Sorti en 1973, Red Rose Speedway marque une étape clé pour Paul McCartney & Wings, cherchant encore leur identité après le mitigé Wild Life. Initialement prévu comme un double album, EMI impose une version simple, centrée sur la pop mélodique. Le tube My Love propulse le disque en tête des charts américains, malgré des critiques partagées. Si l’album semble inégal, il ouvre la voie à Band on the Run, confirmant la montée en puissance de Wings et la ténacité de McCartney à se réinventer après les Beatles.
Au début de l’année 1973, lorsque paraît Red Rose Speedway, Paul McCartney et son groupe Wings sont en pleine quête de crédibilité. Fondé au sortir des Beatles, Wings a déjà à son actif un premier album, Wild Life, sorti en 1971, qui n’a pas reçu l’accueil espéré. Parallèlement, le public a découvert plusieurs 45-tours signés Wings : « Give Ireland Back To The Irish », censuré par la BBC en raison de son message politique, « Mary Had A Little Lamb », inspiré de la comptine éponyme, et « Hi, Hi, Hi », à nouveau censuré pour ses allusions jugées trop suggestives. Cet enchaînement de singles inégaux a laissé planer le doute quant à la capacité de McCartney à renouer avec la perfection mélodique et la popularité qui avaient forgé sa légende au sein des Beatles.
Aussi, pour Red Rose Speedway, deuxième véritable album de Wings (sous l’intitulé « Paul McCartney & Wings » et non plus seulement « Wings »), l’enjeu est de taille. Les critiques peu enthousiastes à l’endroit de Wild Life avaient déjà forcé McCartney à redoubler d’efforts pour prouver que sa nouvelle formation pouvait s’imposer au-delà de sa seule renommée personnelle. Au tournant de 1972-1973, la ligne de conduite consiste alors à miser sur des enregistrements plus aboutis, étoffés et, dans l’idéal, suffisamment accrocheurs pour séduire un large public.
Sommaire
- Le groupe au complet : un quintette cosmopolite
- Des sessions chaotiques entre l’Europe et l’Amérique
- Une ambition initiale : l’album double
- L’importance cruciale du single « My Love »
- Le contenu final : un album inégal mais attachant
- « Big Barn Bed »
- « My Love »
- « Get On The Right Thing »
- « One More Kiss »
- « Little Lamb Dragonfly »
- « Single Pigeon »
- « When The Night »
- « Loup (1st Indian On The Moon) »
- Un medley final
- La pochette : Paul McCartney en vedette
- Réception critique : mitigée mais succès commercial
- L’ombre de « Live And Let Die »
- Les chansons écartées : une mine de raretés
- Une rétrospective sur un album clivant
- L’empreinte grandissante de Paul sur l’identité de Wings
- Un regard sur la suite : l’envol de Wings
- Les rééditions successives : bonus et révélations
- L’héritage de Red Rose Speedway
- Les tensions internes et le départ d’Henry McCullough
- Un medley pour clore l’album : entre hommage et timide audace
- L’impact de la remastérisation de 2018
- Un pont avec la suite de la carrière de Paul
- Le rôle de Linda dans l’identité musicale
- Des mélodies fortes… et d’autres moins mémorables
- Une portée historique
- L’après-1973 : vers des horizons plus affirmés
- Une redécouverte critique tardive
- Dans l’orbite de Band on the Run
- Un disque précieux pour mieux comprendre Wings
- Regard sur l’héritage
- Un bilan contrasté, un succès indéniable
Le groupe au complet : un quintette cosmopolite
Lorsque débute le travail sur Red Rose Speedway, Wings se présente dans une configuration riche : Paul McCartney au chant, basse, claviers et guitares, Linda McCartney assurant les chœurs, le piano et quelques parties de percussions, Denny Laine (ex-Moody Blues) à la guitare, au chant et à la basse, Denny Seiwell à la batterie, et le nouveau venu Henry McCullough à la guitare solo. McCullough apporte au groupe un style plus rock, parfois bluesy, qui permet d’étoffer les couleurs sonores de Wings.
Bien que le groupe se veuille une entité collective, l’empreinte de Paul McCartney demeure prépondérante. Le génie mélodique du cofondateur des Beatles et son sens de la composition dominent encore la plupart des morceaux, même si, comme on le verra, certaines chansons proviennent ou s’inspirent d’autres membres. L’interaction entre chacun reste néanmoins capitale, McCartney ayant la volonté de créer un ensemble cohérent plutôt qu’une simple formation de session autour de lui.
