En 1973, Red Rose Speedway marque un tournant pour Paul McCartney. Après un accueil tiède de Wild Life, cet album installe Wings comme un groupe à part entière, porté par le tube « My Love » et un jeu collectif affirmé. McCartney s’y dit « vraiment heureux » de travailler avec ses musiciens. Pensé d’abord comme un double album, le disque dévoile une palette sonore riche, une nouvelle cohésion et une ambition visuelle affirmée. Cette mue ouvre la voie au futur triomphe de Band on the Run.
Au moment où l’ombre des Beatles s’étend encore sur toute la pop, Paul McCartney tente un pari risqué : faire vivre un groupe après le plus célèbre des groupes. Avec Wings, l’équation ne se résout pas d’emblée. Wild Life divise, la presse doute, les comparaisons se multiplient. Puis vient 1973 et un disque qui, sans être unanimement encensé, change la dynamique : Red Rose Speedway. Derrière sa rose rouge coincée entre les lèvres de McCartney, on entend un musicien « vraiment heureux » de jouer avec ses partenaires, fier d’être dans un groupe et non plus seulement un ex‑Beatle en solo. L’album, sa gestation et son sillage disent pourquoi.
Sommaire
- Après les Beatles : le pari d’un vrai groupe
- 1972‑1973 : des studios aux plateaux télé, une montée en régime
- L’arrivée d’Henry McCullough : une guitare qui change l’équilibre
- Un album pensé d’abord en double, réduit ensuite à l’essentiel
- Un séquencement qui raconte une mue
- « My Love » : un single qui change l’échelle
- Communication, télévision et image : « James Paul McCartney »
- Packaging, visuels et symbolique : la rose et le moteur
- Entre louanges et réserves : un accueil contrasté, une influence durable
- « Vraiment heureux » : la fierté d’être dans Wings
- La cassure de l’été 1973 : départs, Lagos, et triomphe à trois
- Chansons‑phares : ce que Red Rose Speedway dit de McCartney
- Hors‑champ mais contemporain : « Live and Let Die », l’autre carte de 1973
- Réceptions croisées, réévaluations tardives
- Ce que Red Rose Speedway dit des années Wings
- La fierté comme moteur discret
Après les Beatles : le pari d’un vrai groupe
Quand Paul McCartney lance Wings au début des années 1970, il ne cherche pas une simple formation d’appoint. Il veut un collectif, avec Linda McCartney aux claviers et aux chœurs, Denny Laine à la guitare et au chant, Denny Seiwell à la batterie. Le premier long format, Wild Life (1971), capture l’urgence du moment : prises rapides, esprit live, spontanéité revendiquée. Le résultat, jugé brut par certains, inabouti par d’autres, laisse l’impression d’un chantier ouvert. McCartney, lui, prend date. Il sait qu’un groupe ne se fabrique pas en une séance, mais dans la durée : en studio, sur la route, au contact du public.
Le contexte impose ses contraintes. Apple gère encore la fin de l’ère Beatles, la presse guette l’« échec » au tournant, et chaque morceau de McCartney est mesuré à l’aune de Lennon/McCartney. Pourtant, 1972 est une année décisive : Wings tourne en Europe, rôde son répertoire, publie des singles qui installent une image. Ce n’est pas encore la consécration, mais on sent la cohésion se nouer.
1972‑1973 : des studios aux plateaux télé, une montée en régime
La gestation de Red Rose Speedway s’étire sur toute l’année 1972 et le début 1973. Les sessions passent par Abbey Road, Olympic, Trident, Island : Londres devient un terrain de jeu. En parallèle, McCartney accepte un spécial télévisé, James Paul McCartney, diffusé au printemps 1973 aux États‑Unis puis au Royaume‑Uni. L’émission, patchwork de séquences jouées, de clips et de captations, accompagne la sortie du single « My Love » et contribue à installer la nouvelle identité : on dit désormais « Paul McCartney & Wings », façon de signaler que l’ex‑Beatle ne se cache pas derrière un nom de groupe mais assume le leadership tout en revendiquant l’esprit d’ensemble.
Cette montée en régime est aussi esthétique. Les chansons gagnent en structure, les arrangements en couleur, et l’écriture réconcilie la simplicité mélodique de McCartney avec une tenue sonore plus travaillée. L’idée n’est pas de maquiller Wings en Beatles 2.0, mais de définir une grammaire propre.
