Longtemps jugée trop complexe à jouer en chantant, Being for the Benefit of Mr. Kite! a été écartée des concerts de Paul McCartney jusqu’en 2013. Inspirée d’une affiche victorienne et immortalisée sur Sgt. Pepper en 1967, la chanson mêle basse mélodique et atmosphère foraine. McCartney a relevé le défi scénique lors de la tournée Out There, l’intégrant depuis régulièrement à ses shows, symbole de son rôle de passeur du répertoire Beatles et de son goût du défi musical.
À 83 ans, Paul McCartney continue d’arpenter les stades du monde entier avec l’aisance d’un vétéran. Pourtant, au cœur de ce répertoire foisonnant, une chanson a longtemps cristallisé sa réticence : Being for the Benefit of Mr. Kite!. Composée au cœur de l’album Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band (1967), cette pièce devenue mythique a été, des décennies durant, l’un de ces titres que l’ancien Beatle refusait d’aborder en concert. La raison n’était ni l’ombre du passé ni un désaccord de paternité artistique, mais quelque chose de plus prosaïque et, au fond, très musical : une partie de basse si contrapuntique qu’il jugeait « presque impossible » de la jouer en chantant la mélodie.
Ce refus s’inscrit dans une histoire personnelle plus large. Après la séparation des Beatles en 1970, McCartney s’est attaché à imposer Wings comme un groupe autonome. Pendant plusieurs années, il écarte donc sciemment le répertoire des Fab Four de ses concerts. Ce n’est qu’au mitan des années 1970, avec les tournées Wings Over the World (1975–1976) et la triomphale étape nord‑américaine de 1976, qu’il rouvre la porte aux chansons des Beatles sur scène. Mais Mr. Kite!, elle, restera à l’écart jusqu’à… 2013.
Sommaire
- Un morceau né d’un bout de papier : l’affiche de cirque qui change tout
- « Je ne chantais que ce que j’avais chanté en studio » : une règle personnelle
- La ligne de basse « impossible » : un casse‑tête très McCartney
- 2013 : le déclic de la tournée Out There
- 2016 – 2022 : de “A Hard Day’s Night” à “Got Back”, l’ouverture s’affirme
- Los Angeles, été 2019 : Mr. Kite! dans la lumière des Dodgers
- Ce que révèle Mr. Kite! du style McCartney
- Déplier la partition : une architecture plus subtile qu’il n’y paraît
- De Wings à aujourd’hui : une trajectoire de setlist
- Une réception de fans… et de musiciens
- Une histoire d’autorité et de liberté
- 1967–2025 : la même étincelle
- Repères chronologiques utiles
Un morceau né d’un bout de papier : l’affiche de cirque qui change tout
La genèse de Being for the Benefit of Mr. Kite! est une petite légende à part entière. Le 31 janvier 1967, John Lennon tombe, dans une boutique d’antiquités de Sevenoaks (Kent), sur une affiche victorienne vantant les prouesses du Pablo Fanque’s Circus Royal à Rochdale. Le visuel est si évocateur qu’il devient presque mot pour mot la matrice du texte : William “Mr. Kite”, les Henderson, Henry the Horse, jusqu’au fameux « hogshead of real fire ». McCartney, crédité comme co‑auteur au même titre que Lennon, participe, selon ses propres souvenirs, à la mise en forme, aux virages harmoniques et à l’énergie rythmique du titre. Le morceau, chanté par Lennon sur le disque, marie l’esprit music‑hall et la modernité psychédélique que George Martin et l’ingénieur Geoff Emerick transforment en véritable laboratoire sonore.
On connaît la scène‑clef : Lennon dit à Martin qu’il veut « sentir la sciure du plancher ». Pour recréer l’atmosphère foraine, l’équipe superpose orgues, harmonium, Mellotron et bandes de calliopes découpées et recollées de manière aléatoire. Ces tape loops et collages donnent au pont instrumental sa tournure onirique, quasi cinématographique. Jamais les Beatles ne joueront ce morceau sur scène : l’album Sgt. Pepper sort après l’arrêt des tournées (dernier concert “programmé” le 29 août 1966 à Candlestick Park, San Francisco), et l’apparition improvisée sur le toit de l’Apple Corps à Londres (30 janvier 1969) appartient à un autre contexte.
