John Lennon avoua tardivement s’être senti coupable d’avoir crédité Paul McCartney sur “Give Peace a Chance” au lieu de Yoko Ono, co-autrice réelle de la chanson née au Bed-In de Montréal en 1969. Cet aveu éclaire les limites du pacte Lennon-McCartney et repositionne Ono au cœur de l’hymne pacifiste.
À la fin de sa vie, John Lennon a confié qu’il s’était senti « coupable d’avoir donné le crédit à McCartney sur [mon] premier single indépendant, au lieu de le donner à Yoko, qui l’avait en réalité écrit avec [moi] ». La phrase vise “Give Peace a Chance”, enregistré le 1er juin 1969 à Montréal, au Queen Elizabeth Hotel, pendant le second Bed‑In de John et Yoko Ono. Sur la pochette d’origine, le titre paraît sous la signature Lennon–McCartney – le réflexe d’une habitude contractée au temps des Beatles. Des décennies plus tard, cet aveu éclaire l’envers d’un pacte d’écriture aussi mythique que contraignant, et repositionne Ono dans la genèse d’un hymne planétaire.
Pour les lecteurs de Yellow‑Sub.net, la question dépasse la seule anecdote de crédit. Elle touche à la manière dont les Beatles ont pensé, vécu et parfois subi leur partenariat d’auteurs. Elle interroge la frontière entre collaboration et signature, les ententes juridiques et les gestes de courtoisie artistique, ainsi que l’empreinte durable de “Give Peace a Chance” sur l’histoire culturelle de la fin des sixties.
Sommaire
- Pacte Lennon–McCartney : génie collectif et angles morts
- Montréal, Room 1742 : un studio improvisé et une chanson‑slogan
- Pourquoi la signature est restée Lennon–McCartney en 1969
- L’ombre de Yoko Ono : une co‑autrice revendiquée
- De Montréal à Washington : l’hymne devient mouvement
- Plastic Ono Band : nouveau nom, nouvelle grammaire
- Ballad of John and Yoko : la dette implicite
- La politique de la signature : marché, mémoire, justice
- Une chanson outil : comment “Give Peace a Chance” s’emploie
- Beatles : le contexte d’une fin annoncée
- Lecture musicologique : un cadre pour deux voix
- L’aveu, aujourd’hui : mémoire vive et justice symbolique
- Épilogue : ce qui reste quand on coupe le micro
Pacte Lennon–McCartney : génie collectif et angles morts
Au cœur de l’énigme figure le fameux pacte Lennon–McCartney. Dès la naissance du groupe, John et Paul décident que toute chanson écrite par l’un ou l’autre – tant que dure le partenariat – sera créditée Lennon–McCartney. À l’époque, l’accord facilite tout : il consacre l’idée d’un duo unique, renforce l’image et simplifie la gestion du catalogue. Très tôt, il devient une marque.
Mais cette convention produit des angles morts. Dans la seconde moitié des années 1960, les chansons sont de plus en plus initiées séparément ; l’un apporte parfois une infime retouche à l’idée de l’autre, parfois rien. La signature, elle, demeure commune. Quelques titres – “Yesterday” côté McCartney, “Strawberry Fields Forever” côté Lennon – incarnent cette asymétrie. Et lorsqu’en 1969 Lennon publie son premier single hors Beatles, le réflexe demeure : “Give Peace a Chance” sort Lennon–McCartney, comme si la cellule des Fab Four s’étendait automatiquement aux entreprises Plastic Ono Band.
Dans ce cadre, l’aveu tardif de Lennon – se dire « coupable » d’avoir laissé McCartney co‑signer là où Yoko Ono co‑créait – agit comme un rééquilibrage. Il ne réécrit pas l’histoire, mais recontextualise une décision de 1969, prise au milieu d’un tumulte personnel, artistique et médiatique.
