En 1973, John Lennon finance The Holy Mountain, film psychédélique et subversif d’Alejandro Jodorowsky. Fasciné par l’univers mystique du cinéaste chilien, Lennon, avec Yoko Ono et Allen Klein, rend possible une œuvre radicale, mêlant alchimie, satire religieuse et quête spirituelle. George Harrison refuse un rôle pour une scène jugée trop intime, tandis que le film, longtemps invisible, devient culte. Entre contre-culture et expérimentation, Lennon montre une fois de plus son goût pour l’avant-garde.
En 1973, alors que les Beatles n’existent plus mais que leur aura innerve toute la culture pop, John Lennon met son influence et son argent au service d’un cinéaste chilien installé au Mexique : Alejandro Jodorowsky. Après le phénomène underground d’« El Topo », Lennon et Yoko Ono facilitent la production d’« The Holy Mountain », odyssée psychédélique nourrie de tarot, d’alchimie, de zen et d’un humour noir qui pulvérise les cadres du récit classique. Derrière la légende du « film trip » se cache une histoire Beatles-adjacente où l’on croise Allen Klein, ABKCO, un rôle envisagé pour George Harrison, des rituels d’ascèse poussés à l’extrême et une longue traversée des droits qui laissera l’œuvre introuvable pendant des décennies. Voici comment un ex‑Beatle a contribué à l’un des objets les plus radicaux du cinéma des années 1970.
Sommaire
- Comment John Lennon a basculé du mythe au financement
- À l’origine : tarot, alchimie et zen
- George Harrison, un rôle manqué et une limite assumée
- Préparation : ascèse, psychotropes et communauté
- Récit : du chaos à l’ascension
- Pourquoi Lennon s’y retrouve
- Allen Klein, ABKCO : l’ange et le geôlier
- Les artisans du son : Don Cherry, Ron Frangipane et Jodorowsky
- Scandale, censure, culte
- À l’écran : dix personnages, sept planètes, une ascension
- Beatles, contre‑culture et « montée » intérieure
- Une œuvre aussi sérieuse que drôle
- Les années d’ombre et la renaissance
- Beatles/Jodorowsky : ce que l’un a offert à l’autre
- Héritage : de la salle de minuit à l’histoire du cinéma
- Une alchimie à quatre mains
Comment John Lennon a basculé du mythe au financement
La porte d’entrée s’appelle « El Topo ». Sorti en 1970, ce western mystique fait salle comble lors de séances de minuit à New York et Los Angeles ; il devient la pierre de touche du phénomène « midnight movies ». John Lennon et Yoko Ono, fascinés par l’alliage de violence rituelle, de symbolisme et d’onirisme, s’enthousiasment et activent un relais décisif : Allen Klein, alors patron d’ABKCO et figure tentaculaire de l’industrie. Par ce trio, Jodorowsky obtient les moyens de pousser plus loin son ambition : « The Holy Mountain ».
La somme exacte du financement est restée floue, mais l’ordre de grandeur la plus souvent avancée — autour d’un million de dollars — rappelle l’audace de l’entreprise. Ce n’est pas seulement un chèque ; c’est une validation : un Beatle assume publiquement un cinéma qui bouscule les tabous religieux, sexuels et politiques. Dans la mémoire pop, la phrase « John Lennon a financé The Holy Mountain » incarne la rencontre entre la contre‑culture sixties et ses expérimentations des seventies.
À l’origine : tarot, alchimie et zen
Alejandro Jodorowsky n’avance pas au hasard. Depuis la fin des années 1960, son univers agrège des traditions multiples : tarot de Marseille qu’il réinterprétera plus tard en profondeur, alchimie comme métaphore de la transformation intérieure, bouddhisme zen via l’enseignement du maître Ejo Takata à Mexico, cabale et surréalisme. « The Holy Mountain » condense ces lignées en une suite de tableaux.
Dès la séquence d’ouverture, un « Fou » — figure du tarot — gît dans la poussière. Le film ne précise ni le temps, ni le lieu ; des grenouilles rejouent des scènes historiques, des nonnes moulent un double du protagoniste pour le vendre dans des églises, un prêtre marchandage en main rappelle que le sacré est un marché comme un autre. Quand le héros grimpe dans une tour, rencontre un alchimiste et voit ses excréments transformés en or, l’intention est limpide : « Tu es excrément. Tu peux te changer en or. » Jodorowsky assume la provocation parce qu’elle vise moins le scandale que la purge des illusions.