L’arrivée d’Henry McCullough : une guitare qui change l’équilibre
Pour franchir un cap, Wings accueille un guitariste au son immédiatement identifiable : Henry McCullough, venu du Grease Band de Joe Cocker. Sa façon de phraser, bluesy sans ostentation, apporte une élasticité que le premier album ne possédait pas. Au‑delà de la technique, c’est une attitude : McCullough ne se contente pas de doubler des lignes ou d’empiler des riffs, il répond à Paul, il dialogue avec Linda et Laine, il pousse la musique sans la déborder.
L’exemple le plus célèbre tient en une minute de guitare : le solo de « My Love ». L’histoire est connue : McCartney a une idée de ligne, presque écrite. McCullough lui demande la liberté d’essayer autre chose. Paul dit oui, on lance la prise, et sort de l’ampli un chant de guitare ample, aérien, qui suspend le temps et donne au morceau sa signature. On y entend un pacte : confiance accordée, personnalité affirmée. Ce solo deviendra le repère indispensable de chaque performance du titre.
Au‑delà de « My Love », McCullough imprime sa patte sur la texture de Red Rose Speedway : une manière d’ouvrir les couplets, de relancer les refrains, de colorer la coda d’une mélancolie claire. Pour McCartney, habitué à encadrer les parties, cette rencontre compte : il n’a plus seulement des sidemen, il a des partenaires. Dans l’entourage de Wings, on raconte que le chef s’est dit « vraiment heureux de travailler avec des types comme vous ». Le mot « heureux » est important : il dit une fierté simple, à hauteur d’atelier.
Un album pensé d’abord en double, réduit ensuite à l’essentiel
Longtemps, Red Rose Speedway a été conçu comme un double album. La matière ne manque pas : titres enregistrés en studio, prises live issues de la tournée européenne de 1972, chansons confiées à Linda ou Denny Laine, inédits qui trouveront plus tard une autre vie. À l’hiver 1972‑1973, la décision tombe : l’album sortira en simple. Question de budget, d’opportunité commerciale, aussi de tri artistique.
Cette réduction n’enlève pas l’ambition du projet. Le pochette—signée Linda McCartney pour la photo, avec des interventions d’artistes comme Eduardo Paolozzi et Allen Jones—s’offre en gatefold luxueux, enrichi d’un livret de douze pages. La rose rouge glissée dans la bouche de McCartney devant un moteur de moto résume l’esthétique du disque : mélange de douceur mélodique et d’énergie mécanique, romantisme et vitesse, fleur et speedway. Le crédit évolue lui aussi : on ne lit plus seulement Wings, mais Paul McCartney & Wings, signe d’une clarification des rôles sans renier l’esprit collectif.
Un séquencement qui raconte une mue
Dès l’ouverture, « Big Barn Bed » installe une atmosphère déliée : rythmique souple, voix qui se répondent, envie de jouer. Placée en deuxième position, « My Love » impose sa lyricalité avec ses cordes et son solo de McCullough. « Get on the Right Thing » ramène un élan plus rock, hérité de sessions antérieures, tandis que « One More Kiss » et « Little Lamb Dragonfly » montrent l’orfèvrerie mélodique de McCartney—ligne qui s’élargit, enchaînements harmoniques qui s’éclairent, ponts qui dévient juste assez pour surprendre sans perdre l’auditeur.
La face B glisse du miniature « Single Pigeon » aux ambiances nocturnes de « When the Night ». « Loup (1st Indian on the Moon) », instrumental étrange, avance sur une pulsation presque cinématographique. Le final, « Medley : Hold Me Tight / Lazy Dynamite / Hands of Love / Power Cut », reprend une idée chère à McCartney : assembler des fragments pour en faire un tout. On pense bien sûr à Abbey Road, mais l’intention diffère : ici, la continuité n’est pas narrative, elle est motifique ; le rappel, dans « Power Cut », des mélodies précédentes agit comme une couture douce, moins spectaculaire que chez les Beatles, mais cohérente avec l’esthétique Wings.
« My Love » : un single qui change l’échelle
Sorti avant l’album, « My Love » propulse Wings dans une autre catégorie. La ballade grimpe au sommet des charts américains, traverse les ondes radios, devient l’un de ces titres que l’on associe spontanément à la voix de Paul. C’est une chanson simple dans sa construction, mais riche dans son détail : la prise live des cordes, l’assise de la section rythmique, la respiration avant le solo. Dans la mythologie McCartney, « My Love » rejoint les grandes ballades écrites pour et avec Linda.
Le succès du single entraîne celui de l’album : Red Rose Speedway se hisse en tête des ventes aux États‑Unis, dans un contexte pourtant chargé, et s’installe durablement dans les classements. Il fait surtout basculer l’image de Wings. On ne parle plus seulement d’un projet post‑Beatles sympathique ; on reconnaît un groupe capable de produire des standards.
