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Granny music : Paul McCartney entre pastiche et chef-d’œuvre

Publié le 11 août 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

Derrière le sobriquet moqueur « granny music » lancé par Lennon, Paul McCartney cultive un amour sincère pour le music-hall et les formes pré-rock. De « When I’m Sixty-Four » à « Honey Pie », en passant par la comédie noire de « Maxwell’s Silver Hammer », cette veine mêle pastiche et émotion. L’analyse place « She’s Leaving Home » au sommet : une ballade orchestrale bouleversante, mariant codes anciens et récit moderne, qui prouve que la nostalgie peut servir une œuvre d’une grande puissance artistique.


Parmi les petites phrases qui collent à la peau des Beatles, la plus cruelle est peut‑être celle que John Lennon lança pour railler un pan de l’écriture de Paul McCartney : la « granny music », parfois citée, avec un sel plus acide encore, comme « granny music shit ». Derrière la pique se cache pourtant une réalité musicale indiscutable : depuis l’adolescence, Paul nourrit une fascination pour le music‑hall, le vaudeville, les refrains pré‑rock des années 1920‑1930, et jusqu’aux ballades « Hollywood » orchestrées qui faisaient vibrer les postes familiaux. Loin d’être un caprice, cet amour remonte à la maison des McCartney, à l’ombre de Jim, le père, ancien pianiste de dance‑band, et des veillées où l’on chantait Irving Berlin, Cole Porter ou Noël Coward.

Quand la Beatlemania explose, ce goût ne disparaît pas ; il trouve au contraire sa place parmi mille autres influences – rhythm and blues, rock’n’roll, folk confessionnelle, psychédélie, soul. Ce que Lennon moque comme un penchant « grand‑mère » est, chez McCartney, une palette supplémentaire. Reste une question que se posent les amateurs : si l’on prend au sérieux cette étiquette de « granny music », quelle est la meilleure chanson de Paul qui en relève vraiment ?

Sommaire

  • Définir le périmètre : de quoi parle‑t‑on quand on dit « granny music » ?
  • « When I’m Sixty‑Four » : la définition scolaire… et irrésistible
  • « Your Mother Should Know » : la convivialité MGM passée au prisme pop
  • « Honey Pie » : la carte postale 1920’s… et la magie du studio
  • « Martha My Dear » : la grâce cabaret… et l’ombre d’un fox‑trot
  • « Maxwell’s Silver Hammer » : comédie noire, enclume et Moog
  • « Ob‑La‑Di, Ob‑La‑Da » : fausse piste
  • Et maintenant, le casse‑tête : « She’s Leaving Home » est‑elle la meilleure « granny song » ?
  • Le « cas » George Martin : blessure d’ego, leçon d’orchestration
  • Pourquoi « She’s Leaving Home » devance, ici, « When I’m Sixty‑Four »
  • Réponses aux objections : et si la « granny music » n’était pas ce que vous croyez ?
  • Le legs sur scène et au‑delà : quand la nostalgie devient futur
  • Verdict

Définir le périmètre : de quoi parle‑t‑on quand on dit « granny music » ?

Le malentendu est fréquent. On prétend parfois ranger sous l’étiquette « granny music » toute chanson douce ou nostalgique signée McCartney. C’est trop large. Pour être honnête avec l’expression – si l’on décide de la réhabiliter, au moins à des fins d’analyse – il faut parler de pièces qui pastichent ou réinvestissent des styles antérieurs au rock : music‑hall britannique, bluettes vaudeville, ballades orchestrées du cinéma classique, ou encore chansons à l’ancienne où le piano mène la danse avec clarinettes, cors, cordes, banjo et petite batterie « brossée ».

Dans ce cadre, certaines chansons revendiquées comme « vieillottes » par leurs détracteurs n’entrent pas dans le périmètre. « Here, There and Everywhere », par exemple, relève plutôt d’un idéal Beach Boys/Brian Wilson ; « Blackbird » convoque Bach et la folk ; « Eleanor Rigby » est un drame de chambre baroque‑pop. À l’inverse, des titres comme « When I’m Sixty‑Four », « Your Mother Should Know », « Honey Pie », « Martha My Dear » et, en marge, « Maxwell’s Silver Hammer », assument une délicate antiquité. Et puis il y a « She’s Leaving Home », qui emprunte à la ballade orchestrée et au cinéma des années 40‑50 autant qu’au mélodrame britannique – un cas limite pour certains, une preuve éclatante pour d’autres que la « granny music » peut toucher au sublime.