Des sessions chaotiques entre l’Europe et l’Amérique
L’enregistrement de Red Rose Speedway s’échelonne sur une longue période, de mars à octobre 1972. Wings investit divers studios à travers Londres : Olympic Studios, EMI (Abbey Road), Trident, Morgan, Island… Parfois, les séances se déplacent aussi aux états-Unis, puisque McCartney aime poursuivre ses captations là où il se trouve, notamment lors de séjours en Californie.
Cette dispersion géographique s’explique par l’agenda chargé du groupe, qui entreprend simultanément de donner des concerts, dont une tournée européenne durant l’été 1972. L’enregistrement se fait ainsi par à-coups : plusieurs chansons débutent leur gestation un mois, puis sont retouchées ou complétées deux ou trois mois plus tard. Dans ce contexte, assurer une cohésion d’ensemble s’avère ardu. De plus, Glyn Johns, producteur de renom ayant participé à certains projets des Beatles, est initialement invité à superviser quelques séances en mars 1972, aux Olympic Studios. Mais il se heurte rapidement à Paul, qui lui demande de le considérer comme « un bassiste parmi d’autres » plutôt que comme la star qu’il est aux yeux du public. Cette approche, qui pourrait paraître humble, tourne court : Johns ne s’entend pas avec le groupe, qu’il juge peu professionnel ou pas assez rodé pour travailler à la manière de musiciens chevronnés. Il quitte finalement le projet en avril 1972, après quelques conflits.
à ce stade, McCartney conserve donc la casquette de producteur principal. Il s’appuie sur l’ingénieur du son Alan Parsons, déjà repéré pour son talent lors de projets passés (notamment Abbey Road et le début des années 1970). D’autres ingénieurs, comme Richard Lush ou Dixon Van Winkle, viennent compléter l’équipe technique.
Une ambition initiale : l’album double
Au départ, Red Rose Speedway ne doit pas être un disque simple, mais un double album. McCartney nourrit l’idée de présenter la diversité de Wings sous toutes ses facettes : chansons pop, moments rock, incursions expérimentales, voire quelques versions live enregistrées durant la tournée européenne de 1972. Des maquettes et acetates montrent qu’en décembre 1972, on envisage de rassembler plus d’une vingtaine de titres. Parmi eux : « Night Out », « I Lie Around », « Country Dreamer », « Jazz Street », « Best Friend » (capté en concert), « The Mess » (lui aussi joué live), ou encore « 1882 ».
Pourtant, la frilosité de la maison de disques, EMI, pèse dans la balance. Les ventes moyennes de Wild Life et l’accueil mitigé de certains 45-tours (comme « Mary Had A Little Lamb ») incitent les responsables à demander à McCartney de revoir ses ambitions. Ils jugent que tout le contenu n’est pas d’un niveau exceptionnel, et craignent qu’un double album ne fragilise encore l’image du groupe auprès du grand public. Paul finit par consentir à réduire le contenu pour produire un simple 33-tours. Il déclarera plus tard qu’il s’agissait d’un compromis : un seul disque est plus simple à commercialiser et à « gérer ».
Ce choix suscite des regrets chez certains membres, en particulier Denny Laine et Henry McCullough, qui estimaient que les morceaux laissés de côté auraient donné une vision plus authentique de Wings. Laine avait même fourni une composition personnelle, « I Would Only Smile », que l’on ne retrouvera finalement pas sur la version définitive. McCullough, quant à lui, regrette que plusieurs titres plus rock ou plus audacieux aient été écartés au profit de chansons plus légères.
L’importance cruciale du single « My Love »
Avant la sortie de l’album, un single paraît en mars 1973 : « My Love », sur une face A romantique qui mise sur les cordes, le piano, et la voix soyeuse de McCartney. Sur la face B figure « The Mess », capté en concert à La Haye (lors de la tournée Wings Over Europe). Avec « My Love », McCartney espère toucher un large public, rappelant ainsi les ballades intemporelles pour lesquelles on l’aime depuis « Yesterday ». Pari réussi : en Grande-Bretagne, « My Love » grimpe jusqu’à la 9ᵉ place, et aux états-Unis, la chanson se classe numéro 1 au Billboard Hot 100, devenant la seconde fois où McCartney atteint le sommet américain en solo (après « Uncle Albert/Admiral Halsey », issu de Ram).
