En 1997, George Martin qualifie « Somedays », extrait de Flaming Pie, de « classique moderne ». Captée simplement guitare-voix puis ornée d’un arrangement de cordes subtil, la chanson reflète le retour de McCartney à l’essentiel après l’Anthology, dans un contexte intime marqué par la maladie de Linda. Martin y voit l’art le plus difficile : la simplicité qui tient la distance.
À la fin des années 1990, George Martin n’a plus rien à prouver. Le « cinquième Beatle » a façonné un pan entier de la pop moderne et s’éloigne progressivement des studios à cause de problèmes d’audition. Qu’un tel artisan, réputé pour sa sobriété de jugement, se penche encore sur une chanson de Paul McCartney et glisse qu’elle est « trompeusement simple… si difficile à écrire », cela n’a rien d’anodin. La chanson s’appelle « Somedays », quatrième titre de « Flaming Pie » (1997). Et derrière ce compliment, il y a tout un monde : celui d’un compositeur qui retrouve un geste ancien, celui d’un arrangeur qui sait éclairer sans éblouir, celui d’un deuil discret qui irrigue l’album et lui donne sa densité.
Sommaire
- Après l’Anthology, un disque de remise au point
- Hog Hill Mill : un enregistrement à hauteur d’homme
- Une « simplicité » travaillée : pourquoi Martin se reconnaît dans « Somedays »
- La place de « Somedays » dans « Flaming Pie » : respiration et focal
- Les cordes selon Martin : un « hier » réinventé plutôt que copié
- Jeff Lynne, l’autre ressort de « Flaming Pie »
- Les sœurs de « Somedays » : « Calico Skies », « Great Day », un même fil d’air
- Une leçon de texte : le balancier « certitude/doute »
- Le futur de « Somedays » : du studio au quatuor
- George Martin en 1996‑1997 : le dernier éclat, pas le dernier mot
- Pourquoi « Somedays » tient la distance
- Un « classique moderne », vraiment ?
- Coda : ce que « Somedays » nous apprend sur McCartney
Après l’Anthology, un disque de remise au point
Le contexte compte. Au milieu des années 1990, Paul McCartney replonge dans les archives pour le vaste chantier « Anthology ». Les heures passées à exhumer des bandes, à réécouter des démos et à recontextualiser l’aventure des Beatles ont un effet inattendu : elles rappellent à Macca la valeur d’une économie d’écriture. Le fameux titre de l’album, « Flaming Pie », renoue d’ailleurs avec l’auto‑mythologie lennonienne — cet esprit malicieux « descendu sur un pie flamboyant » pour baptiser le groupe. Dans ce demi‑rire, il y a un programme : cesser d’empiler les couches, revenir au cœur des chansons, puis habiller juste ce qu’il faut.
Ce retour à la source se double d’une situation personnelle lourde. Linda McCartney affronte la maladie, le foyer se resserre, la musique devient une pièce du quotidien. « Flaming Pie » n’est pas un album funèbre, mais il est un album habité : on y entend un auteur qui respire, qui choisit l’allègement et la clarté comme autant de façons d’être présent auprès des siens. « Somedays » naît au cœur de ce moment, comme une note tenue, ni plaintive ni bravache, qui installe immédiatement une intimité rare.
Hog Hill Mill : un enregistrement à hauteur d’homme
La première vie de « Somedays » tient en quelques heures. Au Hog Hill Mill, le studio privé de McCartney dans l’East Sussex, le morceau est capté en prise live, voix et guitare acoustique, au tout début de novembre 1995. La chanson arrive « toute seule », dit Paul : un titre qui tombe des doigts après avoir accompagné Linda sur un shooting photo et s’être retrouvé un moment seul avec une guitare. On enregistre sans forcer, en une prise où le souffle de la voix n’est pas un défaut, mais une preuve de proximité.
