Deux chansons écrites par John Lennon durant la période Beatles, « Child of Nature » et « Gimme Some Truth », ont été écartées par le groupe mais sont devenues des piliers de son œuvre solo, sur Imagine en 1971. « Jealous Guy » offre un aveu intime, tandis que « Gimme Some Truth » frappe par sa puissance politique. Ces morceaux illustrent la maturité de Lennon après la rupture des Beatles et montrent que les refus collectifs ont parfois ouvert la voie à des chefs-d’œuvre personnels.
À la toute fin des Beatles, au tournant de 1969–1970, les quatre musiciens ne partageaient plus volontiers leurs chansons. Pourtant, deux idées laissées sur le banc de touche vont devenir, en solo, des jalons majeurs de John Lennon : « Jealous Guy » et « Gimme Some Truth ». La première naît en 1968 sous le titre « Child of Nature », lors du séjour en Inde à Rishikesh. La seconde émerge aux répétitions de Get Back en janvier 1969. Aucune ne sera gravée par le groupe ; toutes deux trouveront leur forme définitive sur Imagine (1971). Retour, preuves en main, sur ce double cheminement : de la matière Beatles à l’aboutissement Lennon.
Sommaire
- 1968 : Rishikesh, l’étincelle intérieure, et la naissance de « Child of Nature »
- 1969 : Get Back, laboratoire ouvert, et la matrice de « Gimme Some Truth »
- 1970 : Plastic Ono Band, ligne de fracture et nouvelle esthétique
- 1971 : Imagine, Tittenhurst Park, New York : les conditions d’un aboutissement
- « Jealous Guy » : de la contemplation à l’aveu
- « Gimme Some Truth » : de l’ébauche collective à la charge solo
- Et si les Beatles les avaient gravées ? Un détour par l’uchronie
- Le « refus » Beatles : un mécanisme, pas une condamnation
- Ce que révèlent les archives récentes
- Personnages clés : Nicky Hopkins, George Harrison, Klaus Voormann, Alan White
- Les formes qui racontent l’homme
- Héritage et circulation : couvertures, anthologies, mixages
- Pourquoi ces deux chansons incarnent le « meilleur » de Lennon
- Coda : du banc de touche à la postérité
1968 : Rishikesh, l’étincelle intérieure, et la naissance de « Child of Nature »
Au printemps 1968, les Beatles suivent l’enseignement de la méditation transcendantale. Une conférence sur l’« enfant de la nature » déclenche une réaction simultanée chez Paul McCartney et John Lennon. Paul compose « Mother Nature’s Son », qui rejoindra le White Album. John, lui, écrit « Child of Nature » : même élan contemplatif, autre mélodie, autre tempérament.
À Esher, dans la maison de George Harrison, les démos dites Kinfauns/Esher fixent ces idées au magnétophone. « Child of Nature » y apparaît nue : voix doublement enregistrée, guitare acoustique, métrique souple. Quelques mois plus tard, durant les sessions filmées de Get Back/Let It Be (janvier 1969), Lennon reprendra le morceau, hésitant encore sur l’orientation des paroles. Rien n’ira plus loin : au moment de constituer la matière du double album 1968, la chanson reste à la porte.
Ce refus n’est pas un jugement de valeur absolu ; il traduit la mécanique interne d’un groupe soumis à l’urgence, aux ego et à l’équilibre d’un album déjà saturé. D’autres idées resteront ainsi en friche. En revanche, le thème—l’introspection par la nature—marque Lennon. Il en gardera la mélodie, et surtout la fonction : un écrin pour dire le je sans masque.
1969 : Get Back, laboratoire ouvert, et la matrice de « Gimme Some Truth »
Début 1969, caméras allumées, les Beatles réapprennent à jouer vite, ensemble, avec l’arrière‑pensée d’un retour sur scène. Dans ce flux de reprises, d’ébauches et de nouvelles chansons, John Lennon présente un riff rageur, une scansion de protest song : c’est la matrice de « Gimme Some Truth ». On l’entend prendre corps, dans la salle, au gré d’allers‑retours collectifs.
