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Les voix qui ont façonné Lennon et McCartney

Publié le 11 août 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

Chuck Berry, Bob Dylan et les Beach Boys figurent au sommet du panthéon vocal partagé par Lennon et McCartney. Berry leur donne la propulsion rythmique et l’art du récit, Dylan libère l’écriture et l’introspection, les Beach Boys ouvrent l’horizon des harmonies vocales. De ces influences, les Beatles tirent une pop malléable, capable de passer du rock tranchant à la ballade sophistiquée, tout en intégrant d’autres figures comme Little Richard, Elvis ou Buddy Holly.


Au panthéon personnel des Beatles, les voix qui ont déclenché les plus fortes secousses portent des noms familiers aux amateurs de rock : Chuck Berry, Bob Dylan et les Beach Boys – « tous les Beach Boys », comme Paul McCartney aimait le formuler lorsqu’il évoquait la pureté des harmonies du groupe de Brian Wilson. Loin d’un simple défilé d’influences, ces références partagées avec John Lennon décrivent une cartographie intime : des chanteurs qui ont modifié leur manière d’écrire, de phraser, d’arranger, de rêver. Retour, documents et musique à l’appui, sur ces « voix sources » dont les deux auteurs-compositeurs s’accordaient à dire qu’elles avaient tout changé.

Sommaire

  • Un contexte : quand l’influence devient langage commun
  • Chuck Berry : la voix qui a mis du moteur dans la chanson
  • Bob Dylan : le grain de sable qui transforme la machine
  • Les Beach Boys : la voix multiple comme utopie sonore
  • Trois influences, une alchimie : ce que Lennon et McCartney en ont fait
  • Études de cas : chansons, voix, détails
  • Et les autres voix qu’ils citaient ensemble
  • Ce que cela a changé pour l’industrie : marketing, albums, scènes
  • Après les Beatles : fidélités et hommages croisés
  • Pourquoi ces chanteurs ont-ils « tout changé » pour Lennon et McCartney ?
  • Un triangle d’or, et un héritage vivant

Un contexte : quand l’influence devient langage commun

Dans les années 1960, la vitesse à laquelle les idées circulent dans la pop naissante est vertigineuse. Les Beatles, alors en pleine montée en puissance, absorbent et redéploient ce qu’ils entendent à la radio, dans les clubs, au gré des disques qui tombent entre leurs mains. L’originalité de leur trajectoire n’efface pas l’évidence : Lennon et McCartney s’inscrivent dans une chaîne d’admiration, de reprises, de clins d’œil, de rivalités stimulantes. C’est particulièrement vrai pour trois « pôles » qui structurent leur imaginaire vocal et poétique : le rock’n’roll narratif et électrique de Chuck Berry, la littérarité âpre et changeante de Bob Dylan, et la science des harmonies signée Beach Boys.

Sur ces trois terrains, Lennon et McCartney parlent d’une même voix. Ils le font à micro ouvert, dans des entretiens et hommages connus, et surtout dans la musique : à l’écoute attentive, ces filiations se devinent dans les reprises en studio et à la BBC, dans des tournures mélodiques, dans une syntaxe d’accords, dans la façon même d’attaquer un mot sur le temps faible.

Chuck Berry : la voix qui a mis du moteur dans la chanson

Pour John Lennon, l’axiome est célèbre : si l’on devait donner un autre nom au rock’n’roll, on pourrait l’appeler Chuck Berry. Au-delà de la formule, on trouve un contenu précis. Berry, c’est d’abord une voix : un timbre sans emphase, une diction que les guitares soulignent, un swing de la consonne. C’est ensuite une poétique : raconter la route, la ville, la jeunesse, les heurts du quotidien avec une métrique qui épouse la pulsation. Enfin, c’est une guitare qui parle – et un art de l’intro qui plante immédiatement le décor.

Les Beatles s’approprient cette grammaire dès Hambourg et la période Cavern. Leur répertoire des débuts regorge de titres de Berry, qu’ils réinventent avec une économie radicale : « Roll Over Beethoven », porté par George Harrison au chant, « Rock and Roll Music », mené par Lennon, « Carol », « Sweet Little Sixteen », sans oublier « Too Much Monkey Business » qui deviendra un terrain de jeu à la BBC. Ces reprises ne sont pas des curiosités : elles modèlent le groupe, définissent le grain de leur son en 1963-64, et installent une attitude – l’art d’attaquer droit, de faire rebondir le backbeat, de laisser les mots mordre la mesure.

