Si en 1966, The Ronettes, The Cyrkle, Bobby Hebb et The Remains ouvrent 14 fois pour les Beatles, c’est Sounds Incorporated qui, sur l’ensemble des tournées 1963-1966, les accompagne le plus. Présents en Australasie, aux USA (Shea Stadium) et aux shows de Noël, ils incarnent l’ouvre-public idéal des Fab Four.
Quand on demande « qui a le plus souvent ouvert pour The Beatles ? », une réponse circule depuis des années : lors de la tournée nord‑américaine de 1966, The Ronettes, The Cyrkle, Bobby Hebb et The Remains auraient assuré quatorze apparitions chacun. C’est vrai… mais ce n’est qu’une partie de l’histoire. Si l’on considère l’ensemble de la carrière scénique du groupe, des tournées britanniques de 1963 aux adieux sur scène en 1966, un autre nom s’impose par sa constance sur plusieurs continents, par sa présence à des événements majeurs et par son lien musical direct avec les Fab Four : Sounds Incorporated.
Sommaire
- Un débat de chiffres… et de vocabulaire
- Comment les Beatles montent un plateau : l’« écosystème » Epstein‑Howes
- 1963 : l’automne qui change tout, et un quartet d’ouvreurs britanniques
- 1964 : un tour du monde et la montée en puissance de Sounds Incorporated
- 1965 : l’Amérique des stades et des mégas‑plateaux
- 1966 : le chant du cygne des tournées, et quatre ex æquo en Amérique
- Pourquoi Sounds Incorporated s’impose au palmarès
- Et les autres « habitués » ? Des trajectoires parallèles
- Les shows de Noël : un cas particulier… où l’on retrouve Sounds Incorporated
- Le miroir américain : quand « ouvrir » veut dire soutenir… et accompagner
- Bilan et réponse
Un débat de chiffres… et de vocabulaire
La question « qui a le plus souvent ouvert pour les Beatles ? » paraît simple. Elle suppose pourtant d’éclaircir deux points. D’abord, ce que l’on entend par « première partie » dans les années 1960 n’est pas exactement ce que nous entendons aujourd’hui. Les concerts des Beatles se présentent alors sous la forme de package tours : des spectacles composite où se succèdent plusieurs artistes, un compère introduisant chaque numéro, deux « maisons » par soir dans les théâtres britanniques, puis des plateaux plus resserrés dans les arènes américaines. Ensuite, il faut distinguer : parle‑t‑on de la formation qui a ouvert le plus souvent sur une seule tournée, ou le plus souvent sur l’ensemble des tournées ?
À l’échelle d’un seul itinéraire, la tournée nord‑américaine de 1966 livre une réponse nette : The Ronettes, The Cyrkle, Bobby Hebb et The Remains parcourent les 14 villes avec les Beatles. Mais si l’on élargit le cadre, l’avantage bascule vers Sounds Incorporated, formation instrumentale britannique qui accompagne les Beatles sur plusieurs cycles : tournée du monde 1964 (Hong Kong, Australie, Nouvelle‑Zélande, retour en Europe), tournée américaine 1965 (avec le mythique Shea Stadium), et Another Beatles Christmas Show à l’Hammersmith Odeon fin 1964‑début 1965. Sur la durée, c’est bien Sounds Incorporated qui cumule le plus grand nombre de premiers sets et d’« échauffe‑public » devant les Beatles.
Comment les Beatles montent un plateau : l’« écosystème » Epstein‑Howes
Pour comprendre qui « ouvre » et à quel rythme, il faut revenir à l’architecture de ces spectacles. Le manager Brian Epstein s’appuie au Royaume‑Uni sur des promoteurs aguerris, au premier rang desquels Arthur Howes. Ensemble, ils standardisent un format : une tête d’affiche (les Beatles dès l’automne 1963), des artistes de soutien permanents sur tout un tronçon de tournée, une présentation rythmée par un humoriste‑maître de cérémonie, et des sets courts pour les Beatles – souvent 10 à 12 chansons au Royaume‑Uni, environ 25 à 30 minutes en Amérique du Nord.
