Sélectionné à la Semaine de la critique du Fespaco 2025, le film de Mohammed Latrèche a donné lieu à un débat-forum animé par des journalistes de l’Association des critiques de cinéma du Burkina Faso (ASCRIC-B), Annick Kandolo et Madina Diallo.
Annick Kandolo : Mohammed Latrèche est producteur mais aussi connu pour ses documentaires : « À la recherche de l’Emir Abd El-Kader » (2004) et « Boudjemâa et la maison cinéma » (2019). Il présente au Fespaco 2025 « Zinet, Alger, le bonheur ». Aviez-vous besoin de vous ressourcer dans le cinéma algérien pour progresser en tant que réalisateur ?

Mohammed Latrèche : Oui, absolument. Et cela dès mon premier court-métrage en 2003. C’était encore une période où je connaissais très mal l’histoire du cinéma algérien. Je connaissais mieux, disons, le cinéma universel. Tahia Ya Didou de Mohamed Zinet (1971) est devenu mon repère, parce que je crois que pour l’Algérie, peut-être même jusqu’à aujourd’hui, c’est le film le plus libre dans le cinéma algérien. Il est libre par son tempo, par son expérimentation aussi. J’ai appris que Tahia Ya Didou est passé à Ouaga ici il y a quelques années en copie restaurée. Donc peut-être certains l’ont-ils vu. C’est un film très impressionnant par le mélange des genres, la tendresse et la poésie qui l’habitent. Et donc effectivement, ce film, depuis 2003, est devenu pour moi un objet d’amour et de curiosité qu’il fallait essayer de comprendre : comment il a été fait, quel était son destin, quel était le destin de son auteur. Et voilà, à travers ces questions, une recherche a été lancée pour faire un film.
Est-ce que les Algériens ont vu le votre film et qu’en ont-ils pensé ?
Sa dernière présentation a été au festival d’Oran en octobre 2024 avec un très grand succès. Je crois que l’histoire de Zinet épouse l’histoire de l’Algérie en tant que nation : la colonisation, la guerre de libération, l’indépendance et les problèmes politiques qui ont suivi l’indépendance. Le film n’a été montré qu’une fois en Algérie mais ça a permis de prendre la température et une tournée est prévue dans quelques villes.
Combien de temps vous a pris un tel documentaire ?
C’était tellement long que je ne compte plus les années. J’avais beaucoup de mal à écrire un scénario. Ça a duré 15 ans. J’ai fait d’autres choses entre-temps Dieu merci, mais ce projet était toujours sur mon bureau. J’y revenais souvent pour l’enrichir, pour le préciser.
Que faut-il savoir pour mieux comprendre le cinéma algérien ?
On raconte généralement que le cinéma algérien est né dans le maquis de la Guerre de Libération (1954-1962). Ce cinéma a été donc un cinéma essentiellement d’information et de combat. Le plus important était de montrer un peuple au combat contre la colonisation. Au sortir de l’indépendance, l’État algérien a voulu avoir un cinéma d’État fort. Ce qui entraînait quelque part un malentendu. Car on ne peut pas faire le même cinéma pendant la guerre de libération et en étant indépendant. Une structure étatique a été créée pour produire des films. Ils étaient généralement marqués par un certain académisme didactique. Mais, des oeuvres très originales et déconcertantes ont vu le jour comme Hassan Terro ou Les hors la loi.
Certains réalisateurs cependant s’intéressaient davantage aux enjeux de mise en scène, d’expérimentation et d’innovation. Mohamed Zinet faisait partie de cette tendance. Le cinéma algérien a connu des heures de gloire, avec une palme d’or, des coproductions avec les pays africains. Ousmane Sembène a été soutenu pour Camp de Thiaroye, de même que Med Hondo ou Costa Gavras pour Z. Pendant des années, l’Algérie a donc eu une politique très volontariste pour le cinéma. Mais la crise économique et une mauvaise gouvernance ont fragilisé le secteur au milieu des années 80. Ensuite, la crise politique et sécuritaire des années 90 a mis le pays à terre et le cinéma a quasiment disparu. Depuis 2003, les cinéastes algériens essayent de faire repartir la machine. Et c’est très compliqué ! Des films existent cependant, qu’on retrouve dans de grands festivals internationaux. Mais ils sont peu montrés en Algérie, parce que le parc de salles avait presque complètement disparu. Une lueur d’espoir est apparue récemment avec la construction de nouvelles salles.

Et concernant Zinet, son talent n’a pas été reconnu ?
Effectivement, et c’est une histoire triste. Il faisait pourtant partie des gens qui se sont battus durant la guerre d’Algérie pour que les Algériens soient réellement libres de dire ce qu’ils veulent, comme ils le veulent. Zinet a été parmi les rares artistes à prendre les armes et monter au maquis. Mais après l’indépendance, il a vu qu’il n’avait pas le droit de créer librement dans son propre pays. Et même Tahya Ya Didou existe vraiment suite à un hold-up. C’était au départ une petite commande de la mairie, et il l’a détournée pour faire un long métrage de fiction déjantée. C’était l’époque du Parti unique, on ne rigolait pas trop avec ce type d’écart, mais il a réussi à faire son film. Il a échappé au circuit d’État et à son contrôle pour ce qui concerne la production mas il a été rattrapé pour la diffusion. Et donc, son film n’a pas été correctement montré, en dehors de la Cinémathèque algérienne. Malgré les tendances psychorigides de l’État et de la censure à cette époque, la Cinémathèque algérienne défendait une liberté quasi absolue de création.