Paul McCartney en parle avec une chaleur qui ne s’est jamais démentie. Dans un hommage rendu à Berry, il décrit « un magicien » capable de faire de la musique à la fois exotique et familière. On retrouve cette double sensation – l’étrangeté dans le familier – dans la manière dont Paul façonne certaines lignes de basse de l’ère Parlophone, nerveuses et chantantes, comme si l’instrument cherchait à commenter le récit à la façon des riffs de Berry.

Ce qui frappe surtout, c’est le travail du mot. Lennon a souvent insisté sur l’intelligence des paroles de Berry à une époque où beaucoup de chansons pop se satisfaisaient de formules convenues. Le rock de Berry invente une langue au présent, lourde d’images rapides, d’argot, d’ironie. On ne mesure pas l’influence du chanteur-guitariste uniquement à l’aune des covers ; elle se lit dans la façon dont Lennon écrira plus tard des scènes en accéléré, de « A Hard Day’s Night » à « Day Tripper », où l’ellipse et la syncope deviennent moteur dramatique.

Même lorsque les Beatles s’éloignent du rock des débuts, la trace de Berry reste perceptible. « Back in the U.S.S.R. », pastiche teinté d’ironie signé McCartney, détourne « Back in the U.S.A. » avec une aisance qui dit bien la place du modèle : une architecture narrative, un humour, un certain sourire dans la voix, tout en ajoutant la couche Beach Boys au milieu et la modernité studio de 1968. La dette, chez Lennon comme chez McCartney, n’a rien d’une révérence figée ; elle reste vécue, rejouée, parfois chahutée.

Bob Dylan : le grain de sable qui transforme la machine

Si Chuck Berry donne aux Beatles une mécanique rythmique et une dramaturgie pop, Bob Dylan change leur rapport aux mots. L’entrée de Dylan dans le champ de vision des Beatles se fait très tôt et par à-coups, mais sa force de frappe se voit pleinement à partir de 1964-1965. La rencontre new-yorkaise, l’écoute obsessionnelle des albums, et bientôt l’électrification de Dylan en 1965 déplacent la barrière entre chanson « de danse » et chanson de regard.

John Lennon le dit sans détour dans ses souvenirs : à l’époque de « Rubber Soul », il s’agit d’assumer une part littéraire que la Beatlemania tenait parfois à distance. Des chansons comme « I’m a Loser », « You’ve Got to Hide Your Love Away » ou « Norwegian Wood (This Bird Has Flown) » témoignent d’un basculement : le narrateur est moins bravache, plus sinueux, parfois ironique, parfois blessé. On entend Dylan dans le phrasé qui retarde la fin du vers, dans l’esquive des rimes faciles, dans un goût pour l’ambiguïté qui change durablement la plume de Lennon. Le dialogue se poursuit jusque dans la réplique : le « Fourth Time Around » de Dylan, en 1966, est souvent lu comme un miroir offert à la « Norwegian Wood » de Lennon – clin d’œil, taquinerie, duel fraternel entre deux auteurs au sommet de leur art.

Du côté de McCartney, l’impact n’est pas moindre. S’il demeure, au milieu des années 60, l’artisan d’une mélodie plus lumineuse et d’une construction souvent classique, il observe et intègre la liberté de Dylan. L’ombre du Minnesotan plane sur « For No One », sur « Eleanor Rigby » par le sens du détail narratif, sur « Blackbird » par l’alliance d’une forme dépouillée et d’une intention civique. Plus tard, « Junior’s Farm » – écrite et enregistrée en 1974 avec Wings – assume elle-même une filiation partielle avec « Maggie’s Farm » : l’ironie du titre, l’imagerie rustique, l’idée d’un espace où l’on s’exfiltre des carcans, tout en gardant chez McCartney un hédonisme et une abstraction qui le distinguent de la colère dylanienne.

