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Yoko Ono chante le chien offert par Lennon à Sean dans « Ode to Meadow »

Publié le 14 août 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

En 2016, Yoko Ono publie « Ode to Meadow », chanson intime sur la perte de Merry, le chien offert par John Lennon à Sean. Entre souvenir familial, deuil et poésie minimaliste, elle transforme un épisode personnel en ode universelle au lien avec le vivant. Ce morceau, prolongement de « Hanako », s’inscrit dans son œuvre où l’ordinaire devient art et mémoire.


Dans la légende trop commode de la séparation des Beatles, Yoko Ono tient souvent le rôle de la « coupable idéale ». Cette version simpliste, reprise à l’envi, évite de regarder de près l’œuvre et la trajectoire d’une artiste qui, depuis ses débuts dans l’avant‑garde new‑yorkaise, n’a cessé d’explorer la mémoire, l’amour, la perte et la paix. Au cœur de cette exploration, une pièce tardive occupe une place singulière : « Ode to Meadow », chant de deuil discret et bouleversant, où la disparition d’un chien de famille devient le miroir de ce que furent, pour Yoko, les années qui ont suivi l’assassinat de John Lennon en 1980.

Là où tant de récits réduisent Ono à une figure polémique, « Ode to Meadow » rappelle qu’elle écrit aussi au plus près de l’intime. La chanson, publiée en 2016 dans le cadre d’un projet caritatif, part d’un souvenir douloureux : la fuite et la perte de Merry, le chien offert à Sean par son père, dernier cadeau de Noël d’un homme qui ne verra pas l’année suivante. De ce fait privé, Ono tire une méditation sur le manque qui traverse sa vie, sur le poids des silences partagés entre une mère et son fils, et sur la manière dont un animal peut cristalliser un amour familial.

Sommaire

  • Un cadeau, une disparition, un silence
  • De « Hanako » à « Ode to Meadow » : une même histoire, deux langues
  • 2016 : « Home on the Range », un projet caritatif et un écrin
  • Une ballade très sobre : la voix comme lieu de mémoire
  • « Meadow », « Merry » : le nom propre et le paysage
  • Un chant maternel, un fil vers John
  • Les animaux dans la galaxie Beatles : des présences, des chansons
  • Le choix de l’anglais : tendre la main au « public mondial »
  • Une pièce caritative qui n’oublie pas l’art
  • Mémoire familiale : quand une photo rallume tout
  • L’esthétique de l’ordinaire : une constante chez Ono
  • Écouter aujourd’hui : quelques repères sensibles
  • Une chanson, une place dans l’œuvre
  • Ce que raconte « Ode to Meadow » de Lennon et d’Ono
  • Une ode à ce qui demeure

Un cadeau, une disparition, un silence

Dans les semaines précédant la disparition d’John Lennon, la famille accueille Merry, un chiot qui devient très vite un repère pour Sean, alors âgé de cinq ans. Après la tragédie de décembre 1980, Merry reste une présence chaleureuse, comme une trace tangible de l’affection de John pour son fils. Puis vient l’incompréhensible : le chien s’échappe de la maison de campagne familiale et ne revient pas.

Plutôt que de mettre en mots la peine, Yoko et Sean gardent l’événement pour eux. Chacun se tait, pensant protéger l’autre du chagrin. Ce refoulement n’a rien d’un oubli : il dessine une zone muette au cœur de la mémoire familiale. Des années plus tard, en feuilletant des photographies, la vision de Merry réveille l’émotion ; les larmes montent, les mots manquent encore. C’est dans cet interstice — entre la douleur reconnue et la peine jamais dite — que Yoko compose « Ode to Meadow ». La chanson devient, pour elle et pour Sean, une façon de parler enfin de ce qui était resté trop douloureux.

