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« Les dieux ont soif » d’Anatole France

Par Etcetera
dieux soif d’Anatole France

J’avais entendu parler d’Anatole France (1844-1924) mais, peut-être à cause de ses nom et prénom, j’imaginais un auteur ampoulé et désuet. Cependant, notre regretté ami Goran avait consacré en 2017 un bel article à son plus célèbre roman « Les dieux ont soif » et ma curiosité avait été éveillée ! Certes, j’aurai mis plusieurs années à le lire effectivement – mieux vaut tard que jamais…
Une autre chose avait attiré mon attention sur ce roman historique : la célèbre poète Marie-Claire Bancquart (1932-2019) le tenait en grande estime et elle lui a consacré des écrits. Elle est l’auteure d’une thèse et d’essais sur Anatole France.

Le titre « les dieux ont soif » fait référence à une citation célèbre du révolutionnaire Camille Desmoulins, partisan de Danton. Il l’écrivit la veille de sa décapitation. C’est bien sûr de sang que les dieux sont supposés avoir soif.

Note pratique sur le livre

Editeur : Livre de poche ; (initial) Calmann-Lévy
Edition de Pierre Citti
Première année de publication : 1912
Nombre de pages : 288

Quatrième de Couverture

Les dieux ont soif : quand il choisit pour titre ce mot de Camille Desmoulins, Anatole France ne veut nullement rejeter sur une fatalité tragique les atrocités de la Terreur. Ce texte admirable décrit l’horreur du fanatisme, l’obscurantisme gagnant les Lumières elles-mêmes, la barbarie prenant le masque du progrès. En 1912, ce livre du patriarche de la Gauche française qui dénonçait les excès de la Révolution fut accueilli comme un paradoxe. Aujourd’hui, cette représentation alarmée de l’histoire se lit comme une lucide préface à l’horrible XXe siècle, un avertissement contre l’ignorance et la peur qui engendrent la bêtise, la grande tueuse.
(Source : éditeur)

Mon Avis

On voit qu’Anatole France s’est énormément documenté pour écrire ce roman sur la Révolution française. Les moindres détails de la vie quotidienne à Paris en 1793-1794 sont reconstitués très scrupuleusement : ce que l’on mangeait et buvait, les activités précises des différentes classes sociales, les modes vestimentaires, les chansons, les loisirs et les spectacles qui faisaient fureur à tel ou tel moment, l’état d’esprit du peuple de Paris et les rumeurs plus ou moins absurdes qui couraient, au jour le jour. Dans la plupart des dialogues, nous percevons cet air du temps pittoresque, qui leur donne un caractère authentique mais peut-être un peu forcé, par moments.
Anatole France a choisi comme personnage principal un peintre, un artiste assez désargenté, Evariste Gamelin, qu’il nous présente comme un élève de David. C’est un beau jeune homme, conquis aux idées de la Révolution, fervent adepte de Robespierre. Ce Gamelin, supposé être plutôt bon et vertueux au début du livre, devient de plus en plus cruel au fur et à mesure, jusqu’à être qualifié de monstre sanguinaire à la fin. Et on peut voir que son évolution vers le pire est exactement à l’image de cette Révolution, toujours plus violente, injuste et meurtrière.
Il est intéressant de savoir qu’Anatole France était un homme de gauche et que, donc, cette vision déplorable de la Révolution (ou, plutôt, de la Terreur) n’est pas le fait d’un réactionnaire ou d’un opposant catégorique. On sent d’ailleurs au début du livre sa sympathie pour les premiers idéaux révolutionnaires, la liberté, l’égalité, la vertu. Mais il nous montre comment toutes ces belles valeurs se transforment en leur exact contraire, par une sorte d’engrenage inéluctable. Sous prétexte de justice, de pureté, de fidélité à certaines vérités, on finit par tout falsifier, on coupe des têtes innocentes, on se comporte comme des barbares, des despotes.
A côté de cet Evariste Gamelin, voué tout entier à l’action politique et peu porté à la méditation, un autre personnage plus intelligent, Brotteaux des Ilettes, apporte les réflexions philosophiques nécessaires à cette histoire. Grand lecteur d’Epicure et de Lucrèce, athée convaincu, il est un homme de cœur, un homme juste, parfois provocateur. J’ai eu l’impression que ce personnage était le porte-parole de l’auteur, à maintes reprises, c’est-à-dire la voix de la sagesse au milieu d’une folie généralisée.
L’amour est également présent dans cette histoire, à travers le beau personnage d’Elodie, l’amante de Gamelin, qui mène une vie très libre pour son époque mais qui ne parvient tout de même pas à ramener son amoureux à des opinions moins extrémistes, malgré ses tentatives.
Un beau livre, qui pourrait aussi bien séduire les amateurs d’Histoire de France que les personnes intéressées par les idées politiques ou, encore davantage, ceux qui apprécient les intrigues romanesques riches et mouvementées.

