Après la séparation des Beatles, John Lennon supporte mal d’être comparé à George Harrison. Entre le cri brut de Plastic Ono Band et la spiritualité de All Things Must Pass, la presse alimente une rivalité que Lennon juge réductrice. Derrière cette exaspération, un enjeu : préserver son identité artistique unique face aux étiquettes faciles.
Lorsque les Beatles se séparent officiellement le 10 avril 1970, la presse internationale, avide de dissensions, transforme presque aussitôt la camaraderie légendaire du quatuor en un concours de créativité. Qui, de John Lennon, Paul McCartney, George Harrison ou Ringo Starr, détenait la véritable étincelle ? Le débat se polarise rapidement : d’un côté, le tandem Lennon-McCartney que l’on tient pour responsable de la majorité des succès planétaires ; de l’autre, un Harrison « libéré » qui, avec All Things Must Pass, démontre sa capacité à englober folk, gospel et influences indiennes dans un triple album monumental . Dans ce climat de scrutation fébrile, les journalistes cherchent des parallèles jusque dans les détails les plus ténus – parfois au prix d’amalgames que Lennon, épris d’individualisme, supporte de moins en moins.
Sommaire
- 1970 : le choc Plastic Ono Band face à All Things Must Pass
- « Why should I be compared with George ? »
- Yoko Ono et la métaphore du Père Noël
- Deux visions de la foi
- La presse attise la comparaison
- 1971-1974 : tensions et réconciliations
- Les racines d’un agacement persistant
- Une créativité nourrie d’oppositions
- La question spirituelle, véritable ligne de fracture
- Le rôle de Yoko Ono dans la discorde médiatique
- Dernières retrouvailles et regrets
- Héritage critique : la comparaison devenue hors sujet
- La singularité comme credo
1970 : le choc Plastic Ono Band face à All Things Must Pass
Dès la fin de l’année, deux disques radicalement différents atterrissent dans les bacs : l’album dépouillé John Lennon/Plastic Ono Band, cri primal nourri de thérapie, et le foisonnant All Things Must Pass de Harrison, sommet de spiritualité. La tentation de comparer s’impose : deux ex-Beatles, deux guitares acoustiques en avant, deux réflexions sur la foi. Pour certains chroniqueurs, la correspondance paraît évidente ; pour Lennon, elle relève de la paresse intellectuelle. L’un chante « I don’t believe in Jesus… I just believe in me », l’autre rend hommage au mantra « Hare Krishna ». Assimiler ces démarches opposées à un même élan « folk religieux » revient, selon John, à confondre une renonciation radicale et une quête mystique.
« Why should I be compared with George ? »
Invité en 1971 sur un plateau télévisé britannique pour évoquer la situation sociale du Royaume-Uni, Lennon interrompt l’animateur qui rapproche son œuvre de celle d’Harrison : « We’re talking about social revolution… I don’t want to be compared with George. Why should I ? ». La réplique fuse, agacée, révélant son besoin de démarcation. Là où Harrison prêche la transcendance et l’harmonie intérieure, Lennon préfère l’action politique immédiate : manifestations anti-guerre, slogans pacifistes inscrits en lettres de néon sur des panneaux géants. La confusion entre leurs démarches dessert, à ses yeux, le propos révolutionnaire qu’il veut porter.
Yoko Ono et la métaphore du Père Noël
À l’époque, Yoko Ono résume cette divergence par une formule restée célèbre : « John ne raconte pas aux enfants que le Père Noël existe encore. George, lui, continue de dire que le Père Noël est là. » Une manière imagée de marquer la différence entre l’art sans filtre de Lennon et la dimension mystique d’Harrison, perçue comme une histoire réconfortante mais, selon Ono, déconnectée du réel contemporain. La phrase, souvent citée hors contexte, accentue l’idée d’un John rationaliste face à un George spirituel ; elle alimentera pendant des années la légende d’une rivalité philosophique plus que musicale.
Deux visions de la foi
Leur opposition ne date pourtant pas de la séparation : dès 1967, George se plonge dans les écrits védiques, tandis que John choque l’Amérique avec son assertion « les Beatles sont plus populaires que Jésus ». Au fil des ans, les trajectoires divergent : Harrison se rend plusieurs fois à Vrindavan, soutient le mouvement Hare Krishna et finance le Bangla Desh Concert de 1971, événement caritatif inédit à cette échelle. Lennon, lui, s’installe à New York, milite contre la guerre du Viêt Nam et enchaîne Imagine, Some Time in New York City, puis le single « Power to the People ». Les deux hommes gardent une admiration mutuelle, mais leur langage symbolique n’est plus le même.
La presse attise la comparaison
Dans Rolling Stone, Jann Wenner publie l’interview fleuve Lennon Remembers ; John y critique la « religiosité de pacotille » qu’on lui prête et se dit « fatigué qu’on [le] confonde » avec d’anciens partenaires. Simultanément, des critiques louent la « pureté » de Harrison, présenté comme le « saint » des Beatles. Cette polarisation séduit le lectorat : le « bastard » provocateur contre le « guru » lumineux. Lennon, cependant, refuse les caricatures ; dans une lettre ouverte, il écrit : « George est mon frère, pas mon miroir. » Une façon de rappeler qu’ils partagent un passé commun tout en revendiquant une indépendance intellectuelle.