« Je ne chantais que ce que j’avais chanté en studio » : une règle personnelle
Après 1970, McCartney adopte une ligne claire : en concert, il privilégie d’abord les chansons où il assure la voix principale sur disque. Cette logique explique la longue absence de certains titres associés à la voix de Lennon – par exemple A Hard Day’s Night ou Mr. Kite! – de ses setlists solo. Pendant la première vie de Wings, la discipline est stricte : les tournées universitaires de 1972, la tournée britannique de 1973, puis la montée en puissance jusqu’à Wings Over the World se font quasiment sans Beatles au début, avant d’ouvrir la porte à quelques standards (« Yesterday », « Blackbird », « Lady Madonna », « The Long and Winding Road ») lorsque Wings a gagné son identité.
Ce n’est qu’à partir des années 2010 que McCartney assouplit nettement cette règle. En 2016, lors de la tournée One on One, il ose enfin A Hard Day’s Night, un titre historiquement porté par Lennon. Le message est clair : le répertoire des Beatles forme désormais un patrimoine que McCartney transmet sur scène, qu’il en soit la voix d’origine ou non. Reste un caillou dans la chaussure : Being for the Benefit of Mr. Kite!.
La ligne de basse « impossible » : un casse‑tête très McCartney
Pourquoi cette chanson précisément l’a‑t‑elle tenu à distance si longtemps ? La réponse se trouve dans l’ADN musical du titre. Mr. Kite! est un numéro de funambule : sa ligne de basse, écrite dans la tradition mélodique chère à McCartney, ne se contente pas d’appuyer les fondamentales. Elle serpente, commente, s’oppose à la voix en lignes contrapuntiques qui exigent une indépendance mains/voix peu commune. Sur l’album, Lennon chante, McCartney se concentre sur la basse – équilibre confortable… en studio. Sur scène, c’est une autre histoire : assurer la partie de basse tout en prenant le chant mène droit à la dissonance cognitive. « La tête part d’un côté, les doigts de l’autre », a‑t‑il résumé, non sans humour, en expliquant pourquoi il avait longtemps renoncé à l’exercice.
À cette contrainte physiologique s’ajoute le vocabulaire harmonique mouvant du morceau. Les couplets commencent en do mineur, glissent vers ré mineur, avant qu’un pont aux orgues de foire ne module jusqu’en mi mineur et change de mesure (un balancement en 3/4 surgit au cœur du tumulte). Cette instabilité, si inspirante sur disque, rend la synchronisation chant‑basse encore plus délicate pour un interprète qui, par ailleurs, dirige l’orchestre, dialogue avec le public et gère l’énergie globale d’un stade.
2013 : le déclic de la tournée Out There
Tout bascule au printemps 2013. Au lancement de la tournée Out There, Paul McCartney ajoute pour la première fois Being for the Benefit of Mr. Kite! à sa setlist. On l’entend au Mineirão de Belo Horizonte, puis à Orlando, Seattle et tout au long du parcours. Le dispositif scénique joue la carte du carnaval psychédélique : lumières stroboscopiques, projections colorées, claviers et accordéons qui miment l’orgue de foire, tandis que le « triangle » rythmique — Abe Laboriel Jr. à la batterie, Brian Ray et Rusty Anderson aux guitares — tient la pulsation. Au centre, McCartney affronte enfin sa bête noire : jouer la basse tout en chantant une mélodie calée, elle, sur les accentuations du texte.
L’apprentissage, raconte‑t‑il, a été moins une affaire de doigts qu’une affaire d’attitude. « Arrête de faire ta mauviette », se serait‑il lancé, décidé à « voir s’il en était capable ». La formule est bravache, mais le résultat est là : Mr. Kite! devient un point d’orgue des concerts 2013–2015. La chanson reviendra ensuite par vagues, preuve qu’elle n’est pas un simple coup de chapeau à Sgt. Pepper, mais un défi qu’il aime relever.
2016 – 2022 : de “A Hard Day’s Night” à “Got Back”, l’ouverture s’affirme
L’autre signal fort survient en 2016 : l’ouverture de la tournée One on One par A Hard Day’s Night. C’est la première fois que McCartney chante ce titre sur scène avec son groupe solo, entérinant l’idée qu’il peut désormais être la voix de Lennon quand le public l’attend et que la musique s’y prête. La mue est achevée lorsqu’il repart en 2022 avec Got Back : le bloc final enchaîne alors « Fuh You », « Being for the Benefit of Mr. Kite! », « Something » — joué depuis des années en hommage à George Harrison — puis la montée en puissance des grands chœurs de stade (« Hey Jude », etc.). Mr. Kite! y trouve sa place naturelle, encadrée par un titre solo contemporain et un classique des Beatles, comme un pont entre les ères.
