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How Do You Sleep? : Lennon règle ses comptes avec McCartney

Publié le 03 juin 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

How Do You Sleep? est le règlement de comptes le plus brutal de John Lennon contre Paul McCartney. Derrière ses attaques acides se cache un cri de douleur, un adieu amer aux Beatles et à une amitié brisée. Un chef-d’œuvre de rage maîtrisée.


Il existe, dans l’histoire du rock, quelques chansons si âpres, si abrasives, qu’elles semblent nées non pas de l’inspiration mais d’un besoin viscéral de régler des comptes. How Do You Sleep?, écrite et interprétée par John Lennon en 1971, appartient sans conteste à cette catégorie. Avec son riff menaçant, ses arrangements sinueux, ses paroles empoisonnées, elle apparaît comme un acte d’agression musicale, dirigé presque mot à mot contre Paul McCartney. Plus qu’une chanson : une vendetta en trois minutes quarante-sept secondes.

Mais si l’on écoute entre les lignes, How Do You Sleep? est plus qu’un simple règlement de compte. C’est aussi un cri d’amour déçu, une blessure qui se déguise en haine, un adieu empoisonné à l’un des plus grands duos créatifs du XXe siècle. Car derrière les coups de griffes, c’est encore le fantôme des Beatles qui plane.

Sommaire

La rupture : de Let It Be à Ram, l’implosion d’un mythe

L’histoire de How Do You Sleep? ne commence pas avec une chanson, mais avec une rupture. Celle des Beatles, annoncée officiellement en avril 1970, mais ressentie bien avant. Les dernières sessions, notamment celles de Let It Be, furent marquées par les tensions, les départs temporaires (notamment de George Harrison), les disputes incessantes sur la direction artistique du groupe. Lennon, de plus en plus absorbé par sa relation avec Yoko Ono, ne supporte plus l’influence croissante de McCartney, qu’il juge autoritaire, directif, froid.

De son côté, McCartney n’accepte pas la tournure que prend Lennon, ni sa passivité apparente en studio. Il quitte Apple Corps, intente un procès aux autres Beatles pour dissoudre juridiquement leur société commune, et publie en mai 1971 son second album solo, Ram, dans lequel certains titres sont perçus comme des piques voilées à Lennon et Yoko.

Le morceau Too Many People, en particulier, contient des lignes ambiguës que Lennon interprète comme des attaques personnelles : “Too many people preaching practices” ou encore “You took your lucky break and broke it in two”. Lennon, furieux, décide alors de répondre… mais avec des moyens bien plus brutaux.

Le morceau : une entreprise de démolition orchestrée

How Do You Sleep? est enregistré en juillet 1971, au sein des sessions de l’album Imagine, aux studios d’Ascot Sound. Le morceau est construit autour d’un riff de slide guitar obsédant, joué par George Harrison — ironie suprême, puisque c’est Harrison qui accompagne Lennon dans cette entreprise de démolition de leur ancien camarade.

Dès les premières secondes, le ton est donné. La voix de Lennon est acide, moqueuse, narquoise. Il ne cherche pas à convaincre, ni à expliquer. Il attaque. Les paroles sont explicites :

“The only thing you done was yesterday / And since you’ve gone you’re just another day”

En une seule ligne, il brocarde Yesterday, le plus grand succès de McCartney, et Another Day, son premier single solo. Le coup est double, et cruel.

“Those freaks was right when they said you was dead”

Il fait ici référence à la rumeur absurde de 1969 selon laquelle Paul serait mort et remplacé par un sosie. Lennon prend le mythe et le retourne contre lui : il l’utilise comme une métaphore de la vacuité artistique qu’il prête à son ancien partenaire.

“A pretty face may last a year or two / But pretty soon they’ll see what you can do”

La dernière pique est encore plus personnelle : elle sous-entend que McCartney n’a réussi que par son charme, et que son talent réel est discutable. C’est un procès en illégitimité artistique, une tentative d’effacement public.

George Harrison : le renfort inattendu

La présence de George Harrison sur ce morceau est souvent commentée avec gêne. Lui qui fut le plus effacé du duo Lennon-McCartney pendant des années se retrouve ici instrumentaliste d’un lynchage public. Son jeu de slide, venimeux et précis, donne au morceau sa texture sinueuse, presque rampante.

On a souvent vu dans cette participation une preuve de sa rancœur envers McCartney, notamment pour les humiliations subies lors de l’enregistrement de Let It Be, quand Paul le corrigeait sèchement sur ses parties de guitare. Mais Harrison, toujours ambigu, n’a jamais confirmé explicitement qu’il approuvait le texte. Il semblait simplement heureux d’être à nouveau aux côtés de Lennon, après des mois de tensions internes.

L’ironie n’en est que plus grande : la chanson qui fustige la division et la trahison est elle-même le fruit d’une forme d’alliance, presque politique, entre les “exclus” du tandem Paul-John.

Une rage calculée : provocation ou catharsis ?

On aurait tort de voir How Do You Sleep? comme une simple querelle d’ego. Lennon, en dépit de sa férocité, construit ici une œuvre musicale cohérente, une chanson à la tension croissante, au groove inquiétant, à la production léchée. Ce n’est pas un dérapage, c’est une mise en scène. Une forme de théâtre sonore.

Mais pourquoi tant de violence ? Pourquoi cette haine si spectaculaire, si publique ? La réponse, sans doute, est psychanalytique. Lennon s’en prend à Paul comme on s’en prend à un frère dont on a été séparé. Il ne lui reproche pas seulement ses chansons. Il lui reproche la rupture du lien fondateur, la fin du rêve Beatles. Il lui dit : “Tu m’as quitté. Et je t’en veux.”

On pourrait voir dans How Do You Sleep? le contrechamp de Jealous Guy. Là où ce dernier implore, celui-ci accuse. Mais dans les deux cas, c’est la même douleur qui s’exprime : celle d’un amour défait.

Paul McCartney : réaction, silence et résilience

McCartney, à l’époque, choisit de ne pas répondre publiquement. Il ne publiera jamais de contre-chanson. Il se contente de quelques phrases sibyllines dans la presse, où il exprime sa tristesse face à la tournure des choses. “J’étais déçu, surtout par George,” dira-t-il des années plus tard.

Mais en privé, la blessure est réelle. McCartney mettra du temps à pardonner. Il faudra attendre la fin des années 1970 pour que les deux hommes, lentement, se rapprochent à nouveau. Et c’est sans doute la plus grande leçon de cette histoire : derrière l’acrimonie, derrière les rancunes, il y avait encore, enfoui, un lien d’amour indéfectible.

Héritage d’une chanson toxique

Aujourd’hui, How Do You Sleep? divise toujours les fans. Certains la voient comme un chef-d’œuvre de lucidité cruelle, d’autres comme un coup bas inutile. Elle a peu été reprise, à l’inverse de Jealous Guy. Peut-être parce qu’elle est trop personnelle, trop datée. Ou peut-être parce qu’elle met mal à l’aise, en exposant sans filtre la violence d’un cœur brisé.

Mais elle reste, indéniablement, une pièce essentielle de la mythologie post-Beatles. Elle rappelle que la fin d’un groupe, ce n’est pas seulement la fin d’une collaboration. C’est la fin d’un pacte, d’un rêve, d’une fraternité.

Et dans la voix de Lennon, acide mais blessée, on entend moins un procès qu’un cri de douleur. Celui d’un homme qui, ne pouvant plus dire “je t’aime”, préfère dire “je te hais”.


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