Cette période donne à voir ce que l’on devinait à l’oreille : les Beatles testent des formes, déplacent des phrases, s’échangent des idées. La chanson de Lennon y gagne un langage : l’attaque politique, la sarcasme venu des nursery rhymes, les formules qui claquent comme des pancartes. Elle gagne aussi un compagnon d’écriture : Paul McCartney, qui suggère l’un des refrains phrasés de la version finale. Là encore, rien n’est fixé. Et là encore, aucun enregistrement de studio Beatles n’aboutira. Mais la mèche est allumée.
1970 : Plastic Ono Band, ligne de fracture et nouvelle esthétique
L’année 1970 voit Lennon rompre avec la rhétorique de l’idole. John Lennon/Plastic Ono Band installe une écriture dépouillée, des arrangements ascétiques et un chant à vif : Ringo Starr à la batterie, Klaus Voormann à la basse, guitares et piano tenus par Lennon, le tout dans une prise qui laisse respirer l’émotion brute. Les thèmes—deuil, colère, désillusion, mais aussi apaisement—y sont traités au ras‑du‑vécu. On y trouve des pièces comme « Working Class Hero », « Hold On » ou « Isolation », qui dessinent une ligne claire : désormais, Lennon avance sans filtre.
Ce cadre esthétique conditionne la suite. Quand il reviendra à ses deux chansons « refusées », Lennon ne cherchera plus le consensus d’un groupe ; il cherchera la vérité de sa voix, entourée d’un petit cercle de musiciens triés sur le volet et d’un encadrement de production mobile—lui‑même, Yoko Ono et Phil Spector.
1971 : Imagine, Tittenhurst Park, New York : les conditions d’un aboutissement
Entre Ascot Sound Studios (le home‑studio de Tittenhurst Park), EMI (Londres) et le Record Plant (New York), Imagine se construit du printemps à l’été 1971. Le noyau réunit John Lennon, Yoko Ono, Phil Spector à la production, Nicky Hopkins au piano, Klaus Voormann à la basse, Alan White à la batterie, Jim Keltner sur certaines pistes, et George Harrison en guitariste invité, notamment pour des parties de slide.
Dans cet environnement, « Jealous Guy » et « Gimme Some Truth » trouvent chacune leur peau—différente, mais complémentaire. La première devient une confession au piano, la seconde une diatribe électrique. Toutes deux révèlent une méthode : partir d’une graine Beatles et la faire fleurir avec des outils solos.
« Jealous Guy » : de la contemplation à l’aveu
Si « Child of Nature » portait un regard tourné vers la nature et l’éveil, « Jealous Guy » déplace l’axe : plus de paysage, mais un for intérieur. La mélodie persiste, la prosodie s’épure, et la mise en scène sonore concentre l’écoute sur la voix et le piano de Nicky Hopkins. La section de cordes des Flux Fiddlers enveloppe sans alourdir ; la rythmique—Klaus Voormann, Jim Keltner, ponctuellement Alan White au vibraphone—reste feutrée.
Ce qui frappe, c’est la franchise du texte : Lennon ne se déifie pas, il se décrit. La chanson accepte les ambiguïtés—l’adresse peut viser Yoko Ono, Cynthia, McCartney, ou tous à la fois—et refuse la posture du modèle moral.
À sa sortie, « Jealous Guy » figure l’un des sommets d’Imagine, sans être publiée en single du vivant de Lennon. L’onde de choc viendra en 1981 : Roxy Music, emmené par Bryan Ferry, reprend le titre en hommage après l’assassinat de Lennon. Leur version atteint le n°1 au Royaume‑Uni, inscrivant définitivement la chanson dans le patrimoine populaire. Plus tard, l’original de Lennon sera à son tour exploité en 45 tours, prolongeant sa carrière radiophonique.
Aujourd’hui encore, « Jealous Guy » vit une seconde vie : reprises innombrables, rééditions soignées, mixages modernisés qui mettent en valeur le jeu lyrique de Nicky Hopkins et la fragilité assumée de la prise vocale. La chanson illustre la force de Lennon dans la simplicité—un piano, une voix, quelques gestes d’orchestration—et dans l’authenticité d’un je qui s’assume fautif.
