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« Two Virgins » : l’album que John Lennon a qualifié de « plus belle déclaration » de sa vie d’artiste

Publié le 13 août 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

En 1968, John Lennon publie avec Yoko Ono Two Virgins, un album d’avant-garde fait d’improvisations et accompagné d’une photo nue controversée. Refusé par EMI, censuré aux États-Unis, ce disque reste pour Lennon une déclaration artistique majeure. Entre happening sonore et manifeste intime, Two Virgins marque une rupture et une redéfinition de son art.


En novembre 1968, au cœur de l’ouragan Beatles, John Lennon publie avec Yoko Ono un objet sonore et visuel qui fera date : Unfinished Music No. 1: Two Virgins. Musicalement, une suite d’improvisations, de collages et de tape loops venus de la musique concrète. Visuellement, une photographie nue du couple, frontale, directe, enveloppée à la vente d’un sachet en papier kraft. L’œuvre choque, est censurée par des distributeurs, saisie par les autorités américaines, et ne figure dans aucun palmarès flatteur. Et pourtant, Lennon dira plus tard que cette couverture—et plus largement l’album—constituaient « une déclaration aussi forte qu’une chanson, voire meilleure », « les images parlent plus fort que les mots », « une belle déclaration ». Comment comprendre cet aveu ? Voici le récit, replacé dans le contexte de 1968, des sessions à la surface de scandale, de la réception au legs.

Sommaire

  • 1968 : fractures, avant‑gardes et basculement intime
  • Une nuit blanche à Kenwood : des bandes « inachevées » par principe
  • Un intitulé et une image : « deux innocents » à nu
  • Un bras de fer industriel : EMI et Capitol reculent, Track et Tetragrammaton s’en chargent
  • Censure et saisies : New Jersey, douanes et morale
  • « Aussi bon qu’une chanson, mieux encore » : pourquoi Lennon parle de « déclaration »
  • Le son : collage, souffle, et la promesse d’un autre « moi » pour Lennon
  • Un happening capté : costumes, retards, et humour Beatles
  • L’économie matérielle : pochettes, variantes, pressages
  • Rolling Stone, presse et controverse mise en scène
  • Réceptions croisées : moqueries, fascinations, et relectures
  • Ce que cela change pour les Beatles (et pour John)
  • La phrase de Lennon recontextualisée
  • Les chiffres et les faits : ventes, charts, matériaux
  • Rééditions et réceptions tardives
  • « Écouter au moins une fois » : ce que l’album donne, ce qu’il ne promet pas
  • Au‑delà du scandale : ce qui reste

1968 : fractures, avant‑gardes et basculement intime

L’année 1968 est celle des fractures. Sur le plan collectif, les Beatles ont délivré au printemps les Esher Demos et entrent dans les sessions de ce qui deviendra le White Album. Sur le plan intime, John Lennon vit un basculement. Depuis sa rencontre avec Yoko Ono à l’Indica Gallery fin 1966, il est aimanté par l’art conceptuel et la scène Fluxus : partitions‑instructions, performances (Cut Piece), livre‑manifeste Grapefruit, films et happenings. Cette fréquentation déplace son imaginaire musical : aux mélodies pop qu’il sait écrire, il ajoute un goût pour l’aléatoire, l’événement, le bruit et l’idée.

Dans le même temps, le couple Lennon s’éloigne. Cynthia, son épouse, s’absente pour un séjour en Grèce. John appelle Yoko ; il l’invite à Kenwood, sa maison de Weybridge, où il a installé un petit studio dans les combles : magnétophones Brenell, Mellotron, orgues, guitares, disques 78 tours. Il lui fait entendre ses bandes : boucles, expérimentations, pastiches comiques, matériaux que, dit‑il, les Beatles n’accepteraient pas tels quels sur leurs disques. Yoko répond : « Faisons le nôtre ». C’est l’origine de Two Virgins.

Une nuit blanche à Kenwood : des bandes « inachevées » par principe

La session se déroule d’un seul jet, au cœur du mois de mai 1968. Le procédé : improviser, assembler, enregistrer tout ce qui surgit. On reconnaît des comptines, un brin de music‑hall, des voix jouées comme des instruments, des superpositions de Mellotron et d’orgue, des bruits domestiques, des fragments de 78 tours (« Together », 1928 ; « I’d Love to Fall Asleep and Wake Up in My Mammy’s Arms », 1921, qui deviendra le discret « Hushabye Hushabye »), le tout cousu en suite. À ces éléments s’ajoutent des tape loops préparés avec l’ami d’enfance Pete Shotton et un jeu d’échos/variations qui relève davantage de la sculpture du temps que de la chanson.