La maquette n’appelle pas l’empilement. Elle réclame une aile discrète qui en souligne la courbe. C’est ici qu’entre George Martin, appelé pour écrire une orchestration qui n’ôte rien à la fragilité du noyau guitare‑voix. L’idée n’est pas de transfigurer la chanson, mais de la tenir. On convoque des cordes, des bois, une harpe, un hautbois qui deviendra comme une seconde voix, jamais bavarde, juste humaine. La séance d’overdubs a lieu à AIR Lyndhurst, dans la grande salle jadis église où Martin aime faire respirer les timbres. La réverbération naturelle, la distance entre pupitres, la respiration du lieu : tout contribue à ce halo qui enveloppe « Somedays » sans l’engloutir.
Une « simplicité » travaillée : pourquoi Martin se reconnaît dans « Somedays »
Le mot « simplicité » est piégé. Dans la bouche de George Martin, il n’a rien d’un rabais. Quand il qualifie « Somedays » de « trompeusement simple », il désigne l’art le plus difficile : celui d’une forme qui semble aller de soi parce que tout y est juste. La mélodie monte en pente douce, sans faire vibrer la corde spectaculaire ; l’harmonie ouvre des portes latérales plutôt que de chercher l’effet ; le rythme avance à pas humains, sur une pulsation presque invisible.
Ce dessin « naturel » est en réalité un travail d’horloger. McCartney joue avec un procédé rhétorique qu’il nomme lui‑même, non sans ironie, anadiplose : le dernier mot d’une proposition qui devient le premier de la suivante. « Somedays I look | I look at you with eyes that shine » : la répétition ne souligne pas, elle entraîne. Cette figure linguistique, familière aux poètes, devient ici un moteur musical ; elle installe un balancement entre doute et évidence qui est l’une des signatures de la chanson.
Martin sait ce que cela veut dire de cacher la complexité sous une surface calme. C’est ce qu’il avait cherché pour « Yesterday » : des cordes qui n’enjolivent pas, mais serrent le texte. Dans « Somedays », il retrouve cette mesure : un hautbois qui réplique sans déborder, des flûtes qui respirent comme un contre‑chant, une harpe qui ponctue plutôt qu’elle ne nappe. L’orchestre ne « fait pas beau » ; il tient le corps de la chanson et l’empêche de s’éventer. D’où le verdict : classique — non par le clin d’œil académique, mais par cette capacité à viser juste et droit.
La place de « Somedays » dans « Flaming Pie » : respiration et focal
Sur « Flaming Pie », « Somedays » arrive tôt, juste après la double ouverture rock et mid‑tempo. La séquence n’est pas innocente. Après l’entrain lumineux de « The Song We Were Singing » et « The World Tonight », puis la détente de « If You Wanna », la bascule vers « Somedays » agit comme un zoom intime. Le tempo se retire, la voix vient tout près, l’espace se creuse. On entend Macca non plus en frontman jovial, mais en conteur qui regarde ailleurs, vers un visage aimé, vers une quête intérieure qui n’a rien d’ampoulé.
Cette respiration change l’oreille pour la suite. Lorsqu’arrivent « Young Boy », « Calico Skies », « Heaven on a Sunday » ou « Little Willow », on n’écoute plus le disque comme un simple assemblage de vignettes. On le reçoit comme un tour dans une maison où alternent la pièce claire, la pièce sombre, la fenêtre ouverte, la lampe de chevet. « Somedays » est l’une de ces pièces là : on y revient parce qu’elle ne force pas, parce qu’elle respire avec nous.
Les cordes selon Martin : un « hier » réinventé plutôt que copié
Il serait tentant de voir dans l’apport de George Martin une simple réédition des raffinements sixties. La réalité est plus subtile. D’« Eleanor Rigby » à « A Day in the Life », Martin avait déjà montré qu’il savait faire parler un orchestre. Mais en 1996, il compose avec un autre souci : préserver la granularité de la prise acoustique, inscrire l’orchestre dans la voix au lieu de l’installer devant elle. Le mixage laisse les cordes en appui, les bois en contre‑champ, la harpe comme un chuchotement.