De « Hanako » à « Ode to Meadow » : une même histoire, deux langues

L’origine de « Ode to Meadow » renvoie à une pièce plus ancienne : « Hanako », enregistrée en 2009 et publiée comme titre bonus de l’édition japonaise de l’album « Between My Head and the Sky » de la Plastic Ono Band. Dans « Hanako », Yoko Ono chante en japonais une histoire où l’on comprend qu’un chien s’est enfui, laissant un enfant dans une attente sans fin. Le chant, très court, tient de la vignette : quelques images, des questions répétées, une douleur comprimée.

En 2016, Yoko en propose un reflet en anglais : « Ode to Meadow ». L’argument est le même — la disparition d’un compagnon —, mais la forme se déploie. Le texte prend la voix d’une mère qui s’adresse tantôt à l’enfant, tantôt à l’animal, tantôt à la prairie elle‑même — cette meadow du titre, paysage de calme et d’errance. L’anglais permet à Yoko de déplacer l’énonciation : moins hiératique, plus direct, il accueille des images simples, presque d’enfant, qui redoublent l’émotion sans jamais la forcer.

L’échange entre les deux versions dit quelque chose de la poétique d’Ono. Elle tisse ses pièces à travers le temps, les retraduits, les déplace d’une langue à l’autre, d’un cadre à l’autre. « Hanako » et « Ode to Meadow » forment un diptyque : la première suggère, la seconde confie. Dans les deux cas, la matière est la même : un manque fondateur, devenu chant.

2016 : « Home on the Range », un projet caritatif et un écrin

« Ode to Meadow » paraît en juin 2016 dans une compilation au titre évocateur, « Home on the Range », dont les bénéfices sont destinés à des sanctuaires pour animaux de ferme. Le disque rassemble des inédits ou des titres exclusifs d’artistes venus d’horizons variés — Moby, Joan Jett, The Pretenders, Howard Jones, Bright Eyes, entre autres — et s’accompagne d’un documentaire. Le producteur du projet, Kneel Cohn, milite depuis longtemps pour une sensibilisation aux droits des animaux ; il imagine un album qui croise engagement éthique et chansons à forte valeur affective.

Dans ce contexte, la présence d’Ono a double sens. D’abord parce que l’artiste a souvent abordé, dans ses performances comme dans ses textes, le lien entre humains et vivants non humains. Ensuite parce que « Ode to Meadow », sans utiliser le registre militant, rejoint par sa tonalité l’esprit du projet : reconnaître, dans l’animal, un visage, une mémoire, une histoire. Le morceau s’insère dans la continuum d’œuvres où Ono associe l’intime à une attention plus large au monde.

Une ballade très sobre : la voix comme lieu de mémoire

Musicalement, « Ode to Meadow » prend le parti de la sobriété. La voix d’Ono, sans vibrato appuyé, avance presque en parole chantée. Autour d’elle, quelques accords tenus, des textures éthérées, un tempo lent. Le dispositif épouse la mémoire qui revient par vagues. Il n’y a ni montée en puissance ni grand final ; seulement un murmure obstiné, une manière de dire sans déborder, comme on parlerait à un enfant pour le rassurer.

Cette restriction des moyens est tout sauf une pauvreté. Elle relève d’une éthique du partage : Yoko dépose une histoire intime, laisse au silence une place, refuse l’effet. L’auditeur est invité à entrer dans cet espace retenu, à entendre, dans une infime variation de timbre, ce que les mots ne peuvent pas porter seuls. C’est le contraire d’un manifeste ; c’est une confidence.

« Meadow », « Merry » : le nom propre et le paysage

Le titre choisi par Ono — « Ode to Meadow » — intrigue d’abord ceux qui connaissent l’histoire sous l’angle biographique. Le chien dont il est question s’appelle Merry. Pourquoi « Meadow » ? La réponse est dans la double nature du mot : meadow est une prairie, un endroit où l’on court, où l’on attend, où l’on espère revoir celui qui a fui. C’est aussi un nom possible, un prénom tendu vers l’apaisement. En le privilégiant, Ono déplace l’attention : elle adresse sa chanson à un lieu autant qu’à un être. Car le deuil a ses géographies — une maison, un chemin, une clairière —, et l’on sait combien les photographies et les paysages peuvent, d’un coup, raviver la présence des absents.