Le titre Unfinished Music n’est pas un coquetterie : c’est un programme. « Inachevé », car tout reste ouvert à la projection de l’auditeur et à la suite du travail du couple. Lennon et Ono y trouvent une forme capable d’englober la vie : l’enregistrement comme journal, l’aléatoire comme méthode, l’intimité comme matière. C’est aussi, pour Lennon, un détour nécessaire hors du format Beatles—très efficace pour le single, mais où ce type d’expérience ne peut exister que sous forme d’éclats (on pense à « Revolution 9 », à peine un mois plus tard, en juin 1968).

Un intitulé et une image : « deux innocents » à nu

Pourquoi Two Virgins ? Lennon a souvent expliqué que le titre renvoyait au sentiment de pureté et d’innocence qu’ils associaient à leur rencontre artistique — et, au petit matin, amoureuse. L’image suivra : John et Yoko décident de se photographier nus, de face au recto, de dos au verso. Techniquement, la prise est simple : retardateur installé par Tony Bramwell, cliché capté à 34 Montagu Square (le pied‑à‑terre londonien de Ringo Starr), lumière blanche, dispositif sans apprêt. Yoko, artiste performeur, y voit un geste cohérent avec les années 1960 : le corps comme déclaration, mais debout, face au monde, sans métaphore. Lennon résume alors : « Nous sommes tous nus, en réalité ».

La vente ajoutera une couche d’énonciation : pochette kraft fermée, œilleton laissant voir les visages, et au dos une citation de la Genèse (proposée par Derek Taylor), clin d’œil biblique à « l’innocence » mise en avant par le titre. Sur l’édition britannique figure aussi une note attribuée à Paul McCartney, ambiguë et respectueuse, comme pour désamorcer l’attaque tout en actant la singularité du geste.

Un bras de fer industriel : EMI et Capitol reculent, Track et Tetragrammaton s’en chargent

À l’automne 1968, Apple prépare la sortie. Mais les maisons mères reculent. EMI en Grande‑Bretagne et Capitol aux États‑Unis ne veulent pas distribuer un album dont la couverture nue risquerait d’embraser la presse et de faire fuir les détaillants. Solution : confier la distribution britannique à Track Records (le label de The Who) et l’américaine à Tetragrammaton Records. La sortie a lieu le 11 novembre 1968 aux États‑Unis (en stéréo électronique) et le 29 novembre 1968 au Royaume‑Uni (en mono et en faux stéréo, la mono étant disponible par correspondance). Malgré l’habillage kraft, l’album subit aussitôt des refus de magasins et des saisies d’exemplaires.

Censure et saisies : New Jersey, douanes et morale

Au tout début 1969, une cargaison d’environ 30 000 exemplaires est confisquée par les autorités à Newark (New Jersey), au motif de pornographie. À l’échelle des États‑Unis, plusieurs juridictions feront de même. En Grande‑Bretagne, l’album se vend peu (on évoque 5 000 ex.), mais circule sous le manteau des fans et curieux. Aux États‑Unis, il atteint la 125ᵉ place du Billboard (autour de 25 000 ex. vendus), autant par le scandale que par la curiosité attachée au nom Lennon. Sans le vouloir, Two Virgins devient un test grandeur nature de la tolérance vis‑à‑vis du nu—et d’un couple interracial—dans le commerce culturel de 1968–69.

« Aussi bon qu’une chanson, mieux encore » : pourquoi Lennon parle de « déclaration »

Le paradoxe tient en une phrase que Lennon livrera dans les années 1970 : ce visuel lui semble « aussi bon qu’une chanson, mieux encore », « on ne pouvait pas mieux dire : les images parlent plus fort que les mots », « une belle déclaration ». À quoi déclare‑t‑il ? À au moins quatre choses.

D’abord, à la vérité—ou à la vulnérabilité. Après des années dans le moule de la célébrité, le Beatle se montre tel qu’il est, à échelle humaine, sans costume, sans perruque, sans masque. Ensuite, à la liberté artistique : l’idée qu’un musicien pop a le droit de publier une œuvre qui n’est pas un album de chansons, et d’en faire une chronique d’atelier. Troisièmement, au couple : l’image cause un choc autant parce qu’elle est nue que parce qu’elle est debout, à deux, dans une parité qui tranche avec l’iconographie rock de l’époque. Enfin, au temps : 1968 n’est pas une saison prudente ; les frontières bougent, et Lennon veut y participer autrement que par le seul verbe.

