Vous aurez peut-être remarqué que j’ai déjà chroniqué un grand nombre de livres d’Annie Ernaux (née en 1940) sur ce blog et il me manquait encore L’Occupation, qui aborde le thème de la jalousie amoureuse. Comme dans presque tous ses ouvrages, il s’agit d’un récit autobiographique assez bref – moins de cent pages.
J’étais particulièrement intéressée de découvrir ce livre car il rompt un peu avec les thématiques habituelles de cette écrivaine (la « transfuge de classes », les parents petits commerçants peu éduqués, etc.) et j’espérais qu’il ressemblerait à Passion simple, de par ses thèmes amoureux. Et ce fut en bonne partie le cas, il y a une certaine similitude entre les deux.
Note pratique sur le livre
Editeur : Folio ; (initialement) Gallimard
Année de publication : 2002
Nombre de pages : 72
Présentation par l’éditeur
«J’avais quitté W. Quelques mois après, il m’a annoncé qu’il allait vivre avec une femme, dont il a refusé de me dire le nom. À partir de ce moment, je suis tombée dans la jalousie. L’image et l’existence de l’autre femme n’ont cessé de m’obséder, comme si elle était entrée en moi. C’est cette occupation que je décris.» Annie Ernaux
Mon avis
Annie Ernaux compare plusieurs fois la jalousie à une possession : elle se sent « maraboutée », elle a l’impression que la nouvelle compagne de son ex-amant peut entrer et sortir de sa tête et qu’elle n’est plus capable de dominer ses pensées ou ses réactions. A l’appui de cet aspect magique, irrationnel, l’autrice a la tentation, à un moment, de planter des aiguilles dans une statuette de mie de pain – attitude qu’elle ne comprenait pas jadis, qu’elle trouvait risible, mais que la jalousie lui suggère soudain. Elle compare aussi la jalousie à une forme de maladie psychique et les métaphores de l’eau et du feu lui semblent justes pour parler des flux de pensées qui l’assaillent dans ces moments. Les analyses psychologiques de l’autrice sur sa propre situation sont d’une lucidité et d’une acuité incroyables : elle décortique ses comportements et ses impulsions – même les moins glorieux – sans, dit-elle, se poser la question de « la dignité ou de l’indignité ». C’est donc, en même temps, une réflexion sur la littérature, où il s’agit avant tout de dire le vrai, une vérité aussi exhaustive et aussi nue que possible. La question de l’impudeur ou de l’exhibition excessive de soi ne concernent pas l’écrivaine car elle considère que, à travers sa propre jalousie, c’est de la jalousie en général qu’elle parle. Son cas particulier ne fait que révéler l’universel, d’après elle.
On pourrait croire à première vue que, contrairement à beaucoup d’autres livres d’Annie Ernaux, emprunts de sociologie et où la notion de lutte des classes est prégnante, L’Occupation, avec ses thèmes passionnels et intimes, relèverait davantage de la psychologie. Mais, après réflexion, on peut trouver dans ce livre-ci des allusions très claires à la lutte des classes. Ce n’est pas un hasard si la femme tellement jalousée est une prof d’université, une habitante des beaux quartiers de Paris (l’avenue Rapp, dans le 7e arrondissement). L’écrivaine se la représente spontanément avec un tailleur et un brushing impeccable – la panoplie parfaite de la bourgeoise ! Et ce n’est pas non plus un hasard si A. Ernaux, dans ses fureurs jalouses, s’imagine téléphoner à cette dame pour lui asséner des insultes ordurières « avec une voix poissarde » – qui nous évoquerait plutôt les classes populaires. Il y a donc l’idée sous-jacente (jamais explicitée par l’autrice) qu’au-delà d’une simple rivalité passionnelle, il se joue quelque chose de plus profond, sur les origines sociales des protagonistes et la haine viscérale des pauvres pour les riches, des défavorisés pour les nantis.
Un livre qui m’a beaucoup intéressée, qui m’a fait réfléchir !
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Un Extrait page 40
Dans l’incertitude et le besoin de savoir où j’étais, des indices écartés pouvaient être réactivés brutalement. Mon aptitude à connecter les faits les plus disparates dans un rapport de cause à effet était prodigieuse.
Ainsi, le soir du jour où il avait repoussé le rendez-vous que nous devions avoir le lendemain, quand j’ai entendu la présentatrice de la météo conclure l’annonce du temps par demain on fête les Dominique, j’ai été sûre que c’était le prénom de l’autre femme : il ne pouvait pas venir chez moi parce que c’était sa fête, qu’ils iraient ensemble au restaurant, dîneraient aux chandelles, etc. Ce raisonnement s’enchaînait en un éclair. Je ne pouvais le mettre en doute. Mes mains brusquement froides, mon sang « qui n’avait fait qu’un tour » en entendant Dominique m’en certifiaient la validité.
On peut voir dans cette recherche et cet assemblage effréné de signes un exercice dévoyé de l’intelligence. J’y vois plutôt sa fonction poétique, la même qui est à l’œuvre dans la littérature, la religion et la paranoïa.
J’écris d’ailleurs la jalousie comme je la vivais, en traquant et accumulant les désirs, les sensations et les actes qui ont été les miens en cette période. C’est la seule façon pour moi de donner une matérialité à cette obsession. Et je crains toujours de laisser échapper quelque chose d’essentiel. L’écriture, en somme, comme une jalousie du réel.
(…)