« Gimme Some Truth » : de l’ébauche collective à la charge solo
À l’inverse, « Gimme Some Truth » est tout angle et tranchant. Sur Imagine, la piste est tenue par une section rock compacte, Nicky Hopkins au piano, Klaus Voormann à la basse, Alan White à la batterie, et, surtout, George Harrison à la slide guitar, dont les traits acides signent la colère du propos.
Le texte, nourri par le climat de la fin des sixties, vise les mensonges des élites, l’hypocrisie, la lâcheté des pouvoirs. On y entend le goût de Lennon pour les jeux de langage à la Lewis Carroll, le détournement de comptines, et un refrain devenu slogan. L’ADN Beatles subsiste, discret : les séances 1969 ont permis de tester des segments, de poser des accents rythmiques, d’affûter des mots—jusqu’à cette trouvaille prosodique glissée par McCartney et conservée en 1971. La chanson, au final, est entièrement lennonienne ; sa genèse ne l’est pas.
Longtemps cantonnée à l’album, « Gimme Some Truth » s’est imposée avec le temps comme un hymne. Elle a donné son titre à des documentaires et, plus récemment, à une compilation rétrospective assortie de nouveaux mixages. Sa vigueur politique—jamais datée, toujours réactivée—explique sa persistence dans l’imaginaire.
Et si les Beatles les avaient gravées ? Un détour par l’uchronie
Question que tout fan se pose : que seraient devenues ces deux chansons si les Beatles les avaient retenues ? On peut supposer—rien de plus—that « Jealous Guy » aurait troqué une partie de son intimité contre une polish plus marquée : contrechants vocaux de McCartney et Harrison, couleurs de George Martin, timbres multiples. La grâce du titre—son aveu sans fioriture—en aurait‑elle souffert ? Pas certain ; mais l’émotion y aurait pris une autre direction.
Pour « Gimme Some Truth », l’exercice est plus facile à imaginer : un rock tranchant, les chœurs de Paul en contre‑mélodie, une rythmique plus swing si Ringo y imprime son rebond, et une production peut‑être moins abrasive. Pourtant, ce qui fait la puissance de la version 1971, c’est précisément le grain—cette slide de George Harrison qui mord, ce piano de Nicky Hopkins qui ponctue, cette voix qui attaque sans détour. L’écart entre un Beatles‑song collectif et un Lennon‑song assumé est là : une question de priorité émotionnelle.
Le « refus » Beatles : un mécanisme, pas une condamnation
Les deux cas étudiés s’inscrivent dans une constellation plus large. D’innombrables idées nées dans le giron Beatles trouveront leur destin ailleurs. « All Things Must Pass », de George Harrison, refleurit en 1970 dans un triple album majeur. « Cold Turkey », proposition de single que Lennon n’arrive pas à faire valider par le groupe, deviendra un 45 tours brut pour le Plastic Ono Band. À l’inverse, d’autres esquisses seront reprises, assemblées et portées à un sommet collectif : la face B d’Abbey Road en donne l’exemple canonique.
Autrement dit, un « refus » Beatles n’est ni un verdict définitif, ni une erreur en soi. Il dénote un timing, un équilibre interne, parfois la simple fatigue. L’important, c’est ce que l’artiste en fait après. Lennon a transformé ces deux non en deux oui éclatants.
Ce que révèlent les archives récentes
Les parutions des années 2018–2021 ont confirmé, preuves à l’appui, la trajectoire des deux chansons. Les Esher Demos du White Album ont enfin donné une existence officielle à « Child of Nature », telle qu’entendue par les Beatles chez George Harrison en mai 1968. De leur côté, les éditions anniversaire de Let It Be et le documentaire Get Back ont livré des extraits de répétitions de « Gimme Some Truth » en janvier 1969, attestant la genèse collective et la présence d’idées qui survivront jusqu’à la version 1971.
Parallèlement, les coffrets Imagine et Plastic Ono Band ont mis au jour des prises et des mixages qui détaillent le processus Lennon : la place donnée au piano de Nicky Hopkins, l’équilibre entre section rythmique et orchestration, le choix de doubles vocaux ou d’effets minimalistes. Rien de spectaculaire ; tout est décisif.
Personnages clés : Nicky Hopkins, George Harrison, Klaus Voormann, Alan White
Il faut citer les artisans.