1971-1974 : tensions et réconciliations
Les premières années post-Beatles sont ponctuées de piques publiques : Lennon ironise sur la « belle conscience » de certains qui « s’achètent une Rolls-Royce tout en prêchant la renonciation », allusion transparente aux Bentley rutilantes d’Harrison. George lui reproche en retour son « nihilisme » et sa « violence verbale ». Pourtant, lorsque Lennon apparaît en coulisses du Bangla Desh Concert, les deux hommes échangent une accolade. En 1974, John assiste incognito à une date de la tournée Dark Horse ; il confiera avoir « pleuré sur ‘My Sweet Lord’ », preuve que l’affection l’emporte sur la rivalité.
Les racines d’un agacement persistant
Si Lennon s’emporte contre les comparaisons, c’est aussi qu’il redoute la dilution de son message. Il estime que trop de critiques « rangent » les ex-Beatles dans des catégories rassurantes : Paul l’artisan mélodique, George le mystique, John le rebelle. Le risque, selon lui, est de réduire sa démarche politique à une simple posture artistique, alors qu’il revendique un « art-action » destiné à influer sur la réalité — que ce soit par les Bed-Ins, l’affiche « WAR IS OVER! » ou le soutien au chanteur emprisonné John Sinclair. Être assimilé à la quête intérieure d’Harrison brouille ce positionnement.
Une créativité nourrie d’oppositions
Musicalement, leurs routes croisées demeurent fécondes : Lennon admire la production dense de All Things Must Pass tandis qu’Harrison reconnaît la puissance épurée de Plastic Ono Band. Leurs échanges amicaux sur le jeu de slide, la composition modale ou les techniques de prise de son témoignent d’un respect mutuel. Pourtant, chaque fois qu’un journaliste veut faire de Lennon le « pendant athée » de George, la moutarde lui monte au nez : « Je n’écris pas des psaumes, j’écris des cris », lance-t-il lors d’une séance de questions à l’Université de Syracuse en 1972.
La question spirituelle, véritable ligne de fracture
Bien qu’ils aient partagé la fascination pour le Maharishi en 1968, leur bilan diverge : George y voit la confirmation d’une voie intérieure, John en ressort convaincu d’un « business spirituel » incompatible avec sa quête de vérité brute. Dès lors, chaque chanson devient un manifeste. « God » énumère les idoles qu’il rejette ; « My Sweet Lord » invoque Krishna au cœur de la pop occidentale. Les critiques jouent au jeu des sept erreurs ; Lennon fulmine : « Ma chanson dit qu’il n’y a pas de maîtres, la sienne invoque un maître. Rien à voir. »
Le rôle de Yoko Ono dans la discorde médiatique
La polarisation est renforcée par les prises de position de Yoko Ono. Son analogie du Père Noël, souvent réinterprétée, aiguise les tensions médiatiques : Yoko défend le réalisme brutal de John, dénonce la « fuite » mystique de certains contemporains. Dans la sphère privée, pourtant, elle soutient les projets altruistes d’Harrison ; les lettres qu’elle échange avec George au sujet de la protection des forêts de l’Île de Brown montrent un terrain d’entente humanitaire, bien que rarement publicisé.
Dernières retrouvailles et regrets
Peu avant la mort de Lennon en 1980, Harrison lui envoie les bandes démo de Somewhere in England. John répond par une carte illustrée : « Lovely to hear your voice sailing on the East River of sound. » Une façon poétique de dire que, malgré les heurts, la fraternité musicale perdure. Après l’assassinat de Lennon, George avouera à la BBC : « John était unique. Et c’est parce qu’il était unique qu’il ne voulait être comparé à personne, surtout pas à moi. » Prononcée sous le choc, la phrase clôture une décennie d’incompréhensions qu’il juge désormais « futiles ».
Héritage critique : la comparaison devenue hors sujet
Aujourd’hui, les musicologues s’accordent à considérer leurs œuvres comme complémentaires plutôt que concurrentes. Les analyses harmoniques montrent que la complexité modale d’Harrison inspire les orchestrations ultérieures de Lennon (on pense à la section orchestrale de « #9 Dream »), tandis que le dépouillement de Plastic Ono Band incite George à simplifier la structure de titres comme « Dark Sweet Lady ». Les « adversaires » se nourrissent mutuellement sans que cela justifie un classement hiérarchique.
La singularité comme credo
« Je n’ai jamais voulu être le fils de personne », déclarait John Lennon en 1970. Son rejet viscéral des comparaisons tient à une conviction : chaque artiste doit assumer sa voix sans être réduit à un reflet. De ce point de vue, son exaspération face au parallèle avec George Harrison dépasse l’anecdote d’ego ; elle cristallise l’exigence d’une identité artistique irréductible. Plus de cinquante ans après, cette leçon résonne toujours : les Beatles étaient un tout, mais chaque membre portait un monde à part entière. Comparer, c’est parfois trahir la nuance. Lennon l’avait compris avant nous, et son indignation – qu’elle amuse ou qu’elle dérange – rappelle combien l’individualité demeure le moteur secret des révolutions culturelles.
