Grâce, fougue et vérité 










C’était un très beau concert. Mais les nombreux concerts auxquels j’ai assisté de Carminho ont toujours été fulgurants et intenses. Tant cette chanteuse-artiste sait créer une relation immédiate avec le public, conjuguant profondeur poétique et spontanéité, don de soi et désinvolture.
Elle chante, oui, mais surtout elle se livre. Corps et âme. Et elle communique, elle communie avec le public.
Je crois que le cadre exceptionnel de l’amphithéâtre du festival de Wiltz, avec en toile de fond le château et cet escalier monumental, l’a profondément inspirée. On la sentait heureuse d’être là, entourée de ses cinq musiciens. Et cette joie s’est traduite, vers la fin, par une flopée de chansons bonus, qu’elle enchaînait en souriant : « J’ai envie de chanter. J’aime chanter. Alors permettez-moi d’en chanter encore une. » Le public, un peu interloqué — qui, d’habitude, réclame un ou deux rappels avant de se dire satisfait — n’en croyait pas ses oreilles. Car cette fois, c’était la chanteuse elle-même qui voulait des rappels. Taquine et joueuse, elle ajoutait des chansons, lançait à ceux qui se pressaient de partir : « Mais partez, partez, vous ne savez pas ce que vous allez rater… »
C’était plein d’humour, de malice, de tendresse. Beaucoup d’humour, et beaucoup d’amour.
Il faut dire aussi que l’un des aspects les plus marquants de ce concert, c’était la manière de Carminho de parler entre les morceaux. Ces petits interludes, mi-improvisés, mi-réfléchis, où elle nous racontait, avec ce naturel désarmant, des anecdotes, des bouts de vie, des souvenirs liés aux chansons qu’elle allait interpréter. Elle passait avec une aisance remarquable du portugais à l’anglais, dans une langue très simple, très fluide, toujours drôle, parfois émouvante. Elle savait capter l’attention en quelques mots, en quelques regards, et nous faire entrer dans l’univers de chaque chanson. C’était sa façon à elle de nous prendre par la main, de nous installer dans l’ambiance, dans l’émotion, dans l’esprit de chaque fado. Une manière rare de charmer — sans forcer — et de faire exister les chansons avant même de les chanter.
Elle racontait qu’elle avait écouté ses premiers fados dans le ventre de sa mère, puis chez elle, puis encore dans la maison de fado, le restaurant de fado de sa mère. Depuis toujours, depuis toute petite, elle vit avec le fado. Elle l’a absorbé, elle l’a laissé s’ancrer en elle. Et aujourd’hui encore, elle est en quête : de renouveau, d’authenticité. Elle le disait dans un monologue profond, très personnel : « Combien sommes-nous sur cette terre, à faire des gestes répétitifs, chaque jour, sans fin, et à se demander : mais pourquoi je fais ça ? Et combien de temps encore ? »
Évidemment, elle parlait aussi d’elle-même. Ce fado qu’elle chante et rechante — comment continuer à le chanter autrement ? Comment garder l’envie, trouver un autre souffle ? Elle veut que chaque fado soit unique, qu’il porte sa trace intime, son sentiment du moment. Écrire de nouveaux textes sur de vieilles mélodies, insuffler à chaque chanson quelque chose de profondément personnel.
Elle a su expliquer cette quête. Et elle l’a incarnée. Une énergie vitale. Un concert sublime. Mais je dois dire que je m’y attendais, presque. Avec Carminho, chaque prestation est unique. Et sans concession.
Il faut aussi saluer l’excellence des cinq musiciens, tous formidables.
Mention spéciale à André Dias et sa guitare portugaise, d’une virtuosité rare. Mais aussi aux autres, qui ont su tisser des ambiances inédites : un Mellotron inattendu, une guitare électrique — chose inhabituelle dans le fado — mais ici parfaitement intégrée et amenant des vibrations nouvelles, lancinantes, cinématographiques.
Il y a eu ce moment incroyable, d’une pureté rare, où elle a chanté « Estrela », en s’accompagnant elle-même à la guitare. Épuré. Émotionnel.
Je l’ai senti à chaque fin de chanson : le public applaudissait, vraiment. Pas par politesse. Par conviction.
Chacun donnait toute son énergie dans les applaudissements. Parce que c’était magique.
Un vrai cadeau, que d’avoir là cette chanteuse, si maîtresse de son art, si livré, charmeuse, espiègle, intelligente. Surtout intelligente.
Et ce cadre… Quelle beauté. Cette nuit d’été, dans ce lieu incroyable, c’était un vrai songe. Un de ces concerts qu’on n’oubliera pas. Comme certains que j’ai vécus ici, il y a vingt-cinq ans ou plus — je pense à Teresa Salgueiro, avec MadreDeus, ou à Daniela Mercury. Des moments suspendus. Et ici, tout est fait pour que la magie prenne : l’organisation par l’asbl Cooperations, impeccable. Une simplicité dans l’accueil… L’atmosphère est bon enfant, on se sent comme à la maison.
D’ailleurs, Carminho aussi se sentait chez elle. Elle l’a dit : « C’est extraordinaire ici. Il y a une ambiance de fado, comme dans une casinha de fado. On est entre nous. »
Elle était à l’aise. Il y a eu des titres qui m’ont fait frissonner. Certaines chansons, je les connaissais déjà. Mais il me semble qu’il y en avait deux ou trois qu’on a eues en exclusivité. Je me trompe peut-être. À vérifier.
Je dois aussi dire un mot du travail sur les lumières. Extraordinaire. Un vrai habillage de scène, très autonome, très sophistiqué, jouant beaucoup sur le clair-obscur. Pendant les premières chansons, nous, photographes, avons eu du mal à capter l’image. Il y avait ce contraste si fort : un faisceau de lumière sur son visage, tout le reste plongé dans l’ombre. Mais c’était beau. Ça renforçait encore cette voix… à la fois cristalline et puissante.
En réalité, c’est presque impossible de dire avec des mots ce que j’ai ressenti.
Je me souviens d’une chanson — « Sentas-te ao meu lado » (composée et écrite par Luisa Sobral)— qui racontait l’histoire d’un couple qui vit ensemble depuis toujours, mais qui ne s’aime plus. Et qui, un jour, décide : parlons d’amour, parce que peut-être, en en parlant, la flamme rejaillira.
Un concert que je n’oublierai pas. Un de plus, mais pas un de trop. Bravo, Carminho, pour cette force, cette simplicité, cette manière que vous avez de faire du fado une langue universelle.
Le public était aux anges. Je dirais, à vue d’œil, moitié Portugais, moitié non-Portugais. Tous conquis.
Je le dis toujours et j’assume ma subjectivité malicieuse: Carminho, c’est la meilleure chanteuse de fado actuelle.
Et j’espère qu’elle saura garder très longtemps cette flamme-là.