Au-delà des citations et des silhouettes musicales, l’apport principal de Dylan tient à la permission qu’il offre : celle de faire entrer dans la pop une introspection plus crue, une façon de parler vrai sans renoncer à la musicalité. Lennon s’en saisit pour « In My Life », pour « Help! », pour une foule de chansons où l’on entend la voix fendiller le masque. McCartney l’infuse à sa manière, en tirant vers le portrait miniature et le récit à la troisième personne. Si Dylan n’est pas le seul déclencheur – Kenneth Allsop, journaliste britannique, avait lui aussi piqué la curiosité de Lennon sur la dimension autobiographique – il est, des deux côtés, la référence qui revient sans cesse lorsqu’il s’agit de nommer ce qui a « tout changé » : le statut du texte dans la chanson populaire.

Les Beach Boys : la voix multiple comme utopie sonore

Lorsque Paul McCartney et John Lennon parlent des Beach Boys, ils le font presque toujours avec une tendresse particulière. Le sujet, c’est la voix collective. À Liverpool, l’idéal de l’harmonie s’appelait souvent Everly Brothers ; en Californie, Brian Wilson et ses frères poussent l’idée bien plus loin : superpositions de timbres, contrechants en dentelle, dialogues entre falsetto et ténor, et, surtout, une science de l’arrangement vocal qui transforme trois minutes de pop en cathédrales miniatures.

Très tôt, les Beatles y entendent un miroir. Lennon et McCartney ont déjà un goût ancien pour les harmonies serrées ; « This Boy », côté Beatles, est un manifeste en ce sens. Mais l’arrivée de la « Californian sound » change l’échelle. Rubber Soul est le déclic qui pousse Brian Wilson à concevoir Pet Sounds ; en retour, Pet Sounds deviendra l’étincelle qui élève l’ambition des Beatles sur Sgt. Pepper’s. Dans les souvenirs de McCartney, on retrouve des mots qui touchent au sacré : « Pet Sounds » l’a « soufflé », et « God Only Knows » flirte, pour lui, avec le sommet de l’écriture pop.

Sur le terrain strict de la voix, cette admiration prend des formes concrètes. « Here, There and Everywhere », sur Revolver, s’inspire explicitement de la douceur et de la clarté des harmonies des Beach Boys ; McCartney cherchera ce même flottement lumineux, ce calme rayonnant dans la tenue des notes, dans l’art de placer un contrechant à la limite de l’audible. À l’autre extrémité du spectre, « Back in the U.S.S.R. » relit les Beach Boys sur le mode du pastiche – on y entend l’ombre de « California Girls » –, preuve que la référence est à la fois sérieuse et joueuse, admiration et jeu.

L’histoire récente a ajouté une note d’émotion à cette relation. Brian Wilson s’est éteint en 2025 à l’âge de 82 ans ; Paul McCartney lui a rendu un hommage marqué par la reconnaissance, le citant une nouvelle fois comme une étoile musicale rare. Mais, au-delà de l’actualité, ce qui compte ici demeure la technique et la vision : pour Lennon comme pour McCartney, les Beach Boys ont prouvé que la voix pouvait devenir architecture, qu’elle pouvait bâtir des espaces mentaux où la nostalgie, la joie, le doute trouvent une acoustique inédite.

Trois influences, une alchimie : ce que Lennon et McCartney en ont fait

Le plus intéressant n’est pas l’influence en soi, mais la transformation. En écoutant les Beatles de 1963 à 1966, on voit la synthèse s’opérer. Du côté Berry, la propulsion rythmique et le sens du récit : même lorsque les paroles restent légères, elles sont propulsées par des images, par un décor esquissé en quelques coups. Du côté Dylan, l’intériorité débarque, avec ses échardes, ses ambiguïtés, et ce goût de la distance ironique qui habite tant de textes de Lennon. Du côté Beach Boys, la mise en scène de la voix devient une écriture à part entière ; elle colore la perception d’un accord, elle sculpte l’espace du mixage, elle installe une gravité ou une lévitation.

On peut suivre ce tressage à travers quelques jalons. « She Loves You » n’est pas encore dylanienne, mais sa scansion, ses « yeah-yeah » groupés, son énergie Berry, sont évidents ; « Help! » ouvre la porte à un narrateur plus fragile ; « Norwegian Wood » et « Girl » s’installent dans un décor intimiste, presque acoustique, où l’économie des moyens laisse apparaître les mots ; « Here, There and Everywhere » déploie une fluidité qui doit beaucoup à Brian Wilson ; « Taxman » retrouve une mordant rythmique, tandis que « Eleanor Rigby » transforme une vignette en tragédie de chambre. Aucun de ces titres n’est un pastiche pur ; tous sont des réponses à des voix qui ont élargi le cadre.