Nommer la prairie plutôt que le chien, c’est aussi éviter de sacraliser l’animal comme une icône figée. Ono ne fétichise pas Merry ; elle parle de ce que l’absence fait au cœur d’un enfant et au corps d’une mère. La prairie devient alors mémoire, promesse, peut‑être tombe sans stèle. C’est un paysage dans lequel chacun peut projeter ses propres pertes.

Un chant maternel, un fil vers John

On aurait tort d’écouter « Ode to Meadow » comme une pièce détachée de la biographie d’Ono. Il y a, à travers Merry, un lien évident avec John Lennon. Le chien est son cadeau à Sean, geste simple qui prend, après le 8 décembre 1980, une densité particulière. La chanson parle à l’enfant, bien sûr, mais elle parle aussi à l’homme absent dont la trace se prolonge dans l’animal.

C’est d’ailleurs tout l’art d’Ono dans ses pièces intimes : éviter l’élégie solennelle, préférer des objets ou des états modestes — un chien, une photo, un carnet, un rire — pour dire le lien. Elle ne déboulonne pas John de son piédestal ; elle rappelle que la grande histoire de Lennon se tisse aussi de gestes minuscules. « Ode to Meadow » rejointe de ce point de vue « Season of Glass » et « Walking on Thin Ice » dans ce cycle où la fragilité devient une forme.

Les animaux dans la galaxie Beatles : des présences, des chansons

À l’échelle de l’univers Beatles, les animaux ne sont jamais loin. « Martha My Dear », chez Paul McCartney, avait déjà installé la figure d’un chien dans l’imagerie du groupe — même si le texte joue vite avec l’adresse et la métaphore. George Harrison a, de son côté, souvent évoqué un rapport spirituel au vivant, prolongeant son intérêt pour le végétarisme et pour les causes écologiques. Chez John et Yoko, la faune n’est pas une décoration : elle appartient à un réseau d’affects qui soutient l’éthique pacifiste.

Dans ce paysage, « Ode to Meadow » ajoute une pierre : celle d’un deuil animal traité avec la même gravité que les deuils humains. Ce n’est pas une hiérarchie qu’Ono renverse ; c’est une attention qu’elle étend. Elle dit que le lien avec un chien peut tenir lieu de lien avec un père, que l’attachement n’obéit pas aux catégories juridiques mais aux expériences vécues.

Le choix de l’anglais : tendre la main au « public mondial »

Après « Hanako » en japonais, « Ode to Meadow » en anglais permet une circulation plus vaste. Il ne s’agit pas d’une simple traduction ; c’est une réécriture qui garde le noyau affectif tout en offrant aux auditeurs une prise immédiate. Le registre reste minimal, les images demeurent concrètes. L’anglais d’Ono, loin de toute affectation, sonne comme une langue que l’on choisit parce qu’elle rassemble.

Ce choix s’inscrit dans un moment où Ono revisite plusieurs axes de son catalogue. Dans les années suivantes, elle réenregistrera des pièces anciennes en les dépouillant encore (voir par exemple l’album « Warzone » en 2018). « Ode to Meadow » anticipe ce souci de netteté : aller à l’essentiel, réduire le texte à ce qu’il a de plus vrai, laisser la voix porter le poids sans ornement.

Une pièce caritative qui n’oublie pas l’art

L’inscription de « Ode to Meadow » dans une compilation à buts caritatifs pourrait faire craindre un formatage. Il n’en est rien. Yoko respecte l’esprit du projet — sensibiliser à la cause des animaux — tout en préservant sa méthode. Le morceau évite les slogans, préfère l’expérience concrète d’un attachement. C’est une éthique constante chez elle : l’art d’abord, l’engagement par sa qualité propre plutôt que par l’injunction.