Montréal, Room 1742 : un studio improvisé et une chanson‑slogan
Le 1er juin 1969, John et Yoko transforment la chambre 1742 du Queen Elizabeth Hotel de Montréal en studio de fortune. Autour du lit, une cohue créative : journalistes, amis, activistes et artistes. On y croise Allen Ginsberg, Timothy Leary et son épouse Rosemary, le comédien et militant Dick Gregory, le DJ Murray the K, le dessinateur satirique Al Capp – hostile – et le guitariste Tommy Smothers, qui prend une acoustique pour accompagner Lennon. Au milieu des micros et des magnétos, André Perry capte la performance. L’ambiance est à la chantée collective : on scande, on bat la mesure, on répète la phrase‑clé jusqu’à la transe.
“Give Peace a Chance” naît littéralement d’une réplique. Interrogé sur l’utilité pacifiste de ce Bed‑In, Lennon lâche : « Just give peace a chance ». La formule rebondit, devient refrain, puis chanson. Tout tient dans ce mème avant l’heure : un impératif doux, contagieux, qui se propage mieux qu’un slogan agressif. Musicalement, le titre s’assemble comme un mantra : une rythmique rudimentaire, deux accords qui tournent, une interpellation de foule et une litanie de noms jetés comme autant de étendards.
Dans les jours qui suivent, la prise est renforcée en studio. Des chœurs montréalais sont doublés, la mise en espace des voix est ajustée pour donner à la cantilène sa portée. La simplicité demeure, signe que le pouvoir du morceau tient à sa répétition et à son ouverture : quiconque peut s’y agréger, reprendre le motif, y ajouter un nom, une cause, un souffle.
Pourquoi la signature est restée Lennon–McCartney en 1969
Reste la question : pourquoi publier “Give Peace a Chance” sous Lennon–McCartney ? D’abord, par inertie juridique et éditoriale : en 1969, Lennon est encore Beatle. La machine Apple fonctionne, les éditeurs sont en place, le public s’attend à la marque. Ensuite, par loyauté symbolique : Lennon reconnaît alors avoir été aidé par McCartney quelques semaines plutôt pour “The Ballad of John and Yoko”, single enregistré au pied levé à Abbey Road, uniquement par John et Paul – l’un au chant et à la guitare, l’autre à la basse, à la batterie et au piano. Des biographes verront dans le maintien du double crédit un remerciement implicite.
S’y ajoute la dimension stratégique : au cœur d’une séparation qui se joue déjà, l’étiquette Lennon–McCartney rassure investisseurs et diffuseurs. Elle légalise la transition entre Beatles et Plastic Ono Band. Elle amortit le choc d’un John Lennon soudain politique, minimaliste, radical dans son discours et sa personne.
L’ombre de Yoko Ono : une co‑autrice revendiquée
À l’écoute, “Give Peace a Chance” appartient pleinement à l’œuvre de John, mais son dispositif – Bed‑In, performance, manifeste – porte la signature intellectuelle de Yoko Ono. Son art conceptuel irrigue la forme même du morceau : transformer un geste médiatique en événement poétique et politique, déplacer l’axe du spectacle vers l’idée. Le refrain tient du poème‑instruction à la manière de ses Grapefruit : une consigne simple, à activer dans le monde réel.
Dès lors, l’aveu de Lennon – ce « coupable » lancé au tournant de 1980 – redistribue les rôles : si quelqu’un devait co‑signer, c’était Yoko, non Paul. Dans les rééditions ultérieures supervisées par l’estate de Lennon, le titre est d’ailleurs re‑crédité au seul John Lennon (et non Lennon–McCartney), signe que la marque historique n’a plus vocation à s’imposer hors de son périmètre.
Cette relecture ne nie pas l’importance de McCartney dans l’histoire du duo. Elle repositionne simplement Ono à la place qui fut la sienne dans la fabrication d’un hymne. À l’instant d’une de ses phrases les plus influentes, Lennon a pensé et agi avec Yoko – ce que ses mots tardifs reconnaissent explicitement.