George Harrison, un rôle manqué et une limite assumée
Peu de fans des Beatles le savent : George Harrison a sérieusement envisagé d’apparaître dans « The Holy Mountain ». Jodorowsky lui propose le rôle du voleur (le « Thief »), figure christique qui traverse l’œuvre. La collaboration achoppe sur un détail… capital pour le réalisateur : une scène où le personnage doit exposer son anus pour un lavage rituel — un geste censé abattre l’ego. Harrison refuse. Jodorowsky refuse de couper. L’épisode, célèbre chez les cinéphiles, dit beaucoup sur les limites que même des artistes audacieux s’imposent, et sur l’intransigeance d’un auteur pour qui chaque rituel a une fonction.
Le rôle échoit finalement à l’acteur mexicain Horacio Salinas, et Harrison recule sans rompre le fil : l’intérêt des Beatles pour le projet demeure, via Lennon et Yoko. La frontière entre la curiosité artistique et l’engagement corporel est ici tangible. Et elle rappelle que l’univers Jodorowsky n’est pas un décor : c’est une pratique, parfois ascétique, qui exige un don total de ses interprètes.
Préparation : ascèse, psychotropes et communauté
La pré‑production de « The Holy Mountain » tient du laboratoire. Jodorowsky racontera avoir suivi, sous l’œil d’un maître zen, une semaine sans sommeil en guise de purification avant le tournage. Il évoquera aussi l’usage de psychotropes pour ouvrir la perception sur certains rituels. Qu’on le prenne au pied de la lettre ou comme une parabole, le message est clair : le film doit être la trace d’une expérience vécue. L’équipe vit ensemble, méditations et exercices à la clé, en amont des prises.
Ce cadre nourrit la direction d’acteurs. Les personnages‑planètes — Vénus, Mars, Jupiter, Saturne, Uranus, Neptune, Pluton — incarnent des archétypes sociaux et psychiques : industrie de l’armement, marché de l’art érotisé, endoctrinement des enfants, police castratrice, architecture de contrôle… Jodorowsky filme moins des individus que des forces.
Récit : du chaos à l’ascension
La trame reste simple, presque initiatique. Un voleur grimpe vers un alchimiste. Autour d’eux, une confrérie de dix figures se constitue, brûle de l’argent, renonce à ses effigies de cire, se prépare à gravir la Montagne sacrée pour y déloger des sages qui détiennent la clé de l’immortalité. En chemin, le groupe traverse une série de épreuves, rituellement codées, où l’occident dévoyé — consumérisme, marchandisation du sacré, dictature des images — se voit démasqué.
La force du film tient à la coexistence de l’extrême sérieux et du burlesque. L’anachronisme volontaire, les animaux costumés, les tableaux vivants quasi muséaux, les couleurs saturées forment une liturgie du dérèglement. Et pourtant, la quête se précise : défaire les illusions, remonter à la source de soi. Le twist final — qui casse littéralement l’illusion cinématographique — est une claque de méta‑cinéma : ce que vous voyez n’est qu’un film. Reprenez votre vie.
Pourquoi Lennon s’y retrouve
Il est facile de comprendre pourquoi John Lennon soutient Jodorowsky. D’un côté, l’expérimentation visuelle et sonore rejoint l’ADN des Beatles fin sixties — « Strawberry Fields Forever », « I Am the Walrus », « Revolution 9 » — et les films autoproduits de Lennon et Ono, attachés à l’idée plus qu’au récit. De l’autre, « The Holy Mountain » met en scène une soif de transformation qui parle à l’auteur de « Instant Karma! » et de « Mind Games » : devenir autre par un acte de conscience.
La charge contre le commerçant du sacré et le marketing de l’illumination résonne, elle aussi, avec le regard critique de Lennon sur l’industrie culturelle. Qu’il ait convaincu Allen Klein — personnage central et controversé de la saga Beatles — d’embrayer le financement et la distribution ajoute une couche d’ironie : le manager au flair business soutient un pamphlet anti‑idoles.
Allen Klein, ABKCO : l’ange et le geôlier
Dans cette histoire, Allen Klein est à la fois l’ange financier et, plus tard, le geôlier. Sous la bannière ABKCO, il produit et diffuse « The Holy Mountain » après « El Topo ». Mais des désaccords éclatent ensuite, et pendant des années, le film devient invisible : pas de vidéo officielle, circulation clandestine de copies dégradées, mythe qui enfle.