L’autre effet durable, c’est la liberté. En citant Berry, Dylan, les Beach Boys, Lennon et McCartney se donnent le droit d’être caméléons. Ils savent que la pop est un dialogue permanent, que l’originalité n’est pas ex-nihilo mais construction sur des bases partagées. Cette posture explique la maniabilité de leur écriture : capacité à passer du R&B tranchant à la ballade sophistiquée, du commentaire social à l’introspection, sans perdre l’empreinte de melodistes hors pair.

Études de cas : chansons, voix, détails

Prenons « Rock and Roll Music » sur Beatles for Sale : Lennon y met à nu ce qu’il doit à Berry dans l’art de camper un narrateur en mouvement, dont la grognarde bonne humeur fait corps avec la batterie de Ringo Starr. Plus tard, sur « I Saw Her Standing There », l’attaque off-beat de la basse de McCartney et la pétillance harmonique confirment cette école de la pulsion.

Sur « You’ve Got to Hide Your Love Away », l’ombre de Dylan est manifeste : Lennon adopte un grain de voix plus rugueux, une ligne mélodique qui serpente au plus près des mots, une prosodie qui refuse l’évidence. « Norwegian Wood » pousse l’ambiguïté plus loin encore, avec son récit elliptique et ses zones d’ombre, jusqu’à susciter un dialogue à distance avec « 4th Time Around » chez Dylan, deux façons d’écrire des relations fuyantes.

Quant à « Here, There and Everywhere », elle condense la leçon des Beach Boys dans une miniature luxuriante : les entrées de voix, les notes tenues, l’harmonie qui se pose comme un voile, tout concourt à produire une sensation de lévitation. Et lorsque McCartney s’amuse, en 1968, à imaginer des filles d’Ukraine dans la veine de « California Girls », il montre combien l’admiration peut se muer en jeu d’écriture.

Et les autres voix qu’ils citaient ensemble

Réduire les accords de Lennon et McCartney à trois noms serait trompeur. Les deux hommes convergent aussi autour d’autres chanteurs qui ont façonné leur oreille. Little Richard les a électrisés : McCartney reprend dès les premiers concerts son cri de tête, sa frénésie rythmique, et en garde une empreinte jusque dans « I’m Down » ou « Helter Skelter ». Elvis Presley est, pour Lennon, un choc existentiel : l’irruption d’un timbre et d’un corps qui changent la perception même de ce qu’un chanteur peut être ; chez McCartney, l’Elvis crooner des années 60 nourrit aussi une certaine souplesse vocale.

Buddy Holly offre une autre boussole : un auteur-interprète qui sait intégrer la guitare rythmique à l’armature de la chanson ; les Beatles lui doivent plus qu’un nom de groupe inspiré des Crickets. The Everly Brothers, enfin, installent un modèle d’harmonies serrées qui infusera l’ADN des Beatles dès « Please Please Me » et « Love Me Do ». Dans une veine plus soul, Smokey Robinson devient pour McCartney un maître de l’intonation subtile et du falsetto contrôlé ; « You Really Got a Hold on Me » n’est pas qu’une reprise, c’est une leçon assimilée.

Cette galerie n’écrase pas la singularité du duo Lennon-McCartney ; elle l’éclaire. Dans chacun de ces cas, on retrouve la logique des trois piliers évoqués plus haut : la vitesse narrative (Berry), l’intériorité textuelle (Dylan), l’architecture vocale (Beach Boys). Little Richard ajoute la verticalité du cri, Elvis la présence charnelle, Holly la construction mélodique, Robinson l’élégance phrasée.

Ce que cela a changé pour l’industrie : marketing, albums, scènes

Le propos n’est pas qu’artistique. Les voix qui ont inspiré Lennon et McCartney ont aussi montré comment la musique pouvait être pensée et vendue autrement. Chuck Berry, en mettant l’accent sur des histoires et des personnages, a fait de la chanson un produit narratif réplicable et reconnaissable ; son nom sur une affiche, sa posture sur scène, devenaient des marques.