De Montréal à Washington : l’hymne devient mouvement
Sorti début juillet 1969 sous l’étiquette Plastic Ono Band, “Give Peace a Chance” s’impose très vite comme chant du mouvement anti‑guerre. Au fil des moratoria et des marches, des foules entières reprennent la formule. L’image la plus célèbre demeure celle du 15 novembre 1969, à Washington D.C., où des centaines de milliers de personnes la chantent d’une seule voix. La ligne mélodique, très courte, donne de l’aisance au chœur ; l’absence de couplets développés offre la place au collectif. Le morceau n’est plus seulement une chanson : c’est un outil de rassemblement.
Ce succès populaire n’était pas acquis. Le titre est rudimentaire, presque nu, et son enregistrement porte les marques d’une captation hôtelière. Mais c’est précisément cette austérité qui l’a rendu appropriable. Là où une ballade orchestrée exige l’écoute d’un public face à une scène, “Give Peace a Chance” appelle la réponse. Son pouvoir tient à ce qu’il désacralise la musique : chacun peut entrer dans la chanson sans prérequis technique.
Plastic Ono Band : nouveau nom, nouvelle grammaire
Avec “Give Peace a Chance”, Lennon inaugure la Plastic Ono Band comme véhicule artistique et politique. Le nom dit l’instabilité : un groupe concept, aux contours changeants, où Yoko Ono est co‑pilote. L’album “Live Peace in Toronto 1969” captera bientôt cette urgence, puis “Cold Turkey” fixera la crudité d’un cri. Après la séquence Beatles, Lennon réapprend à parler en son nom, avec une musique qui refuse l’apparat. La chanson‑slogan est un premier acte ; la confession plastique et psychanalytique de “John Lennon/Plastic Ono Band” (1970) en sera l’aboutissement.
Ballad of John and Yoko : la dette implicite
Si l’on resitue “Give Peace a Chance” au printemps‑été 1969, l’argument d’un remerciement à McCartney trouve sa vraisemblance. Le 14 avril 1969, John et Paul entrent à Abbey Road et enregistrent “The Ballad of John and Yoko” en duo. Ringo est en tournage, George est absent ; le morceau doit sortir vite. McCartney joue basse, batterie, piano et chœurs ; Lennon assure chant et guitares. Quelques heures suffisent. Résultat : un numéro 1 britannique, un single charnière, presque un adieu à la légèreté beatlesienne. Dans ce contexte, maintenir Lennon–McCartney sur “Give Peace a Chance” peut se lire comme un signal d’amitié – une civilité au cœur d’une fin de règne.
Mais c’est bien Yoko Ono qui, aux côtés de Lennon, initie le dispositif et porte la charge conceptuelle du Bed‑In. En cela, l’aveu de John répond à une logique artistique : nommer la bonne co‑autrice.
La politique de la signature : marché, mémoire, justice
La question de la signature n’est jamais seulement symbolique. Elle conditionne la mémoire – qui associe‑t‑on à une œuvre ? – et des droits très concrets. Dans l’univers Beatles, les crédits Lennon–McCartney ont permis une gestion centralisée et une valorisation hors norme du catalogue. Mais ils ont aussi dilué des apports. Au fil du temps, les héritiers, les maisons de disques et les éditeurs reconfigurent les mentions. Concernant “Give Peace a Chance”, plusieurs rééditions ont abandonné le double crédit historique pour ne mentionner que John Lennon, actant le caractère exogène du titre par rapport au partenariat initial.
Ce mouvement est parallèle à la reconnaissance tardive d’Ono sur “Imagine” : longtemps tenue pour muse plus que pour co‑autrice, Yoko a vu son rôle mieux établi à partir des années 2010. Si “Give Peace a Chance” n’a pas été ré‑officiellement crédité Lennon/Ono sur toutes les éditions, l’intention de Lennon – telle qu’il la formule – pointe clairement dans ce sens.
Une chanson outil : comment “Give Peace a Chance” s’emploie
Ce qui singularise “Give Peace a Chance”, c’est son utilisabilité. La chanson s’adapte aux contextes, aux foules, aux causes. En 1971, elle résonne lors des manifestations contre la guerre ; dans les années 1980, elle circule à nouveau dans les mouvements pacifistes européens ; au xxie siècle, elle s’invite dans des rassemblements citoyens et des événements commémoratifs. Chaque fois, le refrain offre une scène commune : peu importe la langue, le slogan est universel. La force de l’impératif – donnez une chance à la paix – tient à ce qu’il ne prescrit pas une idéologie ; il propose une expérience.