Ce succès rassure EMI et alimente l’enthousiasme autour de Red Rose Speedway. Beaucoup se demandent si l’album pourra tenir les promesses d’une pop raffinée, aussi irrésistible que le single. Pour Wings, c’est aussi un soulagement : la critique qui les avait snobés après Wild Life semble plus clémente. Le public, lui, est heureux de retrouver le McCartney mélodiste, maître des ballades intemporelles.
Le contenu final : un album inégal mais attachant
Lorsque paraît Red Rose Speedway fin avril 1973 aux états-Unis (et début mai au Royaume-Uni), il ne propose que neuf morceaux, dont certains sont de longue durée. On y retrouve :
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« Big Barn Bed »
, introduction enjouée qui débute sur la même phrase musicale esquissée en toute fin de Ram (un clin d’œil discret).
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« My Love »
, évidemment, la ballade-phare, qui deviendra le titre emblématique du disque.
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« Get On The Right Thing »
, une chanson à l’énergie plus rock, initialement entamée lors des sessions de Ram.
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« One More Kiss »
, un morceau léger, de facture country-pop, qui célèbre l’amour sur un ton presque bucolique.
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« Little Lamb Dragonfly »
, pièce plus introspective, également issue des bandes de Ram, enrichie par des overdubs supplémentaires. La chanson, assez longue (plus de six minutes), fusionne deux bribes musicales que McCartney avait depuis un moment.
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« Single Pigeon »
, courte ballade au piano, quasi intemporelle, sur laquelle McCartney joue de son côté mélancolique.
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« When The Night »
, ambiance nocturne qui essaie de marier le doo-wop au style pop de Wings, avec un refrain plutôt accrocheur.
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« Loup (1st Indian On The Moon) »
, excursion instrumentale de plus de quatre minutes, où Wings s’aventure dans un univers psychédélique/expérimental. Certains y voient un souvenir lointain du goût de McCartney pour les collages sonores de la fin des Beatles.
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Un medley final
(plus de 11 minutes), qui enchaîne « Hold Me Tight », « Lazy Dynamite », « Hands Of Love » et « Power Cut ». La filiation avec l’album Abbey Road et son long medley en fin de face B saute aux yeux, même si cette suite manque selon plusieurs critiques de la cohésion et de la flamboyance qui faisaient l’originalité du chef-d’œuvre de 1969.
De l’aveu même de Paul et Linda, il s’agit d’un « album peu confiant » (« such a non-confident record »). On sent que Wings cherche encore son équilibre entre la spontanéité qui plaisait à Paul et le besoin de produire des chansons fortes sur le plan commercial. Linda avouera plus tard que « nous avions besoin d’un son plus lourd », sous-entendant qu’il manquait un soupçon d’audace pour s’imposer comme un vrai groupe de rock.
La pochette : Paul McCartney en vedette
L’Artwork de Red Rose Speedway tranche avec celui de Wild Life. Sur la face avant, on ne voit que le visage de Paul McCartney, de près, une rose rouge dans la bouche, et derrière lui un bloc-moteur de moto d’où semble jaillir l’énergie de la musique. Cette photographie, prise par Linda, trahit la décision marketing d’Apple ou d’EMI : inscrire cette fois le nom « Paul McCartney and Wings » pour mieux distinguer l’album. On estime alors que la notoriété de Paul doit être mise en avant pour garantir un meilleur accueil, surtout après les ventes moyennes de Wild Life.
Le vinyle comporte une pochette ouvrante (gatefold), incluant un livret de 12 pages avec dessins, collages, photos de tournée, et des illustrations réalisées par Eduardo Paolozzi et Allen Jones, deux grands noms de l’art pop. Les clichés montrent le groupe sur scène, ou encore Linda et Paul en voyage, illustrant la vie itinérante de Wings. Quant au verso, il recèle un message en braille adressé à Stevie Wonder : « We love you baby ». C’est un clin d’œil de Paul et Linda à l’un de leurs amis musiciens, un geste d’affection discrète mais symbolique.
Réception critique : mitigée mais succès commercial
Malgré les efforts de Wings, Red Rose Speedway ne séduit pas pleinement la presse. Certains journalistes estiment que McCartney se montre paresseux dans l’écriture, proposant un album jugé « léger » et « inabouti ». Robert Christgau, dans The Village Voice, y voit même « l’un des pires albums jamais produits par une figure majeure du rock ». John Pidgeon, pour le magazine Let It Rock, s’agace d’un medley final qu’il considère comme une forme d’indolence créative.
