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L’étrange cas du Docteur Allen

Publié le 27 juin 2025 par Paulo Lobo
L’étrange Docteur Allen
NI SES GESTES NI SES ACTES

Je marchais. Plutot lentement. Pendant très longtemps, je marchais, lentement.

Je marchais sans but ni reproche.
J’avais oublié la conjugaison des verbes. 

J’avais oublié combien, on peut être malheureux quand on est heureux.

Dans ma tête, il y avait un grand vide.
Arrivé au milieu du parc, je vis un banc. Je me dis : 
asseyons-nous. Reposons-nous un instant. 

(oui, j’utilisais le nous de modestie)

Il était assis sur ce banc depuis une heure, peut-être même depuis des siècles. 

Il avait perdu la notion du temps. 

Ni maintenant, ni jamais..

Tout s’était dissipé, d’un coup de baguette magique.

Comme je l’ai dit, dans sa tête, il y avait un grand trou béant, plein de silences, de dépits et de points de suspension.
Pourtant, on était au printemps. Les oiseaux. Les fleurs. Les robes couleur d’eau. 

Le parc se situait en plein cœur de la ville.
Tout bruissait de vie, de mouvement, d’envie.

C’était l’heure du zénith, l’heure active, l’heure des foules et des pauses midi. 
Il entendait un clocher qui sonnait quelque part. Il entendait le vrombissement des voitures qui défilaient dans l’avenue proche, sages, comme si elles n’avaient rien à perdre.

Il entendait le gazouillis dans les arbres, heureux comme Ulysse dans sa barque.

Les eaux silencieuses n’en étaient pas moins troubles. 

À un moment, il se mit à pleuvoir, mais discrètement, sans esclandre.

Une pluie bonhomme, presque amicale.

Chaque goutte se recroquevillait en elle-même de peur de déranger.
Dans l’allée, il vit s’approcher une dame avec une béquille. Elle passa son chemin sans rien laisser paraître. 
Un jeune garçon débridé dévala en trottinette, traçant sa ligne droite.

Un ouvrier au loin s’appliquait à réparer une clôture en bois. 

Il avait le visage soucieux, car il n’avait pas encore reçu son salaire mensuel sur son compte en banque.

Le paysage était à la fois bucolique et mélancolique, typique des parcs anglais en été.

Tout autour du parc, des immeubles imposants formaient une sorte de carré contre leur gré. Leurs façades figées se ressemblaient toutes.
Il se dit : 
le monde continue sa course, mais pas moi.
Il regardait, et il se souvenait.
Partout où ses yeux se posaient, il ne voyait que du passé, y compris à l’intérieur de sa boite crânienne. 

Des fragments d’instants, des visages disparus, des paroles effacées.

Il lui vint à l’esprit une étrange rengaine. 

Il avait été là où il avait été.
Il était là où il était.

Il serait toujours là où il serait.
Pris dans un éternel retour, dans un cycle interminable, il ressentait un vertige indicible,
comme si le temps s’était refermé sur lui avec de grosses griffes noires, pointues, sarcastiques.

Cependant, il n’avait rien prémédité : ni ses gestes, ni ses mouvements, ni ses actes, ni même ses paroles, ni sa logorrhée introspective, qui se déversait dans son fort intérieur.
Il avait juste appuyé sur un bouton et tout était revenu à la surface :

des pensées, des odeurs, des mots griffonnés sur un support quelconque. Aussitôt, il avait été aspiré dans un grand tunnel affranchi, comme Alice au Pays des Merveilles.

Les pages, les dessins, les mots s’emmêlaient dans un tourbillon insensé, les phrases, les soupirs, les cris, les scènes d’avant, les bribes d’instants, les regards, 
les réminiscences affluaient comme des feuilles d’automne, soufflées par une rafale invisible et féroce.

Un voyage, ça se sert frais, pensa-t-il.
Mais celui-ci était tiède, ramolli, indigeste.
Il n’en restait que des miettes, bonnes à jeter aux moineaux.

Il pensa à ceux qui n’étaient plus là.
Il se posa la question, les questions : 
pourquoi eux ? pourquoi pas moi ?

Il faudrait que j’arrive à me voir à la distance exacte, à la distance correcte, à la juste distance. Ni trop près, ni trop loin.
Mais il ne savait plus comment se regarder.
Le miroir était brisé, déformé par les innombrables masques qu’il avait portés.
Des masques de neige, de pluie, de soleil, d’indifférence, de jeu.

Quelques heures auparavant, il marchait, il respirait.
Il s’était dit : 
j’ai deux jambes pour me porter, et puis j’ai mon petit mètre carré de terre. Au sol, ce refuge minuscule, le poids de sa présence au monde.
Je veux juste rester ici, ne plus courir, ne plus fouiller, ne plus chercher ailleurs.

Il pensait à plein de monde : par exemple à la jeune fille du printemps,
à son doux effeuillage, à son parfum léger, à ses pas diaphanes dans la forêt, 
il se rappela également sa bien-aimée des bords du Gange, ce poème qu’il avait écrit quand il avait vingt ans.

Était-elle un rêve, un mirage, une réincarnation de son désir d’évasion, de renaissance ?
Il lui était arrivé parfois, certaines journées, de partir seul, parapluie en main, gesticulant à bras portés contre les éléments. 

Mais il finissait toujours par revenir, car même les fictions ne lui suffisaient plus.

Des fonctions,oui, mais plus de fictions. 

Je n’ai plus la vérité absolue, ni sur moi, ni par rapport à moi, ni par rapport aux autres. Je ne suis qu’un point de vue.

Son sourire était amer.
Il avait passé des années à chercher à ressembler à d’autres personnes — des héros, des aventuriers, des personnages, des gens d’action —
mais il n’avait jamais été qu’un témoin, un figurant, un flâneur dans un monde trop rapide.

Et aujourd’hui, il essayait, il voulait rattraper le temps, surtout celui qui ne lui appartenait pas.
Racler le fond de la casserole, goûter à chaque seconde comme on savoure un plat oublié.
Chaque portion, chaque miette, chaque cuillère était à lui.
Chaque instant volé à la mort était un acte de résistance.

Un jour, peut-être, enfin, il saurait qui il serait.
Pas un héros, pas un super-homme.
Peut-être juste un super-âne, ridicule, tenace, capable de hennir contre les puissants.

Car ceux qui dirigent le monde ne sont que des bêtes à œillères,
des rapaces engoncés dans leurs capes de plastique, aux commandes d’une humanité qui a volé en éclats,
d’une humanité avilie, abrutie.

Lui, il préférait le bonnet.
Le bonnet banni.
Le bonnet d’âme, le vrai.
Celui de l’élève récalcitrant, du rêveur indocile.

Bouger, c’est vivre, pensait-il parfois.
Mais aujourd’hui, il ne bougeait pas.
Il restait là, sur son banc, sous la pluie douce qui le caressait, sereinement,
avec tous les éléments qui l’entouraient : les voitures, les immeubles, les passants,
avec sa mémoire, son ironie, son cœur cabossé.

Il leva les yeux vers le ciel.
Une phrase nouvelle lui vint à l’esprit.
Une phrase pour se souvenir, une phrase pour exister.
Car dans ce grand verger qu’est le monde, il suffisait parfois d’un mot pour faire pousser un arbre. 


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