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Taxman : la charge fiscale des Beatles en chanson

Publié le 11 août 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

En 1966, George Harrison ouvre l’album Revolver avec « Taxman », satire mordante contre la fiscalité britannique qui rognait jusqu’à 95 % des revenus élevés. Inspiré par son agacement face à l’Inland Revenue et pimenté par Lennon, le titre combine groove R&B, sarcasme politique et innovation studio. Porté par un solo incisif de McCartney et un montage final malin, « Taxman » marque l’affirmation d’Harrison comme auteur et reste une référence culturelle et musicale, de la proto-punk aux débats fiscaux.


À l’été 1966, au moment où The Beatles publient Revolver, la Grande-Bretagne vit sous un régime fiscal particulièrement progressif. Les revenus les plus élevés peuvent être imposés à des niveaux vertigineux : jusqu’à 83 % pour les revenus du travail, et, en cumul avec la surtaxe sur les revenus dits « non salariaux », des taux marginaux qui ont pu frôler 98 %. La formule féroce de George Harrison – « There’s one for you, nineteen for me » – résume ce sentiment : sur vingt shillings, il n’en resterait qu’un pour l’artiste. C’est ce climat – plus qu’un détail de comptabilité – qui nourrit « Taxman », chanson d’ouverture de Revolver, sortie le 5 août 1966.

Un an plus tôt, en 1965, le Premier ministre Harold Wilson (Parti travailliste) avait parrainé l’attribution d’une MBE à chacun des quatre Beatles, saluant ainsi leur contribution à l’« économie britannique ». L’image est restée : Wilson offrant une décoration aux quatre idoles d’une « Swinging London » qui exporte sa musique et son style… avant que la même ère politique ne se traduise, pour ces mêmes artistes, par des notes d’impôt à donner le vertige. L’ironie n’a échappé à personne – et surtout pas à George Harrison.

Sommaire

  • Genèse : un riff pour l’Inland Revenue
  • Écriture et sens : la satire au scalpel
  • En studio : trois dates, un solo fulgurant, un faux départ mémorable
  • Qui joue quoi ? Une leçon d’économie… d’ensemble
  • Sonorités et influences : R&B, « Batman » et acidité pop
  • Un choix de séquençage historique
  • Politique, mais pas partisans : Wilson… et Heath
  • Contexte fiscal : entre surtaxe et impôt sur les plus-values
  • Réception et postérité : de la satire à la proto-punk
  • Versions, mixes et documents : de Anthology 2 à la « Revolver – Special Edition » (2022)
  • En scène : la version mise à jour de 1991
  • Détails musicaux : micro-ingénierie d’un titre qui claque
  • Wilson, MBEs, et l’onde de choc culturelle
  • « Taxman » dans le miroir de Revolver
  • Une protest-song… sans programme
  • Héritage : ce que « Taxman » a changé
  • Une précision utile sur les chiffres
  • Conclusion : un morceau-sismographe

Genèse : un riff pour l’Inland Revenue

Lorsqu’il écrit « Taxman », Harrison a les mains dans les dossiers. Plus attentif que ses camarades aux affaires du groupe, il découvre combien la machine fiscale grignote le fruit de leur travail. En toile de fond s’ajoutent des scrupules éthiques : l’idée que l’argent prélevé puisse servir à financer l’armement choque le guitariste. Il opte alors pour la chanson-tract : un texte qui attaque frontalement l’Inland Revenue (le fisc) et personnifie l’État en « taxman » omnivore. Harrison en signe les paroles, secondé ponctuellement par John Lennon, qui glisse quelques traits de plume et, surtout, souffle l’idée décisive : nommer, dans les chœurs, Harold Wilson et son adversaire conservateur Edward Heath. Ce seront les premières personnes vivantes citées nommément dans une chanson des Beatles.

Écriture et sens : la satire au scalpel

« Taxman » condense en 2’39 une colère méthodique. La liste des « taxes » imaginaires – « If you try to sit, I’ll tax your seat ; If you get too cold, I’ll tax the heat ; If you take a walk, I’ll tax your feet » – pousse à l’absurde l’omniprésence du prélèvement. Plus sombre, la formule « Declare the pennies on your eyes » joue sur un symbolisme funéraire ancien : ces pièces posées sur les yeux des morts, de l’Antiquité aux usages victoriens, qu’il faudrait désormais… déclarer. L’alliance des deux certitudes – la mort et l’impôt – devient un trait d’esprit noir.