D’autres commentateurs, moins sévères, saluent l’art de la mélodie de McCartney, y compris dans ses productions jugées moyennes. Lenny Kaye, alors chroniqueur pour Rolling Stone, est plus clément et considère que l’album, sans être transcendant, marque une évolution comparé à Wild Life. à l’époque, la réputation de McCartney auprès de la presse américaine est en train de se redresser, après une longue période de méfiance post-Beatles.
Sur le plan commercial, en revanche, Red Rose Speedway fait mieux que sauver les meubles. Aux états-Unis, porté par le succès de « My Love », il grimpe jusqu’à la première place du Billboard 200. C’est un soulagement majeur pour Paul, qui prouve ainsi que sa popularité demeure intacte de l’autre côté de l’Atlantique. Au Royaume-Uni, l’album se hisse à la cinquième place et reste 16 semaines dans les charts. Cette réussite, bien que moindre qu’aux états-Unis, souligne que Wings n’est plus ce groupe incertain de l’époque Wild Life.
L’ombre de « Live And Let Die »
Tout juste après (ou presque en parallèle avec) les sessions de Red Rose Speedway, Wings enregistre « Live And Let Die », bande originale du nouveau film de James Bond. Le titre, produit avec l’apport décisif de George Martin, se révèle d’une ambition décuplée : orchestrations grandioses, alternance de passages calmes et de véritables explosions sonores, section rock endiablée… Sa sortie en single en juin 1973 (accompagnant le film) étonne le public, qui découvre un Wings résolument plus puissant.
Comparé aux hésitations de Red Rose Speedway, « Live And Let Die » apparaît comme un bijou de production. Certains critiques, rétrospectivement, le mentionnent pour souligner le contraste : pourquoi Wings n’a-t-il pas osé être plus ambitieux sur l’album ? Linda admettra qu’à l’époque, tout se fait dans une forme d’urgence, entre tournées, enregistrements, mises au point avec EMI. Il n’est pas toujours facile de répartir les efforts de manière cohérente.
Les chansons écartées : une mine de raretés
En marge des neuf titres officiels, Red Rose Speedway dissimule un trésor de compositions écartées. Certaines sortiront plus tard, comme « Country Dreamer » (ajoutée en bonus sur des rééditions), « I Lie Around » (face B de « Live And Let Die », avec Denny Laine au chant), ou « Mama’s Little Girl », révélée dans les années 1990. D’autres restent inédites jusqu’aux rééditions luxueuses de la discographie de Paul. C’est le cas de « Night Out », « Jazz Street », « Tragedy » (reprise de Thomas Wayne), ou encore la version studio de « The Mess ».
Pour Henry McCullough, ces morceaux inexplorés auraient permis à l’album d’être plus solide. Il considérait par exemple que « Best Friend », capté en concert, ou « Night Out », à l’énergie brute, auraient conféré une tonalité plus rock. Denny Laine, pour sa part, regrette l’abandon de « I Would Only Smile », qu’il chantait lui-même, et qui illustrerait davantage la collégialité du groupe.
Finalement, les décisions prises par EMI et McCartney ont façonné Red Rose Speedway en un album plus consensuel, misant beaucoup sur l’esthétique mélodique au détriment d’un style plus percutant. Les fans qui cherchaient un prolongement de l’audace des Beatles (ou même de certaines pistes de Ram) restent quelque peu sur leur faim, même si « Little Lamb Dragonfly » et la suite finale tentent d’offrir des embellies musicales.
Une rétrospective sur un album clivant
Dans les décennies qui suivent, Red Rose Speedway continue de diviser. D’un côté, certains jugent la production trop sucrée, l’écriture inégale, et y voient un sommet de la tendance de McCartney à la « mièvrerie ». De l’autre, il conserve une aura nostalgique, celle d’un disque qui recèle quelques pépites et bénéficie d’une atmosphère décontractée, voire insouciante, symbolisant les premières années post-Beatles, quand Paul s’aventurait avec sa nouvelle famille musicale.
En 1973, la sortie concomitante des compilations des Beatles 1962–1966 et 1967–1970, ainsi que de l’album Living In The Material World de George Harrison, place McCartney sous un feu croisé. Il voit ses anciens camarades continuer d’écrire leur propre légende. Lui-même, malgré la concurrence, parvient à imposer Red Rose Speedway au sommet du marché américain. Il s’agit, quoi qu’on en dise, d’une belle performance pour un disque que la critique officielle ne porte pas aux nues.
L’empreinte grandissante de Paul sur l’identité de Wings
Avec Red Rose Speedway, une différence notable par rapport à Wild Life consiste dans le crédit : on lit désormais « Paul McCartney and Wings », non plus simplement « Wings ». C’est une reconnaissance implicite que le public ne suit pas forcément un groupe encore peu identifié, mais qu’il demeure attaché au nom McCartney. Dans ce contexte, on comprend la mise en avant de sa figure sur la pochette.