Il faudra attendre les années 2000 pour que la situation se débloque : réconciliation, restaurations méticuleuses, sorties en DVD, puis en Blu‑ray, jusqu’aux restaurations 4K qui replacent le film dans un circuit digne de son importance. Ce yo‑yo des droits a paradoxalement renforcé l’auréole culte de l’œuvre : rareté, récits contradictoires, légendes de spectateurs ayant vu la montagne au détour d’une salle d’art et essai à minuit.
Les artisans du son : Don Cherry, Ron Frangipane et Jodorowsky
Le son de « The Holy Mountain » n’est pas un simple habillage. Don Cherry, figure du jazz libre, y mêle trompette, percussions et chants dans une palette chamanique. Ronald Frangipane, arrangeur et compositeur, apporte un sens de l’orchestration qui convoque autant le sacré que la série B rêche. Jodorowsky, lui‑même, co‑compose et supervise : l’écoute devient une transe, un va‑et‑vient entre incantation et grotesque.
La musique renforce la géographie spirituelle du film. Aux séquences de rituels, des textures quasi liturgiques ; aux tableaux de dénonciation, des trames plus abrasives. Ce montage sonore épouse l’idée centrale : le monde moderne est un bruit qui peut, par travail intérieur, devenir chant.
Scandale, censure, culte
Dès 1973, « The Holy Mountain » cristallise des réactions opposées. Des festivals saluent l’audace, des commentateurs crient au blasphème. Les figures du Christ, de la Vierge, des cérémonies détournées, la nudité rituelle, la violence stylisée alimentent un procès qui dépasse le cinéma. Très vite, l’œuvre est adoptée par une constellation hétéroclite : cinéphiles des salles de minuit, artistes visuels, musiciens en quête d’images‑totems.
Longtemps introuvable, recouverte d’un voile de mystère, la Montagne devient un rite de passage : on la voit une fois, on n’est plus tout à fait le même. Les rééditions des années 2000 ne l’ont pas banalisée ; elles ont permis, au contraire, de lire plus finement ses couches de significations.
À l’écran : dix personnages, sept planètes, une ascension
La structure du film suit un rythme de rites. Autour de l’alchimiste (joué par Jodorowsky), un groupe se forme : le voleur, l’assistante de l’alchimiste, puis sept figures planétaires aux vices clairs — Vénus la peau‑neuve cosmétique, Mars le marchand d’armes, Jupiter l’industriel de l’érotisme, Saturne la pédagogue d’endoctrinement, Uranus l’ingénieur de la surpopulation, Neptune le chef de police, Pluton l’architecte hygiéniste.
Chaque portrait s’ouvre comme une vitrine : usines, ateliers, salons, défilés. La dénonciation n’est pas thèse ; elle est image. Quand la confrérie s’ébranle vers la Montagne, elle porte en elle la promesse d’un dépouillement : brûler l’argent, dissoudre les idoles, défaire les habitudes. La mise en scène pousse loin la stylisation : couleurs primaires saturées, symboles multipliés, gestes chorégraphiés.
Le regard de Jodorowsky ne s’arrête jamais exactement là où on l’attend. Une image d’une beauté scandaleuse peut déboucher sur une chute burlesque. Un concept se dégonfle pour laisser place à un gag. Le sacré et le sot conversent sans cesse, comme si le cinéma lui‑même était le laboratoire d’une métamorphose inachevée.
Beatles, contre‑culture et « montée » intérieure
L’attrait de Lennon pour « The Holy Mountain » n’est pas une coquetterie. Depuis 1966, le trajet Beatles fraye avec la transformation intérieure : Maharishi, Méditation transcendantale, lecture de textes spirituels, voyages en Inde, collages sonores qui cherchent une autre écoute. La logique de Jodorowsky — déconstruire l’image, éprouver le corps, purger les faux dogmes — prolonge, sous une forme extrême, cette quête.
Du point de vue d’un Beatle, aider un artiste à produire une forme aussi libre revient à défendre la possibilité morale et esthétique d’un ailleurs. Dans un paysage cinématographique dominé par le New Hollywood, « The Holy Mountain » fait figure d’ovni ; mais c’est un ovni rendu possible par les ponts tendus par la génération pop entre les arts.