Los Angeles, été 2019 : Mr. Kite! dans la lumière des Dodgers
Parmi les moments marquants, le concert du Dodger Stadium à Los Angeles, le 13 juillet 2019, reste un jalon symbolique. Deux étés avant la parenthèse de 2020, McCartney y cale Mr. Kite! entre « Fuh You » et « Something ». La transition fonctionne à merveille : l’énergie pop moderne de « Fuh You » propulse le public dans le tourbillon forain de Mr. Kite!, avant que l’ukulélé ne s’installe pour le salut à Harrison. Visuellement, le titre profite de l’espace monumental du stade : couleurs saturées, effets lumineux et vignettes rétro donnent au morceau l’allure d’un numéro en technicolor, presque un court‑métrage animé au cœur du show.
Ce que révèle Mr. Kite! du style McCartney
S’acharner sur Mr. Kite! n’était pas, pour McCartney, une démonstration de virtuosité gratuite. On y lit plutôt une fidélité à deux lignes de force de son parcours. D’abord, la basse mélodique : chez McCartney, l’instrument mène souvent un discours parallèle à la voix, tressant contre‑chants et motifs qui font « chanter » la ligne grave. Ensuite, le goût du défi scénique : depuis son retour durable sur les routes en 1989–1990, il a l’habitude d’insérer dans ses setlists des titres à problème — soit parce qu’ils exigent un dispositif particulier (« Live and Let Die » et sa pyrotechnie), soit parce qu’ils testent sa mémoire et sa mécanique (les medleys de l’album Abbey Road, par exemple). Mr. Kite! cumule ces deux défis : écriture sinueuse et habillage sonore singulier.
On y voit aussi la manière dont McCartney assume désormais un rôle de passeur du répertoire commun des Beatles. Au fil des années, il est devenu celui qui fait vivre, sur scène, les voix absentes : Lennon au travers de « A Hard Day’s Night » ou « Mr. Kite! », Harrison grâce à « Something ». Non pas en les imitant, mais en les replaçant dans un continuum où sa propre voix de 2020–2025, marquée par le temps, dialogue avec ces mélodies immortelles.
Déplier la partition : une architecture plus subtile qu’il n’y paraît
Musicalement, Being for the Benefit of Mr. Kite! fascine par sa construction. Les couplets démarrent en do mineur, franchissent un palier en ré mineur, et l’interlude fait pivoter la chanson vers mi mineur. Le métrique bascule un instant en 3/4, comme un bref manège valsé au milieu d’un cadre en 4/4. Sous la voix principale, la basse esquisse des parcours obliques : descentes chromatiques, notes tenues à contre‑temps, retards qui se résolvent contre la carrure de la phrase chantée. Cette écriture explique le « casse‑tête » évoqué par McCartney quand il s’agit d’ajouter le chant à la basse en situation de concert.
L’orchestration imaginée en 1967 reste, elle aussi, un défi pour la scène contemporaine. Là où George Martin et Geoff Emerick disposaient d’un studio pour découper et projeter des bandes, la scène moderne s’en remet à la direction musicale de Wix Wickens (claviers) pour transposer l’illusion de la foire : empilement d’orgues, accordéon, textures préparées qui restituent ce « parfum de sciure ». Le résultat, au fil des tournées récentes, n’est pas un pastiche, mais une réinvention fidèle à l’esprit du disque.
De Wings à aujourd’hui : une trajectoire de setlist
Observer la trajectoire de Mr. Kite! dans les setlists, c’est embrasser un demi‑siècle d’évolution. Dans les années 1970, Wings défend ses propres albums — Band on the Run, Venus and Mars, Wings at the Speed of Sound — et se permet quelques Beatles une fois l’assise acquise. Dans les années 1989–1993, le grand retour scénique de McCartney avec une première « super‑formation » remet en avant les classiques, mais Mr. Kite! n’y figure pas encore. Ce n’est qu’à partir de Out There (2013–2015) qu’il est créé sur scène, puis confirmé comme une couleur à part entière du show au fil de One on One (2016–2017), Freshen Up (2018–2019) et Got Back (de 2022 à aujourd’hui). Lors des grandes soirées, Mr. Kite! s’insère volontiers dans le dernier tiers du concert, moment où McCartney juxtapose un titre solo récent, un Beatles psychédélique et une ballade patrimoniale.
