin par l’éclosion explosive du végétal, étourdissante comme un « bouquet final » ( chant du cygne ?). Partout, dans les alentours sillonnés à vélo, des coulées ou geysers de couleurs pimpantes, juvéniles, même pas encore des arbres ou des buissons, mais des souffles colorés exhalés par les branches, les troncs et les racines, des buées instables, des âmes fugaces, même pas encore de la vie incarnée dans des feuilles et des fleurs, juste des constellations lumineuses en lévitation, des apparitions, des annonciations. Flottantes. Puis, dans une vague de chaleur sans précédent, en quelques heures, à vue d’œil, les floraisons (se) précipitent, splendeur émergeante exacerbée. Pavois processionnel aérien qui atterrit, s’enracine. Jamais vu une telle profusion printanière.
Parachutage d’aubépines, le buisson chamane se révèle
Le peuple des aubépines qu’il affectionne particulièrement – depuis qu’il est né, lui semble-t-il -, est particulièrement too much, sublime, monstrueux. Longues colonnes échevelées, étincelantes, transe nacrée, entre labours nus, pâtures vertes fluo, marée jaune de colza. Ou estafette éparpillée dans les bocages, solitaires, géantes chevelures de sel, scintillantes sous le vent et le soleil, parachutées et pétrifiées sur place, mais « dès que j’aurai le dos tourné, elles reprendront leur course ou leur danse ». Parfois, sentinelles toutes d’avalanches de soie pure, poudreuse, encastrées dans la lisière touffue des bosquets, entre chênes, charmes, aulnes. Certaines convergeant en chorégraphie circulaire autour d’un vaste marronnier, en haut d’un vallon, formant le dôme d’un lieu de culte indéchiffrable téléguidant, le long des routes, de hauts buissons individualistes, éclaireuses jamais taillées, sauvages, échevelées, branches tentaculaires ruisselantes de fleurs, toutes empreintes d’une profonde agitation extatique, oraculaire, lui inspirant ravissement foudroyant et indescriptible crainte, sainte. Il adore ces aubépines hypertrophiées, déchaînées par le soudain et brutal climat tropical. Éblouissantes de pureté et d’obscénité, comme celle auprès de laquelle, la plupart du temps anonyme, il s’arrête tout au long des quatre saisons pour souffler, pisser, manger sa tartine, regarder, ruminer, respirer, à laquelle il a donné un nom et à qui il parle. Soudain, vêtue d’apparat, sacerdotale, singulière, habitée, métamorphosée, extravagante, amphétaminée, bourdonnante d’insectes butineurs, nimbée d’aura chamanique. Frémissante porte spatio-temporelle. Je raconte ce que pensent les fleurs revenues du monde invisible juste le temps d’un bref printemps. Oubliées les redoutables épines, il rêve d’y plonger à toute vitesse sur son vélo, de traverser… Il a rarement connu un air aussi chargé de leur parfum entêtant, capiteux, une atmosphère aussi soyeuse de pollen, qu’il aspire à plein poumons, par monts et par vaux, au gré du besoin d’oxygène de tous ses muscles en plein effort de pédalage.
Les voir toutes, fouiller l’exubérance florale, jusqu’au morbide
Ca le démange, il veut les voir toutes, établir un cadastre mental de toutes les aubépines libres de sonterritoire. Respirer à fond les molécules d’éphémère de ces encensoirs floraux, les agréger à la moindre de ses fibres. Il y a là un message d’ailleurs, le message qu’il attend depuis toujours, tous les ans, mais jamais audible complètement, toujours partiel, en lambeaux, inachevé. Ce message attendu est ambigu, bienveillant et redoutable, en affinités occultes avec cet autre printemps hyper radieux, lointain, pour ainsi dire hors du temps, durant lequel sa mère expire, où il découvre l’odeur de la mort sous les fleurs amassées dans la chambre. Lys nuptial et chair en début de décomposition, cocktail infernal. Depuis, chaque printemps sublime distille (pour lui), sous l’éclat de renaissance, un relent morbide, indéfinissable mais tenace, enivrant, amplifié cette année-là par le portrait d’une jeune femme, diffusée dans tous les médias, comédienne décédée des suites d’un cancer, plus ou moins au même âge que sa mère. Mon dieu qu’elle était jeune… J’ai perdu quelque chose d’incommensurable lors d’un lointain printemps chaleureux, je cours après depuis lors, comme pour parvenir à arpenter l’entièreté de cet incommensurable, et chaque printemps, j’attends que quelque chose me revienne, ressuscite… Et le soir, exténué, fermant les yeux, il revoit les buissons fleuris, voie lactée de pétales refluer et revenir en marée lente sous la lumière lunaire, berçant ce qu’il a enfoui d’espoir et d’attente dans leurs épiphanies, au son d’une musique douce de pèlerinage cosmique, réminiscence musicale d’une œuvre de Guy Klucevsek, des cordes étirées en communion légère avec le silence, ravaudant finement les bords d’entités vivantes invisibles, réunissant des cœurs séparés, broderie patiente de retrouvailles des sens, jusqu’à ce que pointe l’accordéon, discret, délicat, esquissant une valse lumineuse, Walttzing above Ground, épousant l’atmosphère de lévitation florale. Le matin, sortant de chez lui, c’est un chemin jonché de pétales immaculés qui s’ouvre devant lui, évoquant une fête terminée, ces mariages où sont jetées des brassées de riz et de fleurs.