Le mariage de l’art et de l’activisme – signature du couple Lennon/Ono – trouve ici un prototype : une performance qui engendre une chanson, laquelle devient un rituel public. Le crédit n’est donc pas un détail : il dit qui a imaginé la forme qui a rendu cela possible.
Beatles : le contexte d’une fin annoncée
Rappeler le contexte de 1968‑1970 éclaire la décision de 1969. Les sessions du “White Album” ont éreinté les Beatles ; Ringo Starr s’absente brièvement, George Harrison quitte puis revient lors de Get Back, John parle de « divorce » en 1969. La sortie de “McCartney” au printemps 1970 officialise l’éclatement. Dans ce brouillage, les signatures servent aussi de balises : elles organisent le récit, même si elles ne reflètent plus toujours la réalité des processus créatifs. Tant que Lennon et McCartney cohabitent juridiquement, le double crédit reste la ligne de moindre résistance.
Au moment où Lennon reconnaît sa culpabilité d’avoir « donné » un crédit par habitude ou loyauté, il valide en creux une éthique : attribuer le travail à ceux qui l’ont fait. C’est l’un des fils rouges de ses dernières années : faire coïncider la vie, l’idée et le geste.
Lecture musicologique : un cadre pour deux voix
Musicalement, “Give Peace a Chance” relève de la forme incantatoire. La métrique est souple, le schéma harmonique minimal, la polyphonie naît du chœur plus que d’un contre‑chant écrit. Dans cette architecture, la voix de Lennon fait office de chef de chœur et celle de Yoko Ono agit comme bord : aigu perçant, tessiture qui guide l’oreille vers la frange du son, interjections qui structurent la transe. Cette dualité – corps de foule et aiguillon conceptuel – résume l’esthétique du couple en ces années‑là. C’est aussi ce qui justifie, sur le plan artistique, la notion de co‑écriture.
L’aveu, aujourd’hui : mémoire vive et justice symbolique
Qu’apporte, en 2025, le rappel de cet aveu ? D’abord, une mémoire plus juste de la genèse d’un standard. Ensuite, une pédagogie sur la fabrique des crédits : ils ne sont pas seulement des étiquettes mais des décisions, parfois politiques, parfois affectives. Enfin, une invitation à relire l’ère Beatles sans fétichiser la marque Lennon–McCartney. Cette signature a couvert des chefs‑d’œuvre et donné au monde l’un des catalogues les plus cohérents qui soient ; elle a aussi caché des collaborations autres.
Dans l’histoire des Beatles comme dans celle de John Lennon, “Give Peace a Chance” est une charnière. À la frontière entre le mythe du duo et la réalité du couple Lennon/Ono, entre le studio et la rue, entre la chanson et le slogan, elle condense une époque où l’on croyait encore que la musique pouvait changer le monde – ou, au moins, rassembler ceux qui voulaient l’essayer.
Épilogue : ce qui reste quand on coupe le micro
Coupez la bande, retirez la foule, ne gardez que la phrase : « Donnez une chance à la paix. » Tout y est. Ce reste parle au‑delà de son auteur, de sa co‑autrice, de sa maison de disques et de sa cote sur les charts. Il parle parce qu’il demande peu et espère beaucoup. Si Lennon a pu se sentir coupable d’une signature, c’est peut‑être parce qu’il savait que les mots ont une trajectoire. Les associer aux bonnes personnes, c’est aussi prendre soin de ce qu’ils peuvent faire dans le monde.
À ce titre, reposer la question du crédit sur “Give Peace a Chance” n’est ni mesquin ni révisionniste. C’est reconnaître que la musique est un travail, un partage et – parfois – une erreur réparée. Et c’est réentendre, au‑delà des étiquettes, la voix d’un homme et d’une femme qui, un jour de juin 1969, ont eu l’audace de transformer une chambre d’hôtel en forum mondial.