Zinet n’avait pas la langue dans sa poche et certains n’aimaient pas sa liberté de ton, son sarcasme. Il critiquait les puissants frontalement, il l’a payé cher. Il a essayé de faire un deuxième film, Tibelkachoutine, mais il a compris que ce n’était pas possible. Il s’est donc exilé en France, où il a travaillé comme comédien. Sa revanche, elle se passe aujourd’hui : les jeunes cinéastes algériens se revendiquent de son film si fragile et si déconcertant, et non des épopées guindée de l’époque. C’est la plus belle des revanches.
Comment avez-vous rassemblé vos informations et archives sur Zinet ?
Ma recherche a pris vingt ans. Petit à petit, j’ai accumulé une certaine masse d’archives. Sa famille m’a ouvert ses archives aussi, des valises où elles étaient mélangées. C’était très émouvant de rentrer comme ça dans l’intimité de quelqu’un. Toutes ces archives vont être mises à disposition de deux organismes, la Cinémathèque Algérienne, et le site internet Les archives numériques du cinéma algérien pour que ça soit à la portée de tout le monde.
Pourquoi insérez-vous » le bonheur » dans le titre ?
Le bonheur, c’est le film qu’il nous a laissés, c’est Tahia Ya Didou. Ce bonheur est cependant double, car ce film a failli disparaître, a été retrouvé et restauré. Il circule, il a une nouvelle vie. C’est un bonheur pour moi et pour les spectateurs qui le découvrent ou le redécouvrent dans de bonnes conditions.
Dans le film, un grand escalier prend beaucoup d’importance. Pourquoi ?
Il y a beaucoup d’escaliers dans Alger qui est construite sur une colline. Celui-là se trouve dans le centre d’Alger, un escalier qui monte en quinconce, en zig-zag. Mohamed Zinet habitait à proximité. Son idée était de lancer des enfants qui courent, poursuivis par un policier : en accélérant au montage à la façon de Charlie Chaplin, ça donne un résultat exceptionnel. Cela prouve que Zinet était un vrai metteur en scène. Moi, j’ai essayé de filmer ces escaliers, et j’ai eu beaucoup de mal à en tirer quelque chose ! J’ai été sauvé par un vendredi de manifestations. Les escaliers se sont remplis de manifestants, avec des groupes de femmes, l’escalier s’est animé comme ça. Je n’ai pas été jusqu’aux accélérations de Mohamed Zinet, mais la scène est devenue vivante disons. Les scènes de Tahya Ya Didou tournées dans ce décor sont les plus extraordinaires.
Chez Zinet, comme dans votre film, on sent la pulsation d’Alger. Ce sont des films en mouvement permanent. Avez-vous bâti le vôtre sur cette impression ?
Zinet est un enfant d’Alger, il connaissait la ville comme sa poche et il l’a merveilleusement scrutée dans son film. Moi, je suis un provincial qui arpente Alger depuis une vingtaine d’années et qui la découvre avec les yeux d’un étranger. Mon film est celui d’un marcheur solitaire qui explore des paysages urbains, s’y arrête pour les scruter et les interroger et cela se transforme forcément en une quête intérieure, toujours en mouvement. J’aime bien ce principe de narration.
En conclusion ?
Tahya Ya Didou est un film-monde, un film-somme. Pourtant la trame est simple. C’est le récit d’une déambulation déjantée dans Alger, habité par cette nouvelle joie de vivre des Algérois qui se réapproprient cahin-caha un espace qui leur était interdit jusque-là. Des Algérois méfiants et primesautiers à la fois, ballotés autant par les traumatismes de la guerre d’indépendance que par les nouveaux accommodements de la décolonisation. Je garde à vif le choc éprouvé à la première projection : je n’avais jamais vu mon pays comme cela ! Personne ne me l’avait montré de manière aussi généreuse, aussi poétique, aussi complexe. Alger en est le vrai sujet, le thème central. Tourbillonnant jusqu’au vertige. C’est une déclaration d’amour. Mohamed Zinet veut embrasser sa ville sur toutes les coutures, dans tous ses aspects. Et par tous les moyens. Vues d’avion, séquences en accéléré, plans volés, reconstitutions soignées, improvisations, chœur antique, flash-back… Il fait flèche de tout bois. Tahya Ya Didou fait basculer le cinéma algérien du côté de la liberté, de l’humour, d’une impertinence insoupçonnée. Il s’affranchit du réalisme socialiste à l’algérienne, ce conte de fées idéologique qui a sévi si longtemps. Pourtant son geste politique reste intuitif, naturel, aucunement militant. D’où, peut-être, son inépuisable force.
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