Que reste-t-il à vivre , avec quels attachements ?
Le chœur de ces transfigurations – qui l’exalte et vont très vite décliner, roussir, s’éteindre, se transformer en baies -, l’attire non-stop dans les campagnes, toutes ses journées et soirées y passent, fébrilement, elles sont particulièrement admirables au crépuscule, bioluminescentes, les insectes nocturnes, voltigeurs, prenant la relève des diurnes. Il ajourne toute autre activité, ce qui ne fait qu’endiabler le compte à rebours obsédant dont il ne parvient pas à se dépêtrer. Il barbote en effet – pas pressé d’avancer, incapable de rebrousser chemin – dans cette zone où l’espoir de vie en bonne santé s’atténue. Comment utiliser au mieux le temps qui lui reste ? Que lui faut-il accomplir pour répondre aux critères d’une « vie réussie » ? Quel serait l’usage optimal – du moins le plus opportun – des quelques talents dont il dispose ? Pédaler, pédaler jusqu’à réaliser un record qui le singulariserait à l’excès, au bout de ses forces (le fameux et ridicule « se dépasser » !), faire exploser ses data, parachever une existence à avaler du vent dans les routes de campagne, ne laisser que du vent, n’être que du vent ? Écrire, écrire, jusqu’à enfin finaliser quelque chose qui puisse rester, transformer l’essai de ses premiers émois poétiques, ses démangeaisons rimbaldiennes, en volume imprimé qui dormirait dans les bibliothèques publiques (attendant une hypothétique découverte par d’autres futurs lecteurs)? Lire, lire pour atteindre le sentiment d’avoir poussé sa nature de lecteur dans ses derniers retranchements, avoir le sentiment que son cerveau épouse un texte absolument sans reste, effectue une compréhension objectivement absolue et donne vie mentalement à une interprétation complète du monde, à travers les écrits d’un-e autre, renoncer à son moi et se transformer en expert monomaniaque d’un auteur (ou autrice), d’un style, d’un thème ? Il ne se libère décidément pas de cette obsession de « laisser quelque chose », une trace, une marque, probablement ce qui le poussa très tôt dans des voies de traverses, loin de l’école. Mais ce qui le titille vraiment est plutôt de s’éteindre discrètement, sans douleur, sans s’en rendre compte dans la fabrique ininterrompue d’une trace de telle nature qu’elle échapperait au temps (et lui aussi un peu), y fusionnant avec une activité bien plus large que la sienne. S’il y a dans les différentes pistes qui se sont ouvertes très tôt à lui un fantasme de gloire rédemptrice, qui l’a dévié de toute trajectoire conventionnelle, il y capte surtout un appel aiguisant le besoin obscur, forcené, de renouer contact avec l’au-delà de l’humain, de revivre dans un réseau d’attachements avec l’invisible où trouver consolation, apaisement (ce pourquoi il se dirigea vers des amis au profil d’hippies et artistes, la compagnie d’animaux chèvres, lapins, poules, chien, chat, la terre à cultiver, le pain à pétrir et cuire soi-même), attiré par la survivance de ce que Charles Stépanoff qualifie de « réseau dense ». (Sur un air d’Annegarn, « je suis un bébé éléphant égaré, quel réseau dense voudrait bien m’adopter ».)