En studio : trois dates, un solo fulgurant, un faux départ mémorable

Les Beatles abordent « Taxman » à Abbey Road au printemps 1966. Une première séance, le 20 avril, est abandonnée ; le 21 avril, onze prises fixent l’ossature : Ringo Starr à la batterie (puis tambourin et cloche), Paul McCartney à la basse et George à la guitare rythmique, avant les overdubs et chœurs. Le 16 mai, l’équipe ajoute l’introduction parlée ; et le 21 juin, George Martin et Geoff Emerick bricolent une fin maligne : ils épissent un retour du solo sur la coda, afin que la chanson s’évanouisse dans une reprise instrumentale. L’effet – court-circuiter une fin « propre » – confère au titre son mordant.

La comptine des chœurs évolue en chemin. Sur une prise intermédiaire (celle qui paraîtra des décennies plus tard sur Anthology 2), Lennon et McCartney chantent en falsetto « Anybody got a bit of money? » ; la version définitive remplace cette scansion par le fameux « Ha-ha, Mr Wilson… Ha-ha, Mr Heath ». L’outtake take 11 – avec final propre au lieu du solo répété – documente cette étape et permet de mesurer le montage final réalisé en juin.

Quant au compte à rebours d’ouverture, son identité continue d’alimenter les discussions chez les exégètes : la voix est fréquemment attribuée à George Harrison, d’autres sources l’assignent à Paul McCartney, et on distingue par ailleurs un « three-four ! » en arrière-plan. Une incertitude qui sied à un titre conçu comme un décalage : le décompte « hors tempo » annonce l’entrée dans l’esthétique en studio, loin de l’énergie live des débuts.

Qui joue quoi ? Une leçon d’économie… d’ensemble

Sur le papier, « Taxman » est une chanson de George Harrison ; sur bande, elle devient une coproduction exemplaire. McCartney signe un solo de guitare incisif – aux inflexions « indiennes » dans la descente finale – et une ligne de basse nerveuse, quasi Motown, dont les glissandi évoquent James Jamerson. Harrison mène le chant et les guitares, Lennon alimente les chœurs, Starr assoit l’ossature rythmique et épaissit les contretemps à la cloche. Le montage qui recolle le solo en fondu final parachève le caractère tranchant du morceau.

Sonorités et influences : R&B, « Batman » et acidité pop

Musicalement, « Taxman » est un hybride R&B au tranchant « garage », construit sur une structure blues simple et des accords qui flirtent avec la mixolydien. Des critiques ont noté des échos de la Batman Theme de Neal Hefti (série télé, janvier 1966) dans le riff, tandis que l’énergie funky et les contretemps tendus rappellent l’Amérique de James Brown. Si ces filiations ne sont pas des aveux, elles éclairent l’époque : la pop britannique gobe tout, digère et réinvente.

Un choix de séquençage historique

« Taxman » est la première – et restera la seule – chanson écrite par Harrison à ouvrir un album des Beatles. Sur Revolver, elle voisine avec deux autres titres de George, « Love You To » (plongée raga intégrale) et « I Want to Tell You », témoignant de son essor d’auteur-compositeur au sein du quatuor. L’effet d’ouverture est programmatique : timbre sarcastique, compression vocale, ADT et guitare qui grince ; on entre dans une ère où le studio mène la danse et où le commentaire social trouve sa place dans la pop la plus ambitieuse.

Politique, mais pas partisans : Wilson… et Heath

À l’ère des yé-yé, nommer des responsables politiques dans un 45 tours populaire relevait du coup d’audace. Que Wilson (Travaillistes) soit cité pouvait passer pour une attaque partisane ; le fait d’ajouter Heath (Conservateurs) rééquilibre le trait et inscrit la chanson dans une critique plus large de la fiscalité plutôt que dans l’anti-labourisme. Ce « double name-check » est généralement attribué à Lennon, sollicité par Harrison pour pimenter les paroles.

Contexte fiscal : entre surtaxe et impôt sur les plus-values

Pour comprendre le choc ressenti par les Beatles, il faut rappeler le contexte : durant le premier mandat de Harold Wilson (1964-70), le gouvernement introduit un impôt sur les plus-values (1965), tout en maintenant des taux très élevés sur les tranches supérieures. Résultat : entre taux standard, surtaxe et règles visant les hauts revenus, l’addition devient lourde pour les professionnels du spectacle. Ce cocktail, et pas un seul décret isolé, explique la perception d’une « supertaxe » culminant autour de 95 % pour certains revenus.