Ce changement de dénomination génère tout de même des frustrations au sein de Wings, dont l’idéal collectif s’en trouve tempéré par la stature de Paul. Denny Laine, par exemple, a beau être un musicien de talent, célèbre pour « Go Now » à l’époque des Moody Blues, il ne bénéficie pas d’une place médiatique égale à celle de McCartney. Henry McCullough, de son côté, éprouve un sentiment de recul et finit par quitter le groupe en août 1973, un peu après la sortie de l’album, insatisfait de ne pas pouvoir s’exprimer pleinement.
Un regard sur la suite : l’envol de Wings
Si Red Rose Speedway ne convainc pas les journalistes, il jette toutefois les bases du vrai décollage de Wings. En décembre 1973 paraît Band on the Run, enregistré au Nigeria dans des conditions rocambolesques, et qui deviendra un immense succès critique et commercial. L’album de la consécration. Rétrospectivement, on voit bien que Red Rose Speedway représente une étape de transition : Paul y affine ses penchants mélodiques, consolide son noyau (Linda, Denny Laine, Denny Seiwell) et amorce une certaine ambition conceptuelle (notamment avec le medley final, écho évident aux collages de la face B d’Abbey Road).
Malgré sa cohérence inégale, Red Rose Speedway se vend très bien, atteignant la première place aux états-Unis, et prouvant que McCartney demeure une force majeure dans l’industrie musicale. Il ne lui manque sans doute plus qu’une réalisation véritablement aboutie pour faire taire les sceptiques : Band on the Run y parviendra dès la fin de la même année 1973.
Les rééditions successives : bonus et révélations
Avec l’avènement du CD dans les années 1980, Red Rose Speedway est réédité par EMI, d’abord au format compact disc en 1987, puis dans la collection « The Paul McCartney Collection » en 1993, agrémenté de titres bonus. On y glisse « Hi, Hi, Hi », « C Moon » (la face B de « Hi, Hi, Hi »), « The Mess » et « I Lie Around ». Pour certains fans, ces ajouts enrichissent l’album, lui donnent une densité plus conforme à l’idée d’un disque majeur. D’autres regrettent toujours l’absence de certains inédits captés en concert ou en studio.
En 2018, dans le cadre de la Paul McCartney Archive Collection, Red Rose Speedway bénéficie d’une luxueuse remasterisation. Cette réédition, assortie d’éditions « deluxe » et « super deluxe », inclut un CD (ou double vinyle) intitulé Red Rose Speedway: Reconstructed, reconstituant la version double album originelle, telle que McCartney l’aurait souhaitée en janvier 1973. On y retrouve « Night Out », « Seaside Woman », « Best Friend » (en live), « I Would Only Smile » (chanté par Denny Laine) et quelques autres raretés. Le coffret propose également des mix préliminaires, des outtakes, et même une sélection de performances live de la tournée Wings Over Europe de 1972.
Cette démarche illustre la volonté de McCartney, des décennies plus tard, d’offrir enfin au public un aperçu de ce que Red Rose Speedway aurait pu être, en version longue et plus audacieuse. Les fans y découvrent un univers musical élargi, où cohabitent ballades douces, titres pop enjoués, bribes de rock nerveux et expérimentations instrumentales.
L’héritage de Red Rose Speedway
Aujourd’hui, Red Rose Speedway demeure un album paradoxal. D’un côté, il renferme l’un des grands succès de McCartney en solo, « My Love », un standard apprécié des concerts. On y trouve également quelques moments d’authentique inspiration (comme « Little Lamb Dragonfly »), un medley final certes inégal, mais porteur de jolies idées mélodiques, ainsi qu’une production typée début seventies qui peut charmer les amateurs de pop feutrée. D’un autre côté, l’œuvre souffre d’une réputation de disque mineur, de transition, où Wings n’aurait pas encore trouvé sa pleine mesure.
Nombre d’auditeurs contemporains, en revisitant la discographie de Paul, portent sur cet album un œil plus indulgent. Certains y voient la genèse du style flamboyant que Wings déploiera par la suite, notamment sur Band on the Run, Venus and Mars ou Wings Over America. Le fait qu’il se soit hissé au sommet des charts américains prouve d’ailleurs que, malgré les réserves de la critique, le public y a trouvé son compte.