Ce modèle, très codé, a deux conséquences. D’une part, les artistes de soutien sélectionnés peuvent apparaître dizaines de fois au côté des Beatles sur une seule série de dates : c’est le cas en 1963 au Royaume‑Uni et en 1966 en Amérique du Nord. D’autre part, certains groupes reviennent d’une tournée à l’autre, voire d’un continent à l’autre. C’est précisément ce qui distingue Sounds Incorporated : ils ne brillent peut‑être pas par un chiffre spectaculaire sur une seule tournée, mais par une présence répétée au fil des années et des territoires.
1963 : l’automne qui change tout, et un quartet d’ouvreurs britanniques
L’Autumn Tour 1963 marque la bascule : les Beatles deviennent des headliners incontestés. Le plateau type aligne The Kestrels, Peter Jay & The Jaywalkers, The Vernons Girls et The Brook Brothers, sous la houlette du compère Frank Berry. Soir après soir, à Cheltenham, Sheffield, Leeds, Plymouth, Manchester, Newcastle, Liverpool et bien d’autres étapes, ces artistes assurent l’essentiel des « premières parties », parfois deux fois par soirée quand les théâtres proposent « première maison » et « seconde maison ».
Si l’on cherche le plus grand nombre d’ouvertures au sein d’une seule tournée britannique, ce quatuor tient la corde : l’itinéraire d’automne s’étale sur plus d’un mois avec une trentaine de délocalisations, et le programme officiel liste ces mêmes soutiens. En termes d’« exposition‑Beatles » auprès du public, ces artistes sont donc parmi les plus présents de l’année 1963. Mais la question de départ ne vise pas une seule tournée ; elle embrasse toutes les tournées. C’est là que l’équilibre se modifie.
1964 : un tour du monde et la montée en puissance de Sounds Incorporated
L’année 1964 est fondatrice pour la carrière scénique du groupe hors des îles britanniques. Après la conquête américaine de février, les Beatles embarquent, en juin, pour leur tournée du monde : Danemark, Pays‑Bas, Hong Kong, puis Australie et Nouvelle‑Zélande avant un retour en Europe. Sur cette route, Sounds Incorporated devient l’un des partenaires de scène privilégiés.
Le stop asiatique à Hong Kong illustre ce schéma : les Beatles y présentent un plateau mêlant artistes locaux et Britanniques, et Sounds Incorporated figure dans l’ossature du show. Surtout, le groupe instrumental s’installe durablement sur la tournée d’Australasie. À Adélaïde, Melbourne, Sydney, puis à Wellington, Auckland, Dunedin et Christchurch, la mécanique est toujours la même : les artistes locaux viennent compléter l’affiche, et Sounds Incorporated assure le relais entre numéros, échauffe la salle et prépare l’explosion des Beatles. Les formats de salles – town halls, stadiums à 360°, salles polyvalentes – exigent d’eux une solidité scénique et une projection sonore peu communes, leur section de saxophones faisant merveille pour remplir l’espace.
La fidélité entre les deux formations ne se limite pas au live. L’entente musicale se prolonge en studio : on retrouvera des membres de Sounds Incorporated à la section de saxophones sur « Good Morning Good Morning », sur l’album Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band, détail révélateur d’une collaboration qui va au‑delà du simple « service d’ouverture ».
1965 : l’Amérique des stades et des mégas‑plateaux
À l’été 1965, les Beatles remettent le cap sur l’Amérique. Le tour US compte 16 concerts en deux semaines, dont le spectaculaire Shea Stadium à New York, devenu l’une des images‑totems de la culture pop. Le format reste celui des package shows : avant la tête d’affiche, se succèdent la soul de Brenda Holloway, le souffle R&B de la King Curtis Band, l’énergie « East L.A. » de Cannibal & The Headhunters… et, encore une fois, Sounds Incorporated. À Shea Stadium, la journée‑événement ajoute The Young Rascals sur l’affiche new‑yorkaise, mais sur le reste du circuit, on retrouve Sounds Incorporated comme colonne vertébrale instrumentale du plateau.
Ce cycle de 1965 est crucial pour la réponse à notre question, car il vient s’ajouter aux dizaines d’apparitions de 1964. Quand on additionne les étapes d’Asie et d’Australasie en 1964, puis la chaîne américaine de 1965 – sans oublier des apparitions au Royaume‑Uni –, Sounds Incorporated dépasse de très loin le total des « 14 dates » qu’auront chacune des formations de 1966. C’est ce cumul, plus que les chiffres d’un seul itinéraire, qui consacre Sounds Incorporated comme ouvreurs les plus réguliers des Beatles sur l’ensemble de la période.