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Un extrait page 112


Pour se familiariser avec les terribles fonctions dont il était investi, le nouveau juré voulut, mêlé au public, assister à un jugement du tribunal. Il gravit l’escalier où un peuple immense était assis comme dans un amphithéâtre et il pénétra dans l’ancienne salle du Parlement de Paris.
On s’étouffait pour voir juger quelque général. Car alors, comme disait le vieux Brotteaux, «la Convention, à l’exemple du gouvernement de Sa Majesté britannique, faisait passer en jugement les généraux vaincus, à défaut des généraux traîtres, qui, ceux-ci, ne se laissaient point juger. Ce n’est point, ajoutait Brotteaux, qu’un général vaincu soit nécessairement criminel, car de toute nécessité il en faut un dans chaque bataille. Mais il n’est rien comme de condamner à mort un général pour donner du cœur aux autres…»
Il en avait déjà passé plusieurs sur le fauteuil de l’accusé, de ces militaires légers et têtus, cervelles d’oiseau dans des crânes de bœuf. Celui-là n’en savait guère plus sur les sièges et les batailles qu’il avait conduits, que les magistrats qui l’interrogeaient : l’accusation et la défense se perdaient dans les effectifs, les objectifs, les munitions, les marches et les contremarches. Et la foule des citoyens qui suivaient ces débats obscurs et interminables voyait derrière le militaire imbécile la patrie ouverte et déchirée, souffrant mille morts ; et, du regard et de la voix, ils pressaient les jurés, tranquilles à leur banc, d’assener leur verdict comme un coup de massue sur les ennemis de la République.
Évariste le sentait ardemment : ce qu’il fallait frapper en ce misérable, c’étaient les deux monstres affreux qui déchiraient la Patrie : la révolte et la défaite. Il s’agissait bien, vraiment, de savoir si ce militaire était innocent ou coupable !

*
Un autre extrait page 171


– Et votre Dieu, mon Père, que dites-vous de sa conduite dans la révolution présente ?
– Je ne vous comprends pas, monsieur.
– Épicure a dit : Ou Dieu veut empêcher le mal et ne le peut, ou il le peut et ne le veut, ou il ne le peut ni ne le veut, ou il le veut et le peut. S’il le veut et ne le peut, il est impuissant ; s’il le peut et ne le veut, il est pervers ; s’il ne le peut ni ne le veut, il est impuissant et pervers ; s’il le veut et le peut, que ne le fait-il, mon Père ?
Et Brotteaux jeta sur son interlocuteur un regard satisfait.
– Monsieur, répondit le religieux, il n’y a rien de plus misérable que les difficultés que vous soulevez. Quand j’examine les raisons de l’incrédulité, il me semble voir des fourmis opposer quelques brins d’herbe comme une digue au torrent qui descend des montagnes. Souffrez que je ne dispute pas avec vous : j’y aurais trop de raisons et trop peu d’esprit. Au reste, vous trouverez votre condamnation dans l’abbé Guénée et dans vingt autres. Je vous dirai seulement que ce que vous rapportez d’Épicure est une sottise : car on y juge Dieu comme s’il était un homme et en avait la morale. Eh bien ! monsieur, les incrédules, depuis Celse jusqu’à Bayle et Voltaire, ont abusé les sots avec de semblables paradoxes.


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