La fabrique instinctive d’images, dans tous les faire quotidien, jusqu’à l’inachevé, délivrance du peintre
Le moindre faire auquel il s’est amarré, en s’investissant dans telle ou telle activité, professionnelle ou de loisir, matérielle ou spirituelle, de la plus régulière à la plus ténue – et cela inclut la cuisine, la visite de musées, le jardinage, le bricolage, … – ne consistait finalement qu’à générer des images du monde qui lui rende la vie habitable, fabriquer au moins dans la tête une représentation d’un monde dans lequel il serait plus facile de vivre. Tout faire produit des images, des représentations, des peintures des relations désirées avec l’autre, les autres, le vivant et le non-vivant, plus exactement des schémas des attaches qu’il élucubre, projette, bricole, déploie, entretient avec le vivant (et qui lui donne vie en retour), à tâtons. Rendre visible, palpable – profitable – ce réseaux d’attaches vitales et qui ne se décrètent pas, par l’écriture, la lecture, le pédalage, la cuisine, le jardinage, l’amour, ça a bien été sa marotte principale. Il en vient, l’âge aidant, à manquer de l’énergie, ou de la motivation, qu’il engageait là-dedans, quand une foi désespérée le poussait à en faire toujours plus, toujours creuser, explorer toujours plus loin la coïncidence parfaite avec ses raisons d’être. Flirter avec les derniers retranchements et ce qu’ils permettent de voir et sentir, au-delà, hors limite. (Se dépasser comme certains disent !) Aujourd’hui, il doit accepter que tout cela désormais restera interrompu, ouvert, en chantier, inachevé, et que c’est l’inachèvement qu’il lui faut désormais entretenir, maintenir, poursuivre, présenter comme une richesse, une chance, une issue méritante ! L’inachèvement comme forme d’attachement ! Il rejoint alors le peintre raconté par Jon Fosse : « … et ça me fait du bien de penser que je ne vais plus peindre, que c’est fini, que j’ai fait ce que j’avais à faire, et ce que je voulais faire c’était peindre, et j’ai peint, année après année j’ai peint, et dans le fond toutes ces années j’ai peint la même image, et plus je me suis approché de mon image intérieure mieux j’ai peint, et d’une certaine manière ces images inachevées sont aussi des tableaux terminés, oui, justement parce qu’elles sont inachevées, parce que ça me paraîtrait une erreur de terminer une image, parce que mes images pointent toujours dans leur image vers quelque chose au-delà d’elles-mêmes, dans toutes mes images il y a une sorte de désir pour quelque chose de lointain, et en même temps ces images désirent quelque chose de présent en elles, je pense… » (p.117) Ainsi, oui, d’une activité d’écriture qui, sans projet bien, représente bien ce qu’il a voulu faire de sa vie, écrire-langage, écrire-vélo, écrire-lecture, écrire-cuisine, écrire-jardinage… L’inachèvement, en toutes ces formes d’écritures-images de ses attachements au vivant, a maintenu en lui le lien vers « quelque chose au-delà », le « désir pour quelque chose de lointain », l’inachèvement lui a fourni l’illusion du « sans fin », le sentiment de « faire quelque chose de sa vie » !
Bien vivre inachevé
Oui, ça serait une erreur d’achever ses images générées par ses différentes techniques de brasser l’air, pas le vide, ses gestuelles entrant toujours en contact avec des présences-résistantes, des complicités invisibles (lire avec, écrire avec, pédaler avec, jardiner avec, cuisiner avec, …). Bien vivre consiste désormais à éviter de leur inventer une finitude, au risque de perdre « ce vers quoi elles tendent à l’intérieur d’elles-mêmes, vers un au-delà »… Ce « désir pour quelque chose de lointain », qui est aussi le désir qui l’habite depuis toujours et lui permet de « tenir », se loge dans tout ce qu’il fait et se perpétue vaille que vaille à condition de sauvegarder, non intentionnellement (faut le vouloir mais ça ne se décrète pas ni ne se contrôle!), une part d’inachevé dans tout « faire ». Et qui n’est pas non plus sans entretenir par ailleurs en sentiment de rater quelque chose, de ne pas arriver à ses fins ) Voilà, confusément, ce qui entre dans la pulsion irrésistible qui le pousse à accueillir les aubépines, toutes les aubépines, illuminées en éclaireuses cosmologiques, tireuses d’alarme, vieilles connaissances parachutées en tentative d’apothéose, prenant possession du territoire, promesse d’une rencontre efficiente avec ce lointain désiré venu enfin à sa rencontre. Voire l’enlever, l’emporter.