Le résultat tient à un choix d’échelle. Plutôt que d’aligner une masse symphonique, Martin travaille sur une palette chambriste, où l’on entend l’effort d’un archet, le souffle d’une flûte, le bruit discret des mains sur une table d’harmonie. Cette matière est vivante ; elle colle à la chair de la voix et rappelle qu’une chanson peut être classique sans être classicisante.
Jeff Lynne, l’autre ressort de « Flaming Pie »
On ne comprend pas « Somedays » sans replacer sa douceur dans l’écosystème du disque. Une bonne part de « Flaming Pie » doit sa tenue à Jeff Lynne, producteur et allié de choix. Les touches « ELO » — guitares comprimées, basses nettes, chœurs épais mais souples — donnent au disque une colonne. C’est précisément cette assise qui permet à « Somedays » de briller par contraste : au milieu de titres malicieusement vintages ou joueurs, elle propose une paix active, une forme d’évidence que l’on n’a pas besoin de cligner des yeux pour y croire.
Dans cette cohabitation, on lit la sagesse du séquençage. McCartney a compris qu’un album n’est pas une simple somme de morceaux : c’est une traversée. « Somedays » en est l’un des ponts.
Les sœurs de « Somedays » : « Calico Skies », « Great Day », un même fil d’air
L’album contient d’autres moments d’une spiritualité domestique qui répondent à « Somedays » sans la doubler. « Calico Skies », captée dès 1992 avec George Martin à la production, s’avance encore plus nue : guitare, murmure, une poignée d’accords choisis pour leur lumière. « Great Day », enregistrée le même jour, referme « Flaming Pie » sur un sourire ; on y lit une gratitude simple qui résonne avec la ligne affective de « Somedays ». Entre ces pièces, il y a un air commun : Paul écoute le temps courir et préfère noter une émotion avec trois mots justes plutôt qu’avec un flot de syllabes.
Le rapprochement n’enlève rien à la spécificité de « Somedays ». Là où « Calico Skies » s’offre comme une déclaration de présent, « Somedays » travaille l’alternance : certains jours tout paraît évident, d’autres non, et cette oscillation fait la vie. C’est ce vrai‑faux minimalisme que George Martin a reconnu comme la marque d’un classique moderne.
Une leçon de texte : le balancier « certitude/doute »
Si « Somedays » touche autant, ce n’est pas parce qu’elle livre une confession spectaculaire. Elle fait mieux : elle met en forme la mécanique des jours. McCartney juxtapose des constats ; il n’assène pas. Il regarde, il dit qu’il regarde, puis il admet qu’il ne sait pas toujours croire à ce qu’il voit. Cette franchise sans exhibition tient à la musique autant qu’aux mots. L’harmonie ne dramatise pas ; elle accompagne un va‑et‑vient intérieur.
C’est là que l’arrangement de Martin vaut commentaire. Le hautbois vient « glisser » entre deux phrases, comme si une respiration posait l’équilibre. Les flûtes dessinent des cercles larges, la harpe agence des points lumineux. Rien ne fixe la chanson dans une affectation romantique ; tout rappelle qu’une prose musicale peut porter du vrai sans se parer de grands mots.
Le futur de « Somedays » : du studio au quatuor
La chanson ne s’arrête pas au printemps 1997. Elle entre, sous une autre forme, dans « Working Classical » (1999), où le Loma Mar Quartet en propose une version purement instrumentale. Cette traduction confirme l’intuition de Martin : sans le texte, « Somedays » tient toujours. La mélodie se soutient d’elle‑même, la ligne d’alto trouve un chant propre, le cello ancre la gravité légère du thème.
Ce passage par la musique de chambre n’est pas un vernis « classique ». Il s’agit plutôt d’une mise à l’épreuve : ôtez les mots, ôtez la voix, voyez si la forme respire encore. Elle respire. Et c’est tout l’argument de Martin : un « classique moderne » est une chanson qui subsiste quand on débranche la prise.