« When I’m Sixty‑Four » : la définition scolaire… et irrésistible

Si l’on cherche la carte d’identité du music‑hall version Beatles, « When I’m Sixty‑Four » s’impose. Paul McCartney dit l’avoir ébauchée à 15‑16 ans ; on la retrouve accélérée sur Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band, comme si l’on remontait légèrement la bande pour donner au timbre de Paul l’insolence d’un crooner précoce. L’arrangement de George Martin convoque un trio de clarinettes – deux B♭ et une clarinette basse – qui zigzague avec élégance, pendant que le piano « stride » de Paul fait claquer les battements d’une gigue de salon.

Le texte, lui, est un petit bijou d’observation domestique : tricot, carte postale dominicale, cottage à la mer, pierres de cheminée – un monde cozy qu’on pourrait prendre pour une moquerie si la tendresse n’y circulait pas si librement. Difficile, dès lors, de crier au kitsch. La chanson possède ce que le music‑hall a de meilleur : un refrain qui s’imprime, des couplets qui déroulent une mini‑scène, un arrangement où chaque détail – tintement, basson implicite de la clarinette basse, réponses de voix – alimente la comédie. Pour beaucoup, si l’on ne devait garder qu’un exemple pur de la veine « grand‑mère », ce serait celui‑là.

« Your Mother Should Know » : la convivialité MGM passée au prisme pop

Deuxième jalon évident, « Your Mother Should Know » transforme Magical Mystery Tour en comédie musicale MGM miniature. La ligne au harmonium, le tintement de piano, les chœurs en parade et la structure « couplet‑chorus » au pied leste composent une valse à l’ancienne. Dans le film, la scène d’escalier en costumes blancs a figé l’imaginaire : Paul y revendique, avec un sourire, l’héritage des standards qui faisaient danser mères et grands‑mères.

Musicalement, la pièce est moins nuancée que « When I’m Sixty‑Four » ; elle affiche son simplicité comme un programme. C’est ce sans‑complexe qui la rend attachante : McCartney assume de construire un interlude où l’ancienne sociabilité – la chanson qu’on entonne ensemble – irrigue la pop de 1967. Le fardeau du passé se mue en joie partagée.

« Honey Pie » : la carte postale 1920’s… et la magie du studio

Avec « Honey Pie », Paul McCartney pousse le pastiche vers les années folles et leur crooning timbré par un haut‑parleur de gramophone. L’intro « radio » – où la voix de Paul est filtrée comme au sortir d’un vieux poste – annonce la couleur : ici, on joue avec les couleurs du cinéma muet tardif et des revues London Palladium. George Martin sert une orchestration à vents et cordes qui multiplie les clins d’œil : glissandi de saxophones, réponses de clarinettes, petits contrechants de violons qui minaudent avec esprit.

Ce qui pourrait n’être qu’une vignette tourne au tour de force grâce à la prise de son : les changements de texture – voix « période » puis voix pleine, planches sablonnées puis stéréo ample – prouvent que la nostalgie peut devenir technologie. « Honey Pie » est d’autant plus brillante qu’elle ne se contente pas de « faire vieux » ; elle compose avec des outils modernes un âge d’or imaginaire.

« Martha My Dear » : la grâce cabaret… et l’ombre d’un fox‑trot

On cite souvent « Martha My Dear » parmi les « granny songs » en raison de son piano plein cadence, de ses cornets et cordes, de son parfum de cabaret edwardien. Sur le plan strictement historique, l’hybridation est plus complexe : le contrepoint marqué de la main droite, l’écriture très McCartney du pont et l’harmonisation des cordes en font un objet singulier. Le destin voudra qu’on y voie le portrait d’un chien (la fameuse Martha), mais la chanson tient par son équilibre : élégance ancienne, mobilité harmonique contemporaine, batterie qui souligne sans alourdir.

Comme souvent chez McCartney, la virtuosité pianistique devient attitude : on entend un crooner de poche, un salon boisé, une lumière d’après‑midi ; mais la rythmique reste pop, le tempo ne cède jamais au languissant. La « grand‑mère » ici, c’est un fantôme chic qui sait marcher d’un pas vif.

« Maxwell’s Silver Hammer » : comédie noire, enclume et Moog

Cas à part, « Maxwell’s Silver Hammer » a nourri des décennies de polémiques. Paul y convoque le music‑hall pour raconter – sur un tintement guilleret – une série de meurtres commis au marteau. Les couplets drolatiques, la scansion très théâtre, l’enclume frappée en pleine face du micro, le Moog au ruban qui serpente, tout concourt à ce contre‑emploi qui mit Ringo hors de lui et fatigua George.

