Bob Dylan fut bien plus qu’une idole pour George Harrison : un guide, un modèle artistique et spirituel. Leur relation, faite de respect mutuel et de complicité musicale, a permis à Harrison de s’affirmer en tant qu’auteur-compositeur. De leurs premières rencontres à l’aventure des Traveling Wilburys, Dylan incarne pour lui une inspiration constante et profonde.
Dans la grande cartographie musicale du XXe siècle, certaines constellations brillent d’un éclat particulier, non pas parce qu’elles se situent au centre de toutes les attentions, mais parce qu’elles guident en silence. Pour George Harrison, Bob Dylan fut cette étoile, ce phare dans la brume, cette voix dont la lumière transperçait les dogmes de la pop britannique pour ouvrir les chemins d’une liberté créatrice nouvelle. Lorsqu’il déclare un jour, avec cette concision toute britannique, « He’s better than the lot of ya… he’s the governor », ce n’est ni une flatterie ni une formule en l’air. C’est une vérité intime, simple et définitive : Bob Dylan fut, pour Harrison, l’artiste ultime.
Sommaire
- Rencontre au sommet : deux solitudes qui se reconnaissent
- Le souffle d’une émancipation
- « He’s the governor » : une déclaration d’allégeance
- La parenthèse enchantée : le Traveling Wilburys
- Dylan, contrepoids à Lennon/McCartney
- Une ouverture au monde comme héritage
- Dylan, miroir et déclencheur
Rencontre au sommet : deux solitudes qui se reconnaissent
La première rencontre entre George Harrison et Bob Dylan remonte à 1964, à New York. Les Beatles sont alors en pleine Beatlemania, enchaînant les apparitions hystériques, les plateaux télé et les concerts chaotiques. Dylan, lui, est déjà une figure mythique du Greenwich Village, barde énigmatique, adulé par une jeunesse intellectuelle avide de sens et de contestation. Cette rencontre initiale, souvent racontée comme l’instant où Dylan aurait initié les Beatles à la marijuana, marque surtout le début d’une relation d’admiration mutuelle et durable.
Mais si Lennon et Dylan se jaugent, se provoquent, s’observent avec une certaine rivalité spirituelle — parfois teintée de sarcasme, comme dans le fameux pastiche Fourth Time Around — la relation entre Dylan et Harrison s’inscrit dans une autre temporalité. Plus douce, plus sincère, plus équilibrée. Il n’y a pas ici de lutte d’ego. Dylan perçoit en Harrison une sensibilité rare, un musicien à part entière, trop souvent éclipsé dans l’ombre imposante du duo Lennon/McCartney. Harrison, lui, trouve chez Dylan un modèle d’artiste libre, affranchi des conventions, fidèle à sa propre boussole intérieure.
Le souffle d’une émancipation
L’impact de Dylan sur Harrison ne se limite pas à l’admiration d’un fan pour une idole. Il agit comme une détonation silencieuse, un déclic créatif. Jusque-là, Harrison avait timidement placé quelques chansons sur les albums des Beatles (Don’t Bother Me, I Need You), mais il peinait à imposer sa voix au sein d’un groupe dominé par les deux géants de la composition.
L’œuvre de Dylan, par sa forme brute, dépouillée, à la frontière de la poésie et du pamphlet, ouvre à Harrison un champ d’expression nouveau. Il comprend que la valeur d’une chanson ne réside pas dans sa perfection harmonique, mais dans sa vérité. Qu’il est permis d’être imparfait, tant que l’intention est juste. Dylan lui offre une permission d’exister en tant qu’auteur.
Ce basculement est audible dès Rubber Soul (1965), avec If I Needed Someone, puis de manière plus flagrante sur Revolver (1966), où Harrison signe Taxman — une attaque sèche contre le fisc britannique, au ton sarcastique résolument dylanien. Le mot s’affûte, la guitare devient arme, l’humour s’acidifie. Harrison, désormais, ne compose plus en retrait. Il se positionne.
« He’s the governor » : une déclaration d’allégeance
Le qualificatif de governor, dans l’argot britannique, n’est pas anodin. C’est une désignation affectueuse mais respectueuse, qu’on réserve à une figure d’autorité naturelle, un guide respecté et incontesté. En l’appliquant à Dylan, Harrison lui attribue le rôle de chef de file, de maître spirituel d’une certaine conception de l’écriture. Il ne s’agit pas d’un compliment poli : c’est une forme d’allégeance. Il reconnaît en Dylan celui qui a su conjuguer avec brio exigence poétique, radicalité artistique et intégrité personnelle.