Le pianiste Nicky Hopkins—passé par les Kinks, les Stones, Jeff Beck—apporte à « Jealous Guy » cette ligne fluide qui relie la mélodie à l’aveu. Il ponctue « Gimme Some Truth » d’accords tranchés, qui renforcent l’ardeur rythmique.
George Harrison, en invité d’Imagine, dépose sur « Gimme Some Truth » une slide incisive, cousine de celle, plus vaste et vénéneuse, de « How Do You Sleep? ». C’est l’un des paradoxes du disque : alors même que l’album contient des piques destinées à McCartney, il s’appuie sur la fraternité musicale d’un ex‑Beatle.
Klaus Voormann, ami de Hambourg et graphiste de Revolver, ancre les morceaux par une basse souple, jamais voyante, essentielle pour laisser l’espace au piano et à la voix.
Alan White, futur Yes, assure la stabilité des battements et sait, sur « Jealous Guy », passer du soutien discret au rôle de coloriste (vibraphone) sans briser la bulle émotionnelle.
Les formes qui racontent l’homme
Pris ensemble, « Jealous Guy » et « Gimme Some Truth » dessinent une dichotomie féconde : l’aveu et l’adresse, l’intime et le public, la culpabilité et la colère. Elles disent la palette de Lennon à l’aube des années 1970 : ni prophète, ni martyr, mais un écrivain de chansons qui met sa vie et sa vision au travail.
Dans « Jealous Guy », la formule est horizontale : une mélodie ample, des accords qui bercent, une orchestration qui caresse. La chanson absout en reconnaissant l’erreur, sans la nier. Dans « Gimme Some Truth », la dynamique est verticale : phrases coupantes, attaque des consonnes, riff comme un pied dans la porte. La chanson accuse en exigeant la clarté.
Ces deux postures venaient de loin. Elles affleurent déjà chez les Beatles—dans la tendresse d’« Julia » ou la fureur d’« Yer Blues »—mais c’est en solo qu’elles trouvent leur point fixe.
Héritage et circulation : couvertures, anthologies, mixages
Le destin de « Jealous Guy » tient aussi à sa transmissibilité. La reprise de Roxy Music en 1981 en fait un standard. D’autres suivront, du soul au rock indépendant, preuve que la mélodie et la sincérité ont franchi les générations.
« Gimme Some Truth », elle, circule comme emblème. Le titre sert de bannière à des films et à une anthologie intégrale de 2020, où le mixage modernisé met en lumière le pouvoir rythmique et la verve du texte.
Quant aux archives Beatles relues depuis 2018, elles ont offert au public une ligne chronologique : Esher (1968) → Twickenham/Apple (1969) → Ascot/EMI/Record Plant (1971). Les auditeurs peuvent suivre la métamorphose de la graine à la fleur.
Pourquoi ces deux chansons incarnent le « meilleur » de Lennon
Parler de « meilleur » est toujours relatif. Mais il y a, dans ce diptyque, un argument fort. « Jealous Guy » témoigne de la maturité affective de Lennon : l’aveu comme courage esthétique, la simplicité comme choix. « Gimme Some Truth » montre l’autre versant : l’intégrité politique, la langue comme arme, la musique comme rhétorique.
Ce n’est pas nier d’autres sommets—« Instant Karma! », « God », « Mind Games », « Watching the Wheels »—que de constater que ces deux‑là cristallisent un moment où l’individu est devenu plus fort que la légende.
Coda : du banc de touche à la postérité
Le destin de « Jealous Guy » et « Gimme Some Truth » éclaire une vérité simple : chez les Beatles, les refus n’étaient pas des enterrements, mais des ajournements. La fin du collectif a offert à Lennon l’espace de les achever selon sa mesure.
À l’écoute des bandes 1968–1969, puis des masters 1971, on n’entend pas une trahison des Beatles par Lennon ; on entend un artiste qui reprend deux idées semées en commun pour les porter à un accomplissement personnel.
Ce mouvement, ni amer ni triomphal, résume l’après‑Beatles : quatre voix démultipliées, qui n’en finissent pas d’éclairer ce que fut, et ce que demeure, la fabrique Beatles.