George Martin en 1996‑1997 : le dernier éclat, pas le dernier mot
À l’époque de « Somedays », George Martin s’éloigne peu à peu des sessions au long cours. Son oreille fatigue, il choisit ses interventions. On le sait absent des prises « nouvelles » de l’Anthology — « Free As A Bird » et « Real Love » — par prudence. Mais il n’a pas renoncé à ce qu’il sait faire mieux que quiconque : écrire pour des cordes au service d’une chanson. Sur « Flaming Pie », il signe deux productions en 1992 (« Calico Skies », « Great Day ») et reparaît comme arrangeur sur « Somedays » et « Beautiful Night ». Dans les deux cas, on retrouve ce toucher : rien d’ostentatoire, un classicisme qui porte au lieu de peser.
Ce sont là des gestes d’adieu qui n’en sont pas vraiment. Car Martin laisse surtout une méthode : partir de la chanson, toujours, et ne laisser à l’orchestre que ce qui la sert.
Pourquoi « Somedays » tient la distance
La plupart des chansons vieillissent avec leur son. « Somedays » semble échapper à cette loi. L’arrangement n’a pas d’élément daté qui trahirait son époque. La voix est captée de près, sans afféterie. La mélodie ne culmine pas dans un grand refrain ; elle tourne, revient, s’attarde. Cette retenue la protège. Elle fait aussi de la place à l’auditeur, invité à compléter le sens par sa propre humeur.
Il y a, dans « Somedays », un équilibre presque éthique : ne pas préempter l’émotion de l’autre, proposer une forme ouverte, laisser entrer le monde sans se fermer. Cette hospitalité est la forme la plus rare de la simplicité. C’est aussi ce que George Martin a su entendre et nommer.
Un « classique moderne », vraiment ?
La formule pourrait passer pour un tic de promo si elle n’était pas
prononcée par Martin. Or, dans sa bouche, un « classique » n’est pas une statue ; c’est une œuvre qui traverse les circonstances. À cet aune, « Somedays » coche les cases. Elle naît d’un moment particulier — l’Anthology, la maladie de Linda, un atelier familial —, mais elle s’en dégage. Elle pourrait vivre ailleurs, dans un autre temps, avec d’autres instruments. Elle a cette ossature dont rêvent les compositeurs : thème net, proportion juste, respiration maîtrisée.
Le mot « moderne », lui, ne dit pas la mode ; il dit la présence. « Somedays » parle d’aujourd’hui parce qu’elle parle du quotidien, de l’oscillation des jours, de ce que l’amour a de variable et de têtu. C’est une chanson sans fanfare qui tient droite, années après années, justement parce qu’elle connaît la souplesse.
Coda : ce que « Somedays » nous apprend sur McCartney
On a souvent décrit Paul McCartney comme un génie de la mélodie instantanée. « Somedays » rappelle une autre dimension : sa science de la forme courte qui accepte l’ambiguïté. Il ne s’agit pas ici de « faire pleurer » ni de « faire joli ». Il s’agit de tenir un fil, de le laisser vibrer, de savoir quand s’arrêter. C’est plus difficile qu’il n’y paraît. La phrase de George Martin — « trompeusement simple… si difficile à écrire » — n’est pas un compliment mondain ; c’est un constat d’artisan.
Ce constat réhabilite aussi un malentendu persistant. McCartney serait l’homme des chansons faciles, des refrains qui se sifflent, des romances qui s’empilent. « Somedays » prouve que la facilité n’existe pas chez lui : il y a, au mieux, de la fluidité, qui est tout autre chose. On ne trouve pas par hasard une mélodie qui tient seule, une harmonie qui ne pèse pas, un texte qui n’a besoin que de quelques mots pour dire beaucoup. Cela se travaille, cela se garde, cela se protège.
En refermant « Flaming Pie », on peut passer de « Somedays » à « Beautiful Night », où Martin revient tendre un voile orchestral, puis à « Great Day », petite antienne captée des années plus tôt avec Linda. On voit alors ce que l’album assemble : une carte de l’art maccartnien, où l’évidence ne masque jamais la discipline. Au centre, « Somedays » tient sa ligne — discrète, sûre, durable. Et c’est peut‑être la raison la plus simple pour laquelle, aux yeux de George Martin, elle mérite ce mot : classique.