Deux toiles de Sanam Khatibi, mort et vif font bon ménage, farce
Cet éclat vierge de l’inachevé providentiel, cette puissance d’images qui s’autonomisent, vivent leur vie, mettent en scène un désir caché en elles-mêmes, d’indéfinissable, et pointent vers quelque chose d’autre, qui leur échappe, qui échappe à l’artiste, fait écho à ce qu’il a sans cesse expérimenté en écrivant. L’écriture est surtout une technique qui fait remonter des mots, des idées, des images, des musiques que sa conscience ne pouvait voir venir, qui viennent d’un point de son cerveau inatteignable par la volonté, où la mémoire individuelle se mélange avec une mémoire neurale plus large, sans fin, de l’espèce. Il amorce avec une mise en forme convenue, protocolaire, une intention objectivée, une idée de ce qu’il veut écrire, la rédaction de quelques phrases raisonnées, tirant parti des ressources de la langue maîtrisée, du vocabulaire mémorisé, des règles grammaticales inculquées, et puis tout d’un coup, ça vient, ce qu’il couche sur le papier (l’écran) le dépasse, littéralement, le surprend. Sans doute en est-il de même pour la peinture, la sculpture, la musique, tous les arts, cela étant ce qui les rend si incontournables. Qu’est-ce qui fascine tant dans l’adagio sostenuto de la Hammerklavier sinon la résurgence, dans le monologue pianistique, de bribes imprévisibles de la mémoire musicale de l’espèce humaine, un pluriel qui hante chaque note, chaque phrase, chaque silence ?
C’est ce théâtre fascinant invisible-et-pourtant-représenté qui le hèle vers deux toiles animées de Sanan Khatibi. De loin, très familières, peut-être des copies de toiles déjà vues, et semblent de plus en plus étrangère au fur et à mesure qu’il en approche, l’embrouillant, le perdant. Référence aux anciennes images du paradis de la peinture flamande (par exemple), mais subtilement chamboulées. La végétation abondante mêle les différente saisons et dans sa disposition atypique, elle manifeste une agentivité désarçonnante. Les arbres, par exemple, semblent avoir quelque chose de nomade, capables de se déplacer, s’envoler, se coucher, se relever. Le paysage réunit des espèces hybrides – corps animal avec tête humaine, bête fabuleuse à deux têtes -, des squelettes bien vivants, porteur de chandelle, tisonnant le sol avec de longues tiges, et des membres d’humains, des jambes nues, surgissent des hautes herbes, soit débats, soit chutes à la Icare. Mais surtout, l’espace qui tient lieu de ciel est vide, absent, d’une teinte rose chair uniforme parcourue de lignes ondulantes évoquant les strates du bois vivant. Et au centre de l’image, autour de quoi se met en scène ces agentivités anarchiques des choses mortes et vives, toutes occupées à ourdir un mauvais coup, une gigantesque farce originelle, ou à en effacer les traces sous une pantomimne hermétique, coule ou stagne un fragment de ciel bleu, flaque ou rivière, interface de passage, monde inversé où la terre se transforme en rives de l’infini céleste, où plongent ses racines, où il n’y a plus de barrière entre mort et vif, mais une cohabitation, une simultanéité.
Quand ce qui ne doit pas mourir, meurt, choc, mauvais présage
L’exubérance spasmodique des aubépines tisonne en lui les braises d’un baiser antérieur entre beauté lumineuse et mort opaque, (pas chaque année, quelques fois le printemps), collision frontale entre renouveau et morbide et qui, au détour d’une salle d’exposition, lui saute à la gorge comme à la première fois, choc intangible. Dans une rétrospective de Berlinde de Bruyckere, une image qu’il avait vue il y a longtemps, déjà, et qui le mine certainement depuis, refoulée. Un poulain, tendre, encore tout chaud de sa mère, posé sur le coin d’une table d’équarrissage, tête et pattes graciles dans le vide, yeux ouverts vitreux. Vit-il encore attendant le coup de grâce ? Une couverture serre sa taille, comme un pansement, puis s’étale sous la dépouille. Est-il gravement blessé, attend-il le chirurgien, la blessure est-elle trop grave ? Les entrailles ouvertes ? la façon molle dont il gît, capitulant, sacrifice horrible et inconcevable, sublime sa fragilité éternelle, sonné par la mort imminente, déjà là, choquante. Il ne voulait pas mourir, il ne devait pas mourir, trop jeune, plein de fougue nouvelle, hélas perdue, pour lui, pour tous, à jamais. A chaque fois que qu’il regarde la dépouille en attente, la révélation de la perte irrémédiable est totale, bouleversante, sauvage, rageuse, ravageuse.
Pierre Hemptinne