Cette admiration ne fut jamais tiède, ni passagère. Harrison affirmera un jour, non sans humour, qu’il était prêt à appeler son futur fils Dylan. Il écoute ses disques régulièrement, avec une fidélité que peu d’autres artistes lui inspirent. Il ne cesse d’en louer l’audace, la constance, la capacité à se renouveler tout en restant fidèle à une voix intérieure. Ce respect profond, Dylan le lui rendra avec chaleur, déclarant dans une interview à Rolling Stone en 2007 : « George avait cette capacité étonnante à créer une chanson à partir d’accords qui ne semblaient reliés à rien. Personne d’autre ne pouvait faire ça. »
La parenthèse enchantée : le Traveling Wilburys
L’amitié entre Dylan et Harrison trouve son aboutissement artistique dans l’éphémère mais légendaire supergroupe The Traveling Wilburys, formé à la fin des années 1980. Aux côtés de Jeff Lynne, Roy Orbison et Tom Petty, les deux hommes enregistrent deux albums d’une rare fraîcheur, où la joie de jouer ensemble l’emporte sur toute autre considération.
Ici, pas d’ego surdimensionné, pas de compétition larvée. Juste cinq musiciens s’amusant comme des ados, partageant leurs voix, leurs riffs, leurs idées. Harrison et Dylan y apparaissent égaux, complices, presque fraternels. La légèreté de ces sessions contraste fortement avec l’atmosphère pesante de la fin des Beatles. Harrison, enfin, respire.
Dylan, contrepoids à Lennon/McCartney
Ce que Dylan incarne pour Harrison, c’est aussi une alternative au modèle Lennon/McCartney. Là où ses deux anciens camarades s’inscrivent dans une dynamique de surenchère mélodique, de structure sophistiquée, Dylan incarne l’authenticité dépouillée, l’urgence du verbe. Dans un monde où les Beatles s’efforcent de dépasser les limites du studio, Dylan prouve qu’on peut bouleverser le monde avec une simple guitare et une vérité lancée droit dans le micro.
Dans une déclaration restée fameuse, Dylan déplore même que Harrison ait été « coincé » dans son rôle de troisième homme : « George s’est retrouvé dans la position du Beatle qui devait se battre pour faire figurer ses chansons sur les albums, à cause de Lennon et McCartney. Qui ne serait pas resté bloqué dans une telle configuration ? S’il avait eu son propre groupe à l’époque, il aurait été aussi grand que n’importe qui. »
Cette déclaration, venant d’un artiste aussi peu enclin aux éloges, en dit long sur la reconnaissance que Dylan portait à Harrison. Elle vient aussi valider, a posteriori, le sentiment longtemps refoulé d’un musicien trop souvent sous-estimé.
Une ouverture au monde comme héritage
Ce qui rend cette admiration mutuelle si précieuse, c’est qu’elle dépasse la musique. Elle témoigne d’un lien spirituel, d’une quête commune. Dylan initie Harrison à l’idée que l’artiste doit être poreux au monde, qu’il doit se laisser traverser par les courants contraires de l’époque. C’est cette ouverture qui poussera Harrison vers l’Inde, vers Ravi Shankar, vers une spiritualité qui irrigue toute son œuvre post-Beatles.
Ce n’est pas un paradoxe, mais une continuité. Le même homme qui vénère la rudesse poétique de Dylan est celui qui se recueille dans la douceur méditative du sitar. L’un nourrit l’autre. En s’ouvrant à l’Amérique de Dylan et à l’Inde de Shankar, Harrison incarne une forme d’humanisme musical, où les frontières s’effacent au profit de la vérité.
Dylan, miroir et déclencheur
À la fin de sa vie, George Harrison ne cessa jamais de parler de Dylan avec respect, affection et gratitude. Il voyait en lui un miroir, mais aussi un déclencheur. Celui qui lui avait permis de s’affirmer, non comme Beatle, mais comme George Harrison, auteur-compositeur à part entière.
Et si, de Lennon à Clapton, en passant par McCartney, peu d’artistes contemporains manqueraient de saluer le génie de Dylan, il est permis de croire que pour chacun d’eux, il représente quelque chose de profondément personnel. Mais pour Harrison, ce fut plus encore : un frère d’âme. Le seul à qui il aurait pu dire, sans ironie, sans détour, sans filtre : You’re the governor.