Une œuvre aussi sérieuse que drôle
Le génie du film n’est pas seulement dans son imagerie. Il tient à son rythme comique. On rit — parfois nerveusement — devant une réplique sentencieuse, un geste trop long, une situation qui pousse au nonsense. C’est là que Lennon, esprit d’ironie, a pu se reconnaître : dans cette capacité à prendre le sérieux au sérieux jusqu’à l’absurde, à renverser d’un clin d’œil la pompe des rituels.
Le dénouement, qui rompt l’illusion en montrant le tournage et en libérant les personnages de leur fiction, est une boutade métaphysique à la hauteur d’un auteur de « Strawberry Fields » : le réel n’est pas là où on croit, et la lucidité consiste peut‑être à admettre que l’art est un jeu très sérieux.
Les années d’ombre et la renaissance
Après son circuit de festivals en 1973 et quelques sorties limitées, « The Holy Mountain » disparaît quasiment des radars officiels. Le conflit entre Jodorowsky et ABKCO fige la situation. Pendant près de trois décennies, l’œuvre subsiste dans une zone grise : projections isolées, copies bootleg de mauvaise qualité, réputation souterraine. Ce n’est qu’à partir de 2007 qu’une restauration et des éditions légales lui rendent sa lisibilité.
La renaissance s’étale ensuite : coffrets DVD, Blu‑ray, puis masters 4K, accompagnés de compléments (entretiens, commentaires audio, scènes coupées, essais vidéo). L’histoire industrielle du film devient un cas d’école : comment des droits peuvent fabriquer une mythologie, et comment une restauration soigneuse peut réparer un lien entre une œuvre et son public.
Beatles/Jodorowsky : ce que l’un a offert à l’autre
Au bilan, John Lennon n’a pas « commandé » « The Holy Mountain » ; il lui a offert un tremplin. Sans lui et Yoko Ono, sans l’entregent d’Allen Klein, l’énergie nécessaire à un film aussi risqué aurait été plus difficile à réunir. En retour, Jodorowsky a légué à la culture populaire des images et des idées qui ont irrigué, bien au‑delà du cinéma, des clips, des performances, des installations, des pochettes de disques.
Pour les Beatles‑fans, l’intérêt est double. On y lit d’abord une extension de la curiosité de Lennon, son goût de l’expérimentation et sa fidélité à l’esprit d’avant‑garde qu’il partageait avec Ono. On y voit ensuite la limite posée par George Harrison : un rappel que l’intégrité personnelle — fût‑elle pudique — peut cohabiter avec une adhésion au projet.
Héritage : de la salle de minuit à l’histoire du cinéma
Il n’y a pas, à proprement parler, de « successeurs » à « The Holy Mountain ». L’œuvre demeure singulière, irréductible à une école. Pourtant, son empreinte est partout : dans la manière dont le cinéma d’art assume des ruptures de ton, dans l’usage décomplexé du symbolisme, dans l’hybridation du sacré et du profane.
Le film a servi de sésame à des cinéphiles qui, venant de la pop — donc des Beatles — ont franchi un seuil vers un cinéma expérimental. De ce point de vue, le geste de Lennon a été passeur. Il a dit : « Ce monde mérite d’exister aussi. » Et il a aidé à lui donner un corps.
Une alchimie à quatre mains
Raconter « The Holy Mountain » à travers la légende « John Lennon a financé » n’est pas réducteur ; c’est, au contraire, une manière d’incarner la chaîne de complicités qui, des Beatles à Jodorowsky, a rendu possible un objet trop grand pour les cases.
D’un côté, un ex‑Beatle qui a compris que la liberté artistique n’a de prix que lorsqu’on l’exerce. De l’autre, un cinéaste pour qui l’art n’est pas un produit mais une pratique de transformation. Entre les deux, un manager turbulent et puissant, Allen Klein, qui aura été tour à tour accélérateur et frein.
Cinquante ans plus tard, la montagne tient toujours. Elle déroute, amuse, offense et réveille. Elle prouve que les années 1970 ont su engendrer des formes à la fois folles et cohérentes, où l’énergie Beatles — curiosité, audace, sens de l’expérience — trouve un reflet inattendu. Et elle rappelle qu’au cœur de cette aventure flotte une idée simple, qu’on dirait presque lennonienne : nous ne sommes pas condamnés à rester ce que nous croyons être. Le cinéma peut encore, à la manière d’un alchimiste, changer le plomb de nos habitudes en un peu d’or.