Les tensions internes et le départ d’Henry McCullough
Parmi les conséquences directes de la réalisation de Red Rose Speedway, figure l’éloignement progressif d’Henry McCullough. Celui-ci, incorporé avec l’espoir d’apporter plus de densité guitare, se sent sous-exploité. Il n’est pas satisfait de la direction globale du projet, regrette le sabotage d’un éventuel double album plus rock, et peine à trouver sa place dans un groupe dont l’ADN reste intimement lié à Paul et Linda. Son départ, quelques mois après la sortie du disque, amorce une nouvelle vague de changement dans Wings.
Ainsi, les critiques à l’égard de Red Rose Speedway ne se limitent pas aux journalistes. Au sein même de la formation, on sent un certain manque de cohérence artistique. Les velléités de chacun ne coïncident pas toujours avec la ligne directrice choisie par McCartney, parfois accusé de mettre l’eau dans son vin pour satisfaire les canons de la pop mainstream.
Un medley pour clore l’album : entre hommage et timide audace
Le choix d’insérer un long medley en fin de face B témoigne d’une volonté de renouer avec l’idée qui avait fait la force de la conclusion d’Abbey Road. On y retrouve quatre segments : « Hold Me Tight », « Lazy Dynamite », « Hands Of Love » et « Power Cut ». L’enchaînement s’effectue sur onze minutes, dans une logique de montage progressif. Néanmoins, là où Abbey Road créait une fresque subtile et complexe, Red Rose Speedway se contente d’une superposition parfois un peu artificielle.
Les morceaux semblent inachevés pris individuellement, et le sens unitaire du medley se montre moins fort que chez les Beatles. Il reste pourtant attachant d’entendre McCartney jouer avec ses mélodies, superposer les motifs, rappeler ci et là son sens inné du contrepoint. Cette conclusion fait figure de clin d’œil à un passé glorieux qu’il cherche à dépasser, tout en ayant conscience de l’héritage.
L’impact de la remastérisation de 2018
Pour beaucoup de fans, la parution de la version longue en 2018, sous l’intitulé Red Rose Speedway: Reconstructed, est un événement. On découvre alors ce que McCartney et Wings avaient pu envisager. Les titres « Night Out », « Best Friend », « Seaside Woman » (chanté par Linda) ou encore « Tragedy » élargissent la palette. Sur quatre faces de vinyle, l’album prend une autre ampleur. Paul lui-même, interrogé, déclare : « C’est exactement ainsi que je m’en souviens. Je ne sais plus pourquoi on a changé d’avis. Probablement parce qu’un double album, c’est plus compliqué à gérer et à promouvoir. »
De nombreux inédits complètent le tableau, comme des versions live de « 1882 », restée jusque-là dans l’ombre, ou des maquettes de « Mary Had A Little Lamb » et « The Mess ». Cette plongée dans les archives confirme qu’à l’époque, Wings disposait d’un véritable stock de compositions, reflétant l’énergie créative, parfois désordonnée, de McCartney dans sa trentaine naissante.
Un pont avec la suite de la carrière de Paul
En fin de compte, Red Rose Speedway illustre une étape charnière dans la discographie de McCartney. L’album offre un certain charme vintage, entre naïveté assumée et tentatives de sophistication. Il contient un tube majeur (« My Love »), un medley assez long, des passages instrumentaux (comme « Loup (1st Indian On The Moon) »), et un sous-texte : la recherche d’une nouvelle cohésion après les expérimentations parfois brouillonnes de Wild Life.
Son succès commercial, notamment aux états-Unis, offre à McCartney un tremplin : si la critique ne l’acclame pas, il dispose malgré tout d’un important soutien du public. C’est ce qui permettra l’envol définitif de Wings, concrétisé par Band on the Run quelques mois plus tard, puis par des tournées de grande envergure, qui renforceront son statut d’icône incontournable de la pop/rock.
Le rôle de Linda dans l’identité musicale
Au fil de l’album, Linda McCartney se fait plus présente que sur Wild Life. Ses chœurs sont mieux intégrés, et certains claviers portent la patte du tandem qu’elle forme avec Paul. Elle compose même la chanson « Seaside Woman », qui, bien que non retenue dans la version finale en 1973, trouve une place dans la reconstruction de 2018. Sur ce titre, Linda assume le chant principal, sous le pseudonyme de Suzy and the Red Stripes, dans une future sortie (1977).