Dans la stricte perspective « granny », la chanson est ambivalente : l’imaginaire cabaret est là, mais il est transgressé par une noirceur et des tics sonores de 1969. Pour ceux qui aiment McCartney lorsqu’il dévie, « Maxwell » est un sommet d’ironie ; pour d’autres, c’est un numéro trop insistant.

« Ob‑La‑Di, Ob‑La‑Da » : fausse piste

Qu’on l’aime ou qu’on la déteste, « Ob‑La‑Di, Ob‑La‑Da » n’est pas une granny song au sens strict. Elle relève plutôt d’une lecture pop d’influences ska et caribéennes, avec sa syncope légère, sa ligne de basse rebondissante et son récit familial. Si le bonbon attire les sarcasmes, il n’éclaire pas le débat qui nous occupe : celui de la veine pré‑rock chez McCartney.

Et maintenant, le casse‑tête : « She’s Leaving Home » est‑elle la meilleure « granny song » ?

Place au candidat qui fâche les étiquettes. « She’s Leaving Home » appartient à Sgt. Pepper’s ; elle ne convoque ni banjo, ni clarinettes de cabaret, ni sautillement music‑hall. Et pourtant, si l’on définit la granny music comme la capacité d’emprunter aux langages pré‑rock pour dire une histoire – et d’oser le vintage avec sérieux –, alors « She’s Leaving Home » est peut‑être la réussite la plus émouvante de McCartney.

La chanson raconte un départ à l’aube : une jeune fille quitte la maison familiale, laissant une lettre. Paul chante la voix de l’héroïne, fragile et résolue ; John incarne, en contre‑chant, les parents – un chœur grec de reproches et d’incompréhensionsWe gave her everything money could buy ») qui cadre la douleur sans jamais l’éteindre. Le dispositif est d’une force théâtrale rare dans la pop : deux discours, deux temps affectifs, une mise en scène qui doit autant à la ballade hollywoodienne qu’au kitchen sink drama britannique des années 60.

Sur le plan musical, la pièce est inouïe chez les Beatles de 1967 : pas un seul Beatle ne tient d’instrument ; Paul et John y sont uniquement chanteurs. L’arrangement de cordes et harpe, signé Mike Leander (parce que George Martin, indisponible ce jour‑là, ne put orchestrer à temps), déroule un tapis harmonique d’une sobriété exemplaire : harpe en arpèges clairs, cordes qui respirent, contrechants qui never vampent, modulations fines qui accompagnent les virages émotionnels du texte. Sheila Bromberg, à la harpe, imprime une couleur immédiatement cinématographique.

Il faut dire un mot du rythme : ni valse ni marche, la chanson avance sur un balancement retenu, idéal pour que la voix de Paul déploie ses lignes longues. Le mélisme discret sur les mots de joie et de doute, la tension qui précède chaque refrain, et ce pont où la voix de John surgit comme un souvenir parental, tout concourt à fabriquer une transe douce, sans effets superflus. La prise de son laisse les aigus respirer, et l’on comprend, sans commentaire, que l’on est dans une tragédie en marche.

L’histoire réelle qui irrigue la chanson – une adolescente londonienne partie de la maison, récit d’actualité qui frappa McCartney – ancre ce mélodrame dans le présent social de 1967 : on n’est pas dans un rêve victorien, on est au cœur d’un écart de générations que la pop n’avait jamais mis en musique avec une telle gravité. C’est cette gravité qui, pour beaucoup, fait de « She’s Leaving Home » la réponse la plus forte à la question posée : oui, la granny music peut bénéficier du sérieux des formes anciennes ; oui, elle peut porter un récit moderne sans passer pour un numéro de pastiche.

Le « cas » George Martin : blessure d’ego, leçon d’orchestration

On sait que le recours à Mike Leander blessa George Martin : pour la première fois, un arrangement de cordes d’un Beatles passait par un autre orchestrateur. Martin se rattrapera au mixage, peaufinant la dynamique, ajustant les entrées vocales avec l’oreille d’un metteur en scène. L’épisode dit combien McCartney tenait à la forme « ancienne » pour cette histoire : il lui fallait le carnet d’adresses des studios londoniens, des solistes aguerris, une écriture sans bavure.

Ce professionnalisme replace la « granny music » face à un malentendu : il ne s’agit pas, chez Paul, de parodier une époque ; il veut habiter ses codes avec une exigence d’orfèvre. D’où la force durable de « She’s Leaving Home » : sous le vernis cinématographique, on entend la main de l’artisan qui compte, mesure, respire.