Le son : collage, souffle, et la promesse d’un autre « moi » pour Lennon

Écouté aujourd’hui, Two Virgins reste un objet déconcertant mais lisible. On y entend l’atelier de Kenwood, ses machines, ses hasards. On y entend aussi le dialogue de Lennon avec la tradition : le music‑hall affleure, des standards oubliés se glissent dans le flux, comme si l’Angleterre de son enfance passait en arrière‑plan. Yoko Ono, de son côté, apporte des gestes empruntés à la performance : souffles, phonèmes, cris tenus comme des lignes. L’ensemble n’a pas l’unité d’une œuvre composée ; il a la cohérence d’une expérience.

Ce que la presse jugera auto‑indulgent—le journal brut—est précisément ce qui alimente l’idée d’« unfinished ». Pour Lennon, c’est un apprentissage qui mène, quelques semaines plus tard, à « Revolution 9 » (où George Harrison s’invite au mixage) et, plus loin, à l’assèchement radical de Plastic Ono Band (1970).

Un happening capté : costumes, retards, et humour Beatles

Dans l’imaginaire collectif, la photo nue écrase la musique. Mais l’album est aussi un happening sonore. Tout ce qui se passe cette nuit‑là—les rires, les erreurs, les échos qui accrochent une note—est pris, gardé, montré. On retrouve la part potache de Lennon (les voix caricaturales), son oreille pour le grain (les frictions de bande, les saturations qui deviennent des matières), et ce désir de laisser une trace même quand il ne s’agit pas d’une chanson. C’est cette insistance à archiver l’instant qui fera des Unfinished Music une série : No. 2: Life with the Lions (mai 1969) puis The Wedding Album (octobre 1969).

L’économie matérielle : pochettes, variantes, pressages

Parce qu’il franchit des lignes symboliques, Two Virgins raconte aussi une économie. La pochette originale blanche (photo frontale au recto, dos au verso) deviendra pour la vente un sachet kraft à fenêtre, parfois orné de textes bibliques et de la note de McCartney. Les pressages britanniques et américains diffèrent (format mono/stéréo, mentions légales, logos Apple, Track, Tetragrammaton). Plus tard, les rééditions dessineront une histoire technique : CD Rykodisc en 1997 (sous supervision de Yoko Ono, ajout du bonus « Remember Love », face B de « Give Peace a Chance »), remaster Secretly Canadian en 2016, retours vinyle.

Rolling Stone, presse et controverse mise en scène

Le retentissement médiatique ne doit pas tout au hasard. La presse rock naissante, et Rolling Stone en particulier, comprend la portée d’un tel geste. L’idée de publier la photo dans le magazine participe à installer Lennon & Ono comme un couple à la fois art et pop, et à signaler que les Beatles ont cessé d’être un bloc univoque. On sait que le scandale vaut audience ; Lennon le sait aussi, et s’en sert—sans renier sa sincérité, mais en acceptant que l’art circule dans un monde de signaux et de signaux de signaux.

Réceptions croisées : moqueries, fascinations, et relectures

À sa sortie, Two Virgins est moqué, vilipendé, parfois défendu. Actrice et chanteuse Sissy Spacek enregistre même, sous pseudonyme, un titre qui raille la couverture (« John, You Went Too Far This Time »). On lit des chroniques qui jugent le contenu « indigeste », « intenable »—et d’autres qui y voient une expérience à vivre au moins une fois pour comprendre ce que Lennon cherche. Des décennies plus tard, des réévaluations plus calmes reconnaissent un document 1968 singulier : pas un chef‑d’œuvre musical, mais une pierre importante pour situer LennON‑ONO dans les cartes de l’avant‑garde et de la pop.

Ce que cela change pour les Beatles (et pour John)

Est‑ce que Two Virgins « met en danger » les Beatles ? Probablement pas seul. Mais il signale deux mouvements irréversibles. D’une part, Lennon sépare désormais son travail d’artiste (où il n’a pas à négocier avec ses pairs) et le cadre Beatles (où tout doit se concilier). D’autre part, il place Yoko Ono comme partenaire à part entière, co‑auteure et co‑productrice de ce qu’il fait—et déclare qu’il n’ira plus sans elle. On comprend mieux, à l’écoute d’« Julia », de « Don’t Let Me Down » ou de Plastic Ono Band, combien ce déplacement nourrit l’écriture.