Pour Linda, le chemin est encore long avant d’être reconnue comme une musicienne à part entière. Les journalistes ne manquent pas de relever ses approximations, mais Paul défend son épouse bec et ongles. Il y voit la continuité de l’esprit familial, déjà inauguré sur Ram. De même, Denny Laine et Denny Seiwell font preuve d’une certaine tolérance : ils considèrent que Linda apporte une chaleur dans les harmonies vocales et un soutien moral précieux, même si son jeu n’est pas celui d’une claviériste expérimentée.
Des mélodies fortes… et d’autres moins mémorables
Selon les auditeurs, les grands moments de Red Rose Speedway se situent dans « My Love », ballade immédiatement reconnaissable grâce au solo de guitare très lyrique d’Henry McCullough, et dans « Little Lamb Dragonfly », épique dans son déroulé. « Big Barn Bed », quoique moins célèbre, retient aussi l’attention grâce à son introduction dynamique et son refrain accrocheur. à l’inverse, des titres comme « Single Pigeon » ou « One More Kiss » passent parfois inaperçus, desservis par une production jugée trop lisse.
Le morceau instrumental « Loup (1st Indian On The Moon) » suscite encore aujourd’hui des avis divergents. Certains y voient une tentative intéressante d’exploration, d’autres la considèrent comme une simple jam un peu vide de sens. Quoi qu’il en soit, elle offre une respiration avant l’arrivée du medley, qui clôt l’album dans un esprit de collage musical.
Une portée historique
Au-delà de sa qualité intrinsèque, Red Rose Speedway s’inscrit dans un moment clé de l’après-Beatles. Il démontre que Paul McCartney, bien que toujours immense star, doit batailler pour s’imposer dans le paysage des années 1970, alors que John Lennon, George Harrison et Ringo Starr poursuivent leurs propres carrières. Les compilations 1962–1966 et 1967–1970 cartonnent dans les bacs, réactivant la nostalgie envers les Beatles, tandis que Harrison connaît le succès avec Living In The Material World. Paul n’ignore pas cette compétition amicale : il se doit de rester visible et de prouver qu’il peut produire de grands disques sans forcément invoquer le souvenir de John ou George.
L’après-1973 : vers des horizons plus affirmés
Quelques semaines après la sortie de l’album, Wings se lance dans une tournée britannique, puis mondiale. L’accueil réservé à certaines chansons de Red Rose Speedway en concert s’avère plutôt enthousiaste. « My Love », en particulier, trouve très vite sa place comme point culminant des shows, où McCullough peut déployer son solo face à un public ravi.
Le départ du guitariste, en août 1973, fragilise un temps l’unité de Wings, mais McCartney, Linda, Denny Laine et Denny Seiwell continuent. C’est dans ce contexte que naît « Live And Let Die », single marquant l’été 1973, puis que se lance l’enregistrement (tout d’abord contrarié) de Band on the Run au Nigeria, qui sortira en décembre. Band on the Run constituera un véritable tournant, acclamé par la critique et assurant à Paul une reconquête totale du public rock.
Une redécouverte critique tardive
Dans les biographies et anthologies publiées au fil des ans, Red Rose Speedway occupe une place médiane, jugée inférieure aux classiques comme Band on the Run, Venus and Mars ou Ram, mais pas dénuée d’intérêt. Certains historiens considèrent que l’album gagne à être réécouté en tenant compte du contexte d’enregistrement compliqué, des pressions exercées par EMI, et de l’évolution encore embryonnaire de Wings.
Le remaster de 2018, accompagné de son double LP reconstruit, a permis de poser un regard neuf sur l’œuvre. Les amateurs constatent que l’éventuelle version longue aurait offert une expérience plus immersive, plus représentative du potentiel de Wings. Les inédits ajoutés au coffret, comme « Night Out », « Best Friend », « Tragedy », dévoilent un éventail plus large, faisant la part belle à des ambiances tantôt rock, tantôt légères.
Dans l’orbite de Band on the Run
On l’a dit, Red Rose Speedway précède de peu le chef-d’œuvre Band on the Run. Les deux albums forment un diptyque involontaire dans la discographie de Paul. Le premier témoigne de son hésitation, de sa volonté de plaire, quitte à ne pas pleinement affirmer la personnalité du groupe. Le second, plus risqué dans sa conception (enregistrement au Nigeria dans des conditions précaires), aboutit à une cohérence artistique sans précédent pour Wings. Ainsi, Red Rose Speedway, malgré ses limites, dessine la transition vers un McCartney qui ose de nouveau les concepts audacieux et l’unité d’inspiration.