Communication, télévision et image : « James Paul McCartney »
La promotion de Red Rose Speedway passe par un objet télévisuel singulier : James Paul McCartney. Diffusé d’abord en avril 1973 aux États‑Unis, puis en mai au Royaume‑Uni, le programme mêle clips, séquences studiées, moments plus spontanés. On y voit Wings dans un cadre plus soigné que les apparitions précédentes, comme si McCartney assumait désormais la vitrine d’un groupe professionnel.
L’émission sert de caisse de résonance à l’album : le public associe bientôt le visage de McCartney avec rose et moteur, la ballade « My Love » avec cette aura de tendresse et d’assurance qui caractérise le Paul des années 1973‑1974.
Packaging, visuels et symbolique : la rose et le moteur
L’imagerie de Red Rose Speedway n’est pas un gadget. La photo de Linda—Paul, face close, rose en bouche, arrière‑plan de mécanique—assume l’oxymore du titre : une fleur délicate croise la vitesse et le bruit d’un speedway. Au déplié, le livret propose des clichés de tournée, des dessins et collages signés Paolozzi et Allen Jones, une scénographie pop qui dit la confiance retrouvée.
Après l’album‑atelier de Wild Life, ce soin graphique signale un changement de cap : Wings a un visage, une iconographie, un langage visuel qui prolonge la musique.
Entre louanges et réserves : un accueil contrasté, une influence durable
À sa sortie, Red Rose Speedway suscite des réactions contrastées. Certains critiques saluent le tournant mélodique, la tenue sonore, la douceur assumée face à une époque où la pop se fait plus sombre et plus dense. D’autres soulignent des faiblesses, pointent la légèreté de certains textes, jugent le medley final inégal.
Le public, lui, suit. L’album occupe le haut des classements, la chanson « My Love » s’installe durablement dans les mémoires, et l’arc 1973‑1974 propulse Wings vers leur chef‑d’œuvre à venir, Band on the Run. Signe des temps : au même moment, Paul compose et enregistre « Live and Let Die », morceau‑titre du James Bond de 1973, en collaboration avec George Martin ; un single hors‑album, mais nourri par le son et l’élan de la période Red Rose.
Avec le recul, on comprend mieux la fonction de Red Rose Speedway : pont entre la pulsion de Wild Life et la conquête de Band on the Run. C’est un disque de mue, où Wings affine sa signature.
« Vraiment heureux » : la fierté d’être dans Wings
La phrase circule parmi les témoignages de l’époque : Paul McCartney aurait confié à ses musiciens combien il était heureux—vraiment heureux—de jouer avec des gens comme eux. La confiance accordée à Henry McCullough en est l’illustration la plus sonore. Mais le climat général, en 1973, raconte la même chose : un leader qui assume sa place, un groupe qui répond, des chansons qui naissent d’une circulation d’idées et de gestes.
Cette fierté s’exprime aussi dans un détail de crédit : apposer le nom Paul McCartney devant Wings n’est pas une régression vers l’ego, c’est une clarification commerciale et symbolique qui n’empêche pas l’esprit de bande. L’album sonne plus professionnel, plus abouti, sans sacrifier la fraîcheur qui a toujours nourri la plume de McCartney.
La cassure de l’été 1973 : départs, Lagos, et triomphe à trois
Cette confiance n’empêche pas les tensions. À la fin de l’été 1973, juste avant un départ prévu pour Lagos où doit s’enregistrer Band on the Run, Henry McCullough et Denny Seiwell quittent Wings. Les raisons mêlent désaccords artistiques, questions contractuelles et choix de vie. Le coup est rude : Paul, Linda et Denny Laine se retrouvent à trois pour porter un album ambitieux. Ils le feront, et Band on the Run deviendra le mètre étalon des années Wings.
Rétrospectivement, ce qui frappe, c’est la continuité : sans Red Rose Speedway, sans la fierté retrouvée du groupe, sans la preuve donnée par « My Love » qu’un single estampillé Wings peut au moins égaler l’impact de l’ère Beatles, la traversée de Lagos n’aurait peut‑être pas eu la même assurance. Red Rose est la rampe d’accès du futur triomphe.
Chansons‑phares : ce que Red Rose Speedway dit de McCartney
On a souvent reproché à McCartney une certaine légèreté ; Red Rose Speedway montre qu’elle peut être un outil. « Little Lamb Dragonfly » déploie une mélancolie sans emphase, une mélodie longue qui ne cherche pas le coup mais tisse son fil. « Get on the Right Thing » et « When the Night » rappellent le sens du groove de Paul, sa capacité à régler une section rythmique pour qu’elle respire. « Single Pigeon » prouve qu’une idée minuscule peut contenir un monde si l’interprétation en capte la lumière.