Dans le même mouvement, l’industrie musicale cherche des parades : ainsi Northern Songs, l’éditeur de Lennon-McCartney, est introduit en Bourse en février 1965 – en partie pour optimiser la structure fiscale de leurs droits dans un système en train d’intégrer l’impôt sur les plus-values. Les Beatles, eux, ne s’exilent pas ; mais le coût marginal de la réussite devient un élément central de leur quotidien financier.

Réception et postérité : de la satire à la proto-punk

Dès sa sortie, « Taxman » est saluée comme une satire efficace et un coup d’épaule sonore qui installe Revolver dans une modernité agressive. Rétrospectivement, plusieurs historiens y voient un précurseur de la proto-punk : rythmique sèche, guitare qui mord, phrasé narquois. Le titre irrigue la suite : en 1980, The Jam hisse « Start! » au sommet des charts britanniques en calquant, de manière assumée, le schéma de basse du morceau ; Bruce Foxton admettra l’« empreinte » de Revolver sur l’écriture du groupe.

Au-delà des musiciens, « Taxman » entre dans l’imaginaire fiscal britannique. On la cite volontiers dans les débats sur les taux marginaux et les incitations, preuve que la chanson, née d’un agacement d’artiste, a gagné une seconde vie dans la culture politique du pays.

Versions, mixes et documents : de Anthology 2 à la « Revolver – Special Edition » (2022)

En 1996, Anthology 2 dévoile take 11 : la maquette chantée avec « Anybody got a bit of money? » en chœur et un final net. Cette parution éclaire la cuisson du titre : on entend les choix d’édition qui donneront à « Taxman » son sarcasme tranchant sur l’album. Les amateurs de comparaisons mono/stéréo notent aussi des micro-écarts : placement de la cloche, apparition des chœurs, dynamique des fondus.

En 2022, l’album fait l’objet d’une réédition Super Deluxe mêlant nouveau mix stéréo, mono d’origine et prises de session. Grâce à une technologie de « demixing » développée par l’équipe de WingNut Films (Peter Jackson) pour le projet Get Back, Giles Martin et Sam Okell séparent au scalpel des éléments auparavant indissociables sur les quatre pistes de 1966, retrouvant clarté et équilibre. « Taxman » y gagne en lisibilité : guitare solo ciselée, basse mieux assise, chœurs plus présents.

En scène : la version mise à jour de 1991

George Harrison rejoue « Taxman » lors de sa tournée japonaise de 1991 avec Eric Clapton. Fidèle à l’esprit du texte, il actualise plusieurs lignes, remplaçant « Mr Wilson/Mr Heath » par des dirigeants contemporains (jusqu’à John Major et George Bush) et glissant des clins d’œil à la TVA. Manière de rappeler que le Taxman change de visage… mais ne s’éloigne jamais.

Détails musicaux : micro-ingénierie d’un titre qui claque

Le groove de « Taxman » repose sur un allègement singulier : la basse de McCartney occupe l’espace médius, laissant aux guitares un grésillement râpeux et à la batterie un pulsar sec, presque funk. Les contretemps à la cloche – introduits après le premier couplet – renforcent la sensation de tension. Sur le plan harmonique, l’usage d’une septième âpre et de degrés empruntés (I majeur / i mineur) donne au couplet un tiraillement expressif qui sert l’ironie du texte. En production, les voix bénéficient d’un ADT massif ; la compression resserre le spectre ; et la coda montée au scotch par l’équipe d’Emerick fonctionne comme un clin d’œil : c’est le riff – pas la rhétorique – qui a le dernier mot.

Wilson, MBEs, et l’onde de choc culturelle

On l’a dit : Harold Wilson n’est pas qu’un nom dans un chœur. Le 26 octobre 1965, Elizabeth II remet aux Beatles leurs MBEs à Buckingham Palace – moment où la monarchie reconnaît, par l’entremise du Premier ministre, la valeur économique et symbolique de la pop. Quatre ans plus tard, John Lennon renverra son insigne, dans un geste politique motivé par Biafra et le Vietnam – un autre chapitre de la relation entre la pop, la politique et l’État. L’arc narratif – de la décoration à la contestation – se lit en filigrane dans « Taxman », dont l’ironie demeure.