1966 : le chant du cygne des tournées, et quatre ex æquo en Amérique
L’été 1966 signe la dernière tournée nord‑américaine des Beatles et, quelques semaines plus tard, la fin de leur activité scénique internationale. Sur cette ultime boucle de 14 villes, le plateau est remarquablement stable : The Remains, groupe de Boston, assure à la fois sa propre prestation et le rôle de groupe d’accompagnement pour Bobby Hebb et The Ronettes ; The Cyrkle – révélé par « Red Rubber Ball » – complète le dispositif. Dans chaque ville, ces artistes remontent la foule avant l’irruption de la tête d’affiche. À ce titre, The Remains, Bobby Hebb, The Cyrkle et The Ronettes méritent bel et bien la mention « ont le plus ouvert pour les Beatles sur la tournée nord‑américaine 1966 » : 14 apparitions chacun.
Cette précision est importante : sur cette seule tournée, ils sont les plus assidus. Sur l’ensemble des tournées, la palm e revient cependant à Sounds Incorporated, pour la simple raison qu’ils ont été retenus plusieurs années de suite et sur plusieurs continents.
Pourquoi Sounds Incorporated s’impose au palmarès
Trois arguments, conjugués, tranchent en faveur de Sounds Incorporated lorsqu’on aborde la question à l’échelle globale.
D’abord, un critère quantitatif : leur présence est attestée en 1964 à Hong Kong et tout au long de l’Australasie, puis en 1965 dans toute la tournée américaine des Beatles. Même sans figer un chiffre total – les tournées australiennes et néo‑zélandaises empilent souvent deux concerts par soir –, on atteint plusieurs dizaines d’ouvertures, rien que sur ces deux années.
Ensuite, un critère qualitatif : les dates clés. Shea Stadium le 15 août 1965 n’est pas un concert comme un autre ; c’est un jalon de la modernité rock, et c’est Sounds Incorporated qui y tient le rôle de charnière avant les Beatles. De même, la présence de la formation à l’Hammersmith Odeon durant Another Beatles Christmas Show (fin 1964, prolongé jusqu’en janvier 1965) inscrit leur nom dans l’iconographie Beatles au Royaume‑Uni.
Enfin, un critère musical : leur son instrumental, bâti autour d’une section de saxophones, est taillé pour ces grandes salles et ces plateaux tournants. Les Beatles apprécient assez ce grain pour l’inviter en studio. Dans une industrie où les têtes d’affiche redoutent souvent d’être « mangées » par des ouvreurs trop flamboyants, Sounds Incorporated offrent le compromis idéal : virtuosité, puissance, mais un répertoire qui prépare sans parasiter ce qui va suivre.
Et les autres « habitués » ? Des trajectoires parallèles
Reste à situer quelques noms souvent cités par les fans. The Ronettes, The Cyrkle, Bobby Hebb et The Remains – les quatre de 1966 – ont bel et bien marqué l’histoire, ne serait‑ce que parce qu’ils furent les derniers à partager la scène d’une tournée avec les Beatles. Leur présence participe au mythe de cette année sous tension, plombée par la controverse « plus populaires que Jésus » et l’épuisement des tournées. Mais leur nombre de dates demeure circonscrit à ces 14 villes.
Revenons plus tôt. Avant l’explosion mondiale, la Grande‑Bretagne a vu défiler des ouvreurs hautement exposés. L’Autumn Tour 1963 aligne Peter Jay & The Jaywalkers, The Vernons Girls, The Kestrels, The Brook Brothers sur plus d’une trentaine de soirées. À ce titre, si l’on se borne au Royaume‑Uni et à cette tournée‑là, ils peuvent revendiquer l’un des plus gros volumes d’ouvertures jamais réalisés devant les Beatles. Mais, encore une fois, l’addition multi‑tournées propulse Sounds Incorporated devant tout le monde.