Un disque précieux pour mieux comprendre Wings
En définitive, Red Rose Speedway garde un statut singulier. Album à succès commercial (#1 aux états-Unis, #5 au Royaume-Uni) mais conspué par une partie de la critique, il reflète la tension interne entre la facilité mélodique de Paul et la frustration d’une formation voulant s’affirmer collectivement. Les inconditionnels de McCartney y trouveront plusieurs moments de grâce, dont « My Love », qui fait désormais figure d’incontournable dans son répertoire scénique. D’autres, plus sévères, reprocheront l’absence de mordant rock et la surabondance de morceaux jugés anecdotiques.
Pourtant, à travers ces contradictions, l’album témoigne d’un épisode crucial de la trajectoire post-Beatles. En suivant l’itinéraire sinueux de sa genèse, on voit bien comment McCartney cherche à échapper à la pesanteur du passé, tout en assurant la pérennité commerciale de Wings. Les morceaux mis de côté révèlent une effervescence créative, pas toujours canalisée, mais riche de promesses pour la suite.
Regard sur l’héritage
Au bout du compte, plus de cinq décennies après la séparation des Beatles, Red Rose Speedway reste un objet de curiosité pour les amateurs de pop-rock des années 1970. Ni chef-d’œuvre ni fiasco, il porte la marque d’une époque : celle d’un Paul McCartney en transition, cherchant une identité pour son nouveau groupe, testant divers registres, hésitant entre rock, pop, expérimentation et ballades sucrées. Dans la mémoire collective, l’album reste associé à la ballade « My Love », seconde incursion de Paul au sommet des charts américains, et symbole d’une certaine tendresse mélodique.
Ceux qui l’ont réécouté en profondeur soulignent que, bien que l’ensemble soit parfois jugé décousu, on y trouve de belles fulgurances, comme « Little Lamb Dragonfly », où se déploie un lyrisme qu’on rapprochera du Paul intimiste de Ram. Le medley final, malgré ses imperfections, montre au moins une volonté de proposer quelque chose de plus ambitieux qu’une simple suite de chansons. Les adeptes des raretés se réjouissent de savoir que la matière enregistrée dépasse largement les neuf titres gravés en 1973, preuve d’une effervescence créative constante chez McCartney, même dans ses périodes moins assurées.
Un bilan contrasté, un succès indéniable
Lorsqu’on évoque Red Rose Speedway en 2023, on le fait souvent en l’inscrivant dans le canevas plus vaste de la carrière solo de Paul McCartney. On se souvient de sa place dans les charts, du succès retentissant de « My Love », et du fossé persistant entre la critique et le public. Certains contempteurs n’y voient qu’une suite de mélodies trop faciles, d’autres y discernent un charme typiquement maccartnien qui, s’il ne révolutionne pas le rock, n’en demeure pas moins efficace pour toucher le grand nombre.
Au final, l’album s’impose comme l’un des jalons historiques permettant de comprendre la montée en puissance de Wings. Sans être l’œuvre la plus admirée de McCartney, il remplit son office à l’époque : rassurer l’industrie sur la rentabilité de l’ex-Beatle, permettre de maintenir le groupe à flot, et préparer la voie à des réalisations plus ambitieuses. La place de numéro un aux états-Unis l’inscrit au panthéon commercial du début des seventies, tandis que l’Europe l’accueille avec un enthousiasme un peu plus modéré, mais non négligeable.
Des années plus tard, McCartney confiera que Red Rose Speedway a beau être imparfait, il en garde une forme de tendresse, comme on éprouve de l’affection pour un enfant un peu bancal, mais attachant. La réédition de 2018, en publiant enfin la version double album et un lot de sessions inédites, a offert un éclairage supplémentaire : celui d’une œuvre qui aurait pu, si les circonstances l’avaient permis, proposer un panorama plus large de la créativité de Wings. Mais dans l’histoire de la musique, les chefs-d’œuvre naissent souvent de hasards et de compromis. Ici, l’expérience concrète de Red Rose Speedway montre qu’un album peut être numéro un tout en restant, pour son auteur, un disque « peu confiant ».
C’est cette dualité qui continue de rendre l’aventure Wings si fascinante : un groupe à la fois tributaire de l’aura McCartney et en quête de reconnaissance propre, oscillant entre ballades romantiques, élan rock, et la tendre maladresse des débuts. à bien des égards, Red Rose Speedway symbolise la persistance de Paul à tracer sa route après les Beatles, à chercher l’équilibre entre succès populaire et accomplissement artistique, et à poser chaque pierre d’un édifice qui se consolidera définitivement avec Band on the Run en fin d’année 1973.