« Taxman » dans le miroir de Revolver

Dans l’architecture de Revolver, « Taxman » sert de sas. Sa sécheresse rythmique précède l’orfèvrerie chambriste de « Eleanor Rigby », puis la psychédélie exploratoire de « Tomorrow Never Knows ». En tête d’album, la charge fiscale plante un cadre : désormais, les Beatles commentent leur époque, mêlant innovations sonores et regard social. Ce sera la matrice du « grand style » 1966-67.

Une protest-song… sans programme

Ce qui frappe, six décennies plus tard, c’est la précision du regard et l’absence de programme. « Taxman » n’est pas un traité de finances publiques ; c’est un sentiment – celui d’un créateur pris dans un système qui lui paraît confisquer l’essentiel de ses gains. La chanson évite la diatribe univoque : elle se protège d’un effet partisan en épinglant le pouvoir et l’opposition. Et elle le fait sans moraliser : le texte est cisaillé, la musique est sèche, la blague est noire.

Héritage : ce que « Taxman » a changé

Sur le plan artistique, « Taxman » confirme George Harrison comme troisième plume de plein exercice : trois chansons sur Revolver, une ouverture d’album, un riff mémorable, un texte tranchant. Pour McCartney, c’est un modèle de ce que peut être une basse mélodique au cœur d’un titre pop sans emphase ; son solo, recousu en outro, deviendra un cas d’école. Pour la pop britannique, c’est un jalon où la forme – courte, nette – porte un propos social sans sacrifier le swing.

Sur le plan culturel, le morceau a fait école : les mods de The Jam en tirent une ossature pour « Start! » (1980), la scène new wave en retient la sécheresse, et les critiques y voient volontiers un ancêtre du punk. La réédition de 2022 a, elle, replacé le titre au centre de l’expérience Revolver, preuve que même sous les couches de mythe, « Taxman » conserve sa vitesse d’attaque.

Une précision utile sur les chiffres

La phrase souvent lue « 19 shillings et 6 pence » prélevés sur 1 livre (soit 97,5 %) ne correspond pas exactement à la formule de Harrison (« nineteen for me », 95 %). Les sources historiques montrent surtout un patchwork de taux marginaux très élevés et de surtaxes pouvant pousser l’imposition effective à des niveaux exceptionnels, selon la composition des revenus. C’est cette sensation d’un prélèvement écrasant – plus qu’une décimale – que fixe la chanson.

Conclusion : un morceau-sismographe

« Taxman » n’est ni un pamphlet doctrinaire ni une anecdote. C’est un sismographe : il enregistre, à un moment précis, la secousse qu’un système fiscal provoque chez des artistes propulsés à des altitudes de revenus inédites pour la pop. Il immortalise, avec humour et acrimonie, l’échange implicite de l’époque : gloire et devises contre prélèvements et contrôle. Cinquante-neuf ans plus tard, il reste l’un des portraits les plus affûtés de ce marché tacite – et, accessoirement, une fabuleuse piste d’ouverture pour un album qui a redéfini les possibles de la musique populaire.


Fiche rapide
Titre : « Taxman » — album Revolver (Parlophone, 5 août 1966) ; auteur : George Harrison (avec un appoint John Lennon pour des lignes) ; interprètes : Harrison (chant, guitares), McCartney (basse, chœurs, solo de guitare), Lennon (guitare rythmique, chœurs), Starr (batterie, cloche, tambourin) ; sessions : 21–22 avril, 16 mai, 21 juin 1966, EMI Studios (Abbey Road), Londres ; particularités : compte-à-rebours hors tempo, coda montée en retour de solo, premiers name-checks politiques chez les Beatles, ouverture d’album signée Harrison.

Pour réécouter autrement
Anthology 2 (1996) : take 11, chœurs « Anybody got a bit of money? », fin non montée.
Revolver – Special Edition (2022) : nouveau mix (démixage WingNut Films), prises de session, mono d’origine.

Échos et conséquences
Start! (The Jam, 1980) : paraphrase du riff/basse de « Taxman ».
Scène (1991) : George Harrison actualise les noms (jusqu’à John Major/George Bush) lors de sa tournée.


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