Citons enfin le tour US 1965, où Brenda Holloway, King Curtis et Cannibal & The Headhunters partagent l’affiche sur l’ensemble des 16 dates. Ces artistes, parfois moins associés au nom « Beatles » dans la mémoire collective européenne, apportent pourtant une palette afro‑américaine essentielle à l’ambiance des plateaux. Ils incarnent l’ADN transatlantique de ces spectacles : la soul, le R&B, la pop instrumentale… et la pop anglaise, réunis dans un même écrin.
Les shows de Noël : un cas particulier… où l’on retrouve Sounds Incorporated
Il faut dire un mot des Christmas Shows. En décembre 1963 puis décembre 1964‑janvier 1965, les Beatles tiennent l’affiche à Londres pour des revues de fin d’année mêlant sketches, pantomime, et musique. Ce ne sont pas des « tournées », mais des résidences au Finsbury Park Astoria puis à l’Hammersmith Odeon. L’édition 1964‑65, baptisée Another Beatles Christmas Show, convoque Freddie and the Dreamers, The Yardbirds, Elkie Brooks… et Sounds Incorporated. Là encore, la formation instrumentale joue un rôle de pivot entre la première partie et l’entrée des Beatles, soir après soir durant la période des fêtes. À l’échelle d’un calendrier Beatles, ces shows gonflent encore le compteur d’apparitions de Sounds Incorporated devant le public des Fab Four.
Le miroir américain : quand « ouvrir » veut dire soutenir… et accompagner
Dernière subtilité : sur la tournée US 1966, The Remains ne se contentent pas d’ouvrir ; ils servent de groupe d’accompagnement pour Bobby Hebb (l’auteur de « Sunny ») et pour The Ronettes. Cette polyvalence, fréquente dans les package tours, nourrit parfois des malentendus : « ouvrir » ne signifie pas toujours « jouer son propre set » et puis disparaître. Les Beatles eux‑mêmes en ont fait l’expérience en 1963 lorsqu’ils partageaient l’affiche avec des co‑têtes d’affiche comme Roy Orbison ; à l’époque, les termes de l’accord fixent l’ordre de passage et la répartition du temps de scène, mais pas une hiérarchie intangible.
Ce rappel éclaire, en creux, la singularité de Sounds Incorporated. Eux ouvrent réellement, soir après soir, et portent la dramaturgie du concert jusqu’à l’entrée du groupe principal, sans se fondre dans un rôle d’orchestre maison. C’est une fonction très précise, qui explique leur ré‑embauche à travers 1964 et 1965.
Bilan et réponse
Reformulons la question avec ses nuances :
Qui a le plus souvent ouvert pour The Beatles sur une seule tournée nord‑américaine ? Réponse : en 1966, The Ronettes, The Cyrkle, Bobby Hebb et The Remains totalisent 14 apparitions chacun, soit autant que le nombre de villes visitées.
Qui a le plus souvent ouvert pour The Beatles sur l’ensemble de leurs tournées internationales ? Réponse : Sounds Incorporated. Parce que la formation a été retenue plusieurs années de suite ; parce qu’elle figure à la fois sur la tournée du monde 1964 (dont Hong Kong et le bloc Australie/Nouvelle‑Zélande), sur la tournée américaine 1965 (incluant Shea Stadium) et sur la série de Noël 1964‑65 à l’Hammersmith Odeon ; parce qu’elle a, en outre, scellé en studio un lien musical avec les Beatles. À l’échelle globale, aucune autre entité n’aligne une récurrence comparable.
Dès lors, la « bonne » réponse dépend du périmètre choisi. L’amateur de tournées US citera, à raison, les quatre co‑ouvreurs de 1966. Celui qui embrasse toute la cartographie live des Beatles retiendra Sounds Incorporated. Et l’historien du live britannique rappellera qu’à l’automne 1963, des artistes comme Peter Jay & The Jaywalkers, The Vernons Girls, The Kestrels et The Brook Brothers furent, au Royaume‑Uni, partout où les Beatles étaient.
Au fond, la beauté de la question est d’obliger à regarder les Beatles en scène, non pas comme une suite de moments figés, mais comme un écosystème. Derrière les 30 minutes électriques des quatre garçons se cache toute une chaîne de talents, carrières croisées et fidélités. En la suivant pas à pas, on découvre que la « première partie » n’est pas qu’un sas d’attente : c’est un art en soi. Et si un nom doit incarner cet art auprès des Beatles, il ne fait guère de doute qu’il est Sounds Incorporated.