Le medley final, discuté, a sa logique : il montre McCartney au travail, assemblant des modules pour créer un tout, jouant sur les retours de motifs, sur l’émotion d’une mélodie qui reparaît ailleurs, transformée. Ceux qui y voient une imitation d’Abbey Road oublient que la méthode McCartney, depuis toujours, consiste à condenser des chansons courtes pour les faire tenir ensemble.
Et puis il y a « My Love ». On la caricature parfois comme une ballade sucrée ; c’est oublier la prise live des cordes qui suppose des musiciens en état de jeu, c’est oublier la respiration étonnamment audacieuse qui prépare le solo de McCullough, c’est oublier enfin la charge intime d’un titre écrit pour Linda, destiné à l’accompagner sur scène et, plus tard, en hommage.
Hors‑champ mais contemporain : « Live and Let Die », l’autre carte de 1973
Si « Live and Let Die » ne figure pas sur Red Rose Speedway, l’explosion de ce single en 1973 appartient à la même période. Wings enregistre le morceau en studio à Londres avec George Martin ; McCartney le compose avec Linda pour le James Bond du moment. Orchestration flamboyante, ruptures de tempo, pont réggae stylisé : le titre étire la palette sonore de Wings et confirme que, cette année‑là, Paul n’a rien perdu de son ambition.
L’écho de « Live and Let Die » retombe sur Red Rose Speedway. Il atteste que Wings n’est pas qu’un laboratoire : c’est une machine capable d’alimenter la culture populaire à très grande échelle, de la radio aux génériques de cinéma. L’addition des deux réussites ancre l’image d’un McCartney producteur de standards au-delà de l’héritage Beatles.
Réceptions croisées, réévaluations tardives
Qu’on aime ou non Red Rose Speedway, on ne peut nier sa durabilité. L’album a connu des rééditions soignées, dont une archive monumentale en 2018 qui a enfin donné à entendre la version double initialement imaginée. On y découvre des chansons qui auraient pu changer la perception d’ensemble : « The Mess » en live, « Best Friend » capté sur scène, « I Lie Around », « Seaside Woman » chantée par Linda, « Mama’s Little Girl » longtemps inédite. Ce récit élargi fait ressortir une vérité : Wings était un atelier riche en idées, dont le tri en 1973 a parfois coupé trop court.
Dans le même temps, la réception critique s’est nuancée. Là où, en 1973, on avait pu minimiser l’album au profit de ses successeurs, nombre d’oreilles redécouvrent la qualité du chant, la solidité des structures, la douceur d’arrangements que l’on avait pris pour de la molesse. Red Rose Speedway reste moins radical que Band on the Run, mais il a sa profondeur propre.
Ce que Red Rose Speedway dit des années Wings
Si l’on observe l’arc 1971‑1974, Red Rose Speedway occupe une place pivot. Il stabilise une formation, valide des choix musicaux, prouve qu’un single signé Wings peut dominer les charts. Il installe l’iconographie d’un groupe, formalise une méthode, et donne à McCartney cette fierté paisible qu’on lit, au détour de témoignages, dans ses échanges avec ses partenaires.
Le départ de Henry McCullough et de Denny Seiwell n’enlève rien à cette vérité. Au contraire, il souligne le chemin parcouru : quand Paul, Linda et Denny Laine partent à Lagos, ils emportent avec eux une assurance gagnée sur Red Rose, la certitude que Wings peut tenir—même réduit—par la force de ses chansons et de son son.
La fierté comme moteur discret
L’idée que Red Rose Speedway soit « l’album qui a rendu Paul McCartney fier d’être dans Wings » ne tient pas du slogan. Elle reflète un moment précis : 1973, année où un groupe en construction devient une entité audible, visible, crédible. La fierté dont il est question n’est pas un déni de l’ère Beatles ; c’est la conscience d’avoir, enfin, posé les fondations d’une aventure autonome.
En trente‑cinq minutes de musique, Red Rose Speedway tresse des preuves : chansons finies, jeu collectif, image forte, succès tangible. Qu’il ait été, à l’époque, contesté par une partie de la critique n’efface pas son rôle. Sans cette mue, la suite n’aurait pas eu la même évidence. Quiconque réécoute l’album aujourd’hui y entend ce basculement : un McCartney qui cesse d’être l’ombre de lui‑même pour redevenir un chef d’orchestre au sens plein, vraiment heureux de se tenir au milieu de son groupe.