Bob Dylan, en basculant de la folk protestataire à l’électrique, a démontré que l’on pouvait reconfigurer sa marque artistique sans perdre son public – une leçon que les Beatles retiendront lors du passage de Help! à Rubber Soul, puis de Revolver à Sgt. Pepper’s : l’album devient un monde, pas seulement un regroupement de titres.

Les Beach Boys, enfin, ont donné au studio un rôle d’argument commercial autant qu’artistique : Pet Sounds et Good Vibrations sont des promesses de son, des expériences singulières que l’on « vend » autant que l’on joue. Les Beatles s’empareront de ce récit pour ériger l’album en objet total, productible, promouvable, exportable – du graphisme de Sgt. Pepper’s aux pochettes sobres de la fin des années 60. Dans cette transformation, les chanteurs qui les ont influencés sont aussi des modèles économiques.

Après les Beatles : fidélités et hommages croisés

La séparation du groupe n’a pas rompu ces lignes d’admiration. John Lennon retrouve explicitement ses premières amours sur « Rock ’n’ Roll » (1975), un album de covers qui fait remonter à la surface les racines Berry, Buddy Holly et Little Richard. Paul McCartney, de son côté, multiplie au fil des décennies les clin d’œil à ses maîtres : reprises de Berry sur scène, collaborations et déclarations d’amour à Brian Wilson, évocations récurrentes de Dylan lorsqu’il parle d’écriture.

Bob Dylan, inversement, a souvent loué le don mélodique de McCartney, n’hésitant pas à dire qu’il est l’un des plus grands auteurs de mélodies de son époque. À travers ces échanges, c’est une conversation à long cours qui se poursuit. Lorsque Brian Wilson disparaît, en 2025, McCartney prend la plume pour souligner la puissance émotionnelle de son œuvre et la dette qu’il lui doit ; lorsque Chuck Berry s’éteint en 2017, c’est une part de l’étincelle initiale du rock que tous saluent, Beatles compris.

Pourquoi ces chanteurs ont-ils « tout changé » pour Lennon et McCartney ?

Parce qu’ils ont apporté chacun une clé à une porte différente. Berry montre comment raconter l’adolescence amplifiée par la ville moderne ; il prouve que l’électricité n’écrase pas le verbe, qu’elle peut au contraire le souligner. Dylan libère les sujets et les angles, autorise l’ambiguïté et l’autobiographie, fait glisser la chanson pop vers la littérature sans perdre l’instantanéité. Les Beach Boys enseignent l’art de la polyphonie au service d’une émotion lumineuse, et confirment que la voix elle-même peut devenir paysage.

La rencontre de ces trois vecteurs a produit l’une des écritures pop les plus malléables qui soient, capable de prendre, en quelques années, des virages aujourd’hui encore inimaginables pour d’autres artistes. Lennon et McCartney ne se contentent pas de copier ; ils absorbaient, triaient, recomposaient. De là vient cette sensation, lorsqu’on parcourt les disques des Beatles, d’une bibliothèque qui parle à voix multiples – et qui reste, paradoxalement, immédiatement identifiable.

Un triangle d’or, et un héritage vivant

La postérité a parfois la mémoire paresseuse : elle retient les Beatles comme modèle absolu, puis rétro-projette sur eux l’idée d’une originalité tombée du ciel. Eux n’ont jamais cessé de nommer ceux qui les avaient transfigurés. Chuck Berry, Bob Dylan, les Beach Boys : trois manières de chanter, trois idéaux, trois outils qui ont aiguisé leurs propres chansons. Si « les chanteurs qui ont tout changé » forment un club aux contours plus vastes – Little Richard, Elvis Presley, Buddy Holly, Smokey Robinson et d’autres encore – il est juste de dire que, dans l’imaginaire Lennon/McCartney, ces trois noms occupent le premier rang.

On n’achève pas un tel panorama, on l’arrête provisoirement. Les disques sont là, et la mémoire orale aussi : Lennon saluant la verve de Berry, McCartney larmes aux yeux devant « God Only Knows », l’un et l’autre inhalant Dylan et recrachant, en 1965-1966, une pop qui pense et qui ose. À l’heure où l’on parle d’influences comme de pièces à conviction, il est rafraîchissant de se souvenir que chez les Beatles, elles furent d’abord des histoires d’écoute – et des histoires de voix.


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