Pourquoi « She’s Leaving Home » devance, ici, « When I’m Sixty‑Four »

Si l’on s’en tient au pastiche, « When I’m Sixty‑Four » est l’étalon. Mais si l’on cherche la meilleure chanson au sens artistique, celle qui grandit la veine « grand‑mère » au lieu de simplement la mimer, « She’s Leaving Home » s’impose. La raison tient en trois points. D’abord, elle transcende le référent : ce qui pourrait n’être qu’une ballade rétro devient un récit moderne, universel. Ensuite, elle ose la simplicité orchestrale contre la lourdeur sentimentale – harpe, cordes, silences. Enfin, elle organise une dramaturgie vocale bifacePaul/la fille, John/les parents – qui exploite au mieux le théâtre inhérent au music‑hall, mais sans clin d’œil, sans cabotinage.

À l’écoute, la chair se hérisse encore. On a pu dire que « She’s Leaving Home » arrachait les cordes du cœur plutôt que de simplement les titiller ; c’est vrai, parce qu’elle sait retenir l’effet. Là où « Honey Pie » amuse, où « Your Mother Should Know » rassemble, où « When I’m Sixty‑Four » sourit, « She’s Leaving Home » brise et console.

Réponses aux objections : et si la « granny music » n’était pas ce que vous croyez ?

On objectera que « She’s Leaving Home » n’a rien d’une granny song parce qu’elle ne danse pas, qu’elle ne fait pas « music‑hall ». C’est confondre le genre et l’esthétique. La granny music, pour ce débat, n’est pas un répertoire figé ; c’est la tentation d’emprunter aux formes anciennes un langage de présent. À ce titre, la ballade orchestrée, la harpe et l’écriture à la Michel Legrand ou Mancini – ces élégances qu’on appelait autrefois « populaires » – en font pleinement partie.

On dira aussi que la meilleure preuve du talent ancien de McCartney est « When I’m Sixty‑Four » parce qu’elle tient debout avec sa seule gaîté. C’est exact, mais c’est précisément ce que « She’s Leaving Home » dépasse : elle tient par son drame, par sa composition vocale, par la justesse de son tempo et par l’économie d’un arrangement qui refuse la mièvrerie.

Le legs sur scène et au‑delà : quand la nostalgie devient futur

On a parfois reproché à Paul de peu jouer ses « granny songs » en concert hors exceptions. C’est oublier que plusieurs de ces titres – « Your Mother Should Know », « Honey Pie » – relèvent d’un théâtre de studio difficile à transposer. À l’inverse, « She’s Leaving Home », lorsqu’elle revient ponctuellement sur scène avec quatuor et harpe ou synthèse de cordes, montre combien la chanson demeure incisive hors du laboratoire Abbey Road. Le public vieillit, rajeunit, et la thématique – partir, grandir, couper les liens pour mieux se retrouver – reste d’une actualité désarmante.

Dans l’œuvre de McCartney, cette veine « ancienne » s’est poursuivie après 1970 : « You Gave Me the Answer » chez Wings, « Baby’s Request » sur Back to the Egg, ou encore le cycle Kisses on the Bottom avec Diana Krall, où Paul célèbre à pleine voix le Great American Songbook. On le voit : la « granny music » n’était ni un tic ni une coquetterie, mais une conviction durable – celle que la chanson populaire d’avant le rock recèle des ressources encore vives.

Verdict

Si l’on entend par « granny music » l’art d’assumer des codes pré‑rock pour raconter une histoire au présent, alors la meilleure chanson de Paul McCartney dans ce registre est « She’s Leaving Home ». Elle est la plus aboutie, la plus émotionnelle, la plus cinématographique ; elle prouve que cette veine, raillée par Lennon, peut devenir un outil d’une puissance rare. Dans un sens plus strictement « music‑hall », la palme du pastiche revient à « When I’m Sixty‑Four », modèle d’écriture légère et d’arrangement étincelant.

Entre ces deux pôles – le sourire et la lame –, on retrouve la vérité de McCartney : un omnivore qui ne recule pas devant la nostalgie, à condition qu’elle serve la chanson. Qu’on en sourie ou qu’on en pleure, c’est là l’une des raisons pour lesquelles l’album Sgt. Pepper’s garde son pouvoir : il a su faire place à une tradition revisitée avec une intelligence que les bons mots ne sauraient diminuer.


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