Une réception de fans… et de musiciens
Chez les fans, Mr. Kite! a d’abord surpris, puis conquis. Sur disque, le morceau est certes célèbre, mais pas le plus grand public de Sgt. Pepper. Sur scène, il devient un spectacle dans le spectacle, un clin d’œil à l’imaginaire de 1967 qui tranche avec la ferveur d’un « Hey Jude » ou la sidération pyrotechnique de « Live and Let Die ». Du côté des musiciens, le respect est unanime : la basse qui « chante », le contrepoint avec la voix, les modulations successives en font un cas d’école. Pour nombre de bassistes, la phrase de Mr. Kite! figure parmi les lignes les plus complexes et amusantes du catalogue Beatles/McCartney.
Une histoire d’autorité et de liberté
En replaçant Mr. Kite! au cœur de son concert, McCartney a, sans le dire, réglé un débat ancien : qui, des auteurs et de la scène, détient l’autorité sur une chanson historique ? Pendant longtemps, il s’est interdit d’endosser sur scène des titres où sa voix n’était pas celle du disque — question d’éthique, de respect pour la répartition originelle, mais aussi d’identité artistique à construire au sortir des Beatles. Aujourd’hui, il assume une autre responsabilité : faire vivre ce répertoire devant plusieurs générations, quitte à « emprunter » la voix d’un autre Beatle. En abordant Mr. Kite!, il ne prétend pas supplanter Lennon ; il inscrit la chanson dans un présent partagé, avec sa voix d’homme de 80 ans passés, sa basse mélodique, et un groupe soudé depuis plus de vingt ans.
1967–2025 : la même étincelle
Près de soixante ans après l’enregistrement de Sgt. Pepper, Being for the Benefit of Mr. Kite! continue d’illuminer les concerts de McCartney lorsque la chanson est au programme. Le titre a trouvé sa place, ni totem intouchable ni simple vignette rétro. C’est un moment de théâtre musical, un exercice d’équilibre où l’on entend tout ce qui fait la singularité de Paul McCartney : le compositeur qui fait chanter la basse, l’arrangeur qui aime les couleurs inattendues, le showman capable de transformer un stade en fête foraine.
En refermant cette boucle — de l’affiche d’un cirque du XIXe siècle à l’éblouissement d’un stade moderne —, McCartney rappelle que l’histoire des Beatles n’est pas un musée. Elle est une matière vivante, que l’on peut revisiter sans la trahir, à condition d’en retrouver l’étincelle. Et lorsqu’au détour d’un set il enchaîne « Fuh You », « Being for the Benefit of Mr. Kite! » et « Something », on mesure, une fois encore, la cohérence intime de ce parcours : celle d’un musicien qui n’a jamais cessé d’éprouver la joie de jouer… et d’inventer.
Repères chronologiques utiles
Pour situer cette trajectoire, quelques jalons s’imposent. 1967 : Lennon achète l’affiche de cirque qui inspire Mr. Kite! ; le morceau est enregistré au cœur des sessions de Sgt. Pepper et ne sera jamais joué par les Beatles en concert. 1970–1974 : sur scène, McCartney bannit le répertoire Beatles pour imposer Wings. 1975–1976 : il réintroduit des titres Beatles lors de Wings Over the World, notamment « Yesterday », « Blackbird », « Lady Madonna » et « The Long and Winding Road ». 2013 : Mr. Kite! entre pour la première fois dans une setlist solo, à l’occasion de la tournée Out There. 2016 : A Hard Day’s Night ouvre la tournée One on One. 2019 : au Dodger Stadium, Mr. Kite! s’intercale entre « Fuh You » et « Something ». 2022–2025 : le titre réapparaît à l’occasion de la tournée Got Back, confirmant sa place dans la « troisième vie » scénique de McCartney.
Si Paul McCartney a longtemps été réticent à jouer Being for the Benefit of Mr. Kite! en concert, c’est qu’il respecte la musique au point d’en reconnaître les difficultés. Son retour victorieux sur ce titre n’est pas seulement un cadeau aux fans ; il dit quelque chose de son rapport au travail, à la mémoire et à l’exigence. Il résume aussi sa manière d’être, aujourd’hui, le gardien d’un patrimoine qu’il revisite sans nostalgie, en musicien de scène. Mr. Kite! n’est plus l’exception qu’on s’interdit ; c’est un moment où l’on voit McCartney sourire à l’adolescent qu’il fut, et tendre la main au public d’aujourd’hui. La fête continue, sous les lampions d’un cirque qui ne quitte jamais tout à fait la route des Beatles.