La phrase de Lennon recontextualisée

Dire qu’une photo peut être « mieux » qu’une chanson, dans la bouche d’un Beatle, n’est pas un paradoxe mais une clarification. Lennon ne hiérarchise pas les arts ; il dit que, pour cette idée‑là—l’identité retrouvée, la liberté revendiquée, le couple comme union artistique—l’image portait mieux que des paroles.

La pochette n’est pas une provocation « gratuite » ; c’est une mise à nu assumée dans un contexte où le nu reste codé (toléré comme allégorie, refusé comme plain miroir). Elle déjoue aussi une attente de beauté : des critiques diront que le problème n’était pas la nudité, mais que John et Yoko ne correspondaient pas aux canons. Ce décalage est, en soi, une déclaration politique : la pop peut parler de vérité sans se farder.

Les chiffres et les faits : ventes, charts, matériaux

Two Virgins ne cartonne pas. Zéro classement au Royaume‑Uni ; n° 124 aux États‑Unis. La réception se joue ailleurs : dans les salles de rédaction, aux douanes, dans la rumeur publique. À l’intérieur : une suite d’environ 29 minutes sur l’LP d’origine (un peu plus sur la réédition CD), découpée en dix plages au titre générique (« Two Virgins no. 1 à 10 ») plus « Together » et « Hushabye Hushabye ». Au générique : John Lennon (voix, piano, orgue, Mellotron, percussions, effets, boucles), Yoko Ono (voix, boucles), un coup de main de Pete Shotton sur les tapes.

Rééditions et réceptions tardives

En 1997, Rykodisc réédite l’album en CD, supervisé par Yoko Ono, remastérisé par George Marino ; « Remember Love » s’y ajoute en bonus. En 2016, Secretly Canadian remet au propre les bandes pour un vinyle remasterisé. Chaque retour relance un débat : faut‑il écouter Two Virgins comme un disque (qu’on juge) ou comme un document (qu’on observe) ? La plupart des auditeurs choisissent la seconde option—et y trouvent, sinon du plaisir pur, au moins la preuve d’un moment où l’instinct et l’idée ont pris le dessus sur la forme.

« Écouter au moins une fois » : ce que l’album donne, ce qu’il ne promet pas

Faut‑il aimer Two Virgins ? La question est mal posée. Il y a des albums qui se goûtent et d’autres qui se pensent. Celui‑ci se pense—et peut se gouter par éclats—comme on visite un atelier ou une exposition. Il ne promet pas des hooks, il offre des angles. Il ne cherche pas l’adhésion, il propose un regard—sur Lennon, sur Ono, sur 1968.

Pour un lecteur de Yellow‑Sub.net, l’album a, au moins, trois intérêts : il explique l’aisance de Lennon avec les collages du White Album ; il éclaire sa volonté de tout ramener à une vérité nue (jusqu’au dépouillement de Plastic Ono Band); il fixe l’instant où Yoko Ono cesse d’être, dans son œuvre, une influence pour devenir une co‑auteure.

Au‑delà du scandale : ce qui reste

Quand on dépouille Two Virgins de sa légende, que reste‑t‑il ? Une photo qui, comme souvent chez Lennon, tient en équilibre entre tendresse et provocation ; une bande où l’on entend des êtres qui essaient quelque chose ensemble ; un geste qui dit oui à l’expérience. Et cette phrase qui, d’album en album, finira par le définir : la forme doit servir l’idée, non l’inverse.

Oui, Two Virgins a fait évanouir des grand‑mères en 1968. Oui, Lennon se savait détesté pour cela autant qu’admiré. Mais si l’on écoute ce qu’il a dit, le message n’est pas celui de l’obscénité ; c’est celui de la franchise. « Voici qui nous sommes : nus, humains, vulnérables—et ensemble ». Pour Lennon, cette photo valait au moins une chanson.

L’album que John Lennon a qualifié de « plus belle déclaration » n’est pas un sommet de musicalité au sens classique. C’est un sommet d’affirmation : un point où un artiste redéfinit ce qu’il est prêt à montrer et ce qu’il veut laisser à la postérité. Two Virgins demeure inconfortable ; il demeure aussi nécessaire pour comprendre le chemin qui mène du Beatle au John Lennon de 1970. Et, au passage, il rappelle une évidence que l’on oublie parfois quand on parle d’icônes : l’audace n’est pas toujours agréable—mais elle déplace le monde.


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