L’album qui accueille « Ode to Meadow » propose d’ailleurs un parcours varié, de la pop alternative aux écritures plus roots. Dans ce paysage, la piste d’Ono est l’une des plus nues. Nue, mais pas mince : sa simplicité retenue capte précisément ce que la compilation veut défendre — une attention respectueuse au vivant, à ce qu’il apporte, à ce qu’il laisse quand il s’absente.

Mémoire familiale : quand une photo rallume tout

Yoko a raconté que c’est en retombant sur des photos de Merry, des années après la disparition du chien, qu’elle a vu Sean fondre en larmes. Aucun mot n’était nécessaire ; l’image suffisait. Il y a là un motif fréquent chez Ono : l’objetphoto, lunettes, vêtement — comme déclencheur de la mémoire. « Ode to Meadow » prolonge ce geste : la chanson devient, à son tour, un objet que l’on peut ouvrir quand on veut rejoindre un temps passé, sans pour autant s’y noyer.

La disparition de Merry ne règle rien du deuil de John. Elle en déplace les contours, rappelle que la peine se transmet par des chemins obliques. Parler du chien, c’est parler de John sans s’y résoudre, accepter que la mémoire trouve parfois ses sentiers dans des détails inattendus.

L’esthétique de l’ordinaire : une constante chez Ono

Depuis le livre‑objet « Grapefruit » jusqu’aux performances participatives, Yoko Ono a cherché à ouvrir l’art à l’ordinaire. Elle y voit un lieu où chacun peut reconnaître ses expériences et agir. « Ode to Meadow » suit cette ligne. Elle ne demande pas au public de partager un culte ; elle l’invite à écouter une histoire qui pourrait être la sienne.

Cette éthique a souvent été mal comprise. On a reproché à Ono son minimalisme, son goût de la répétition, son refus des codes de la chanson occidentale. Or, ici, ces choix prennent un sens incontestable : la répétition imite le ruminement du souvenir, le minimalisme ménage des espaces où l’auditeur peut déposer sa propre histoire. La chanson ne raconte pas tout ; elle ouvre.

Écouter aujourd’hui : quelques repères sensibles

Entrer dans « Ode to Meadow », c’est accepter un temps ralenti. La voix vient d’en face, très proche, comme si elle chuchotait. Les accords semblent suspendus, laissent respirer des silences. La mélodie n’insiste pas ; elle revient, se cache, reparaît. L’émotion n’est jamais surjouée. On entend, par instants, la mère, par instants l’artiste qui s’oblige à rester juste, à ne pas exploiter ce qu’elle évoque.

La force de la pièce tient aussi à sa durée modeste : elle passe avant que l’oreille n’ait formulé une attente de climax. Elle demeure alors comme un éclat dans la journée. On peut la réécouter, et chaque fois, un détail change : un mot qui sonne différemment, une attaque de syllabe, un souffle. Cette variabilité subtile est au cœur de la poétique d’Ono : la répétition comme art de la différence.

Une chanson, une place dans l’œuvre

Si l’on replace « Ode to Meadow » dans l’ensemble de l’œuvre de Yoko Ono, on y voit un pont entre plusieurs périodes. Elle prolonge la veine intime inaugurée au début des années 1980 — l’album « Season of Glass », par exemple, où l’absence de John est confrontée sans fard. Elle répond aussi à la vitalité retrouvée des années 2000« Between My Head and the Sky », « Take Me to the Land of Hell » —, où l’on entendait la Plastic Ono Band dans une forme renouvelée, portée par Sean et des musiciens plus jeunes.

Dans sa manière de traiter une histoire très précise en lui donnant une portée plus large, « Ode to Meadow » s’apparente enfin aux relectures que Yoko proposera sur « Warzone ». Dans ces versions dépouillées de titres plus anciens, elle rejoint le même objectif : éclairer les mots, laisser la voix porter l’idée et déposer l’affect sans le surdéterminer.

Ce que raconte « Ode to Meadow » de Lennon et d’Ono

La biographie du couple Lennon/Ono est, on le sait, une matière vive. Les engagements politiques de John ne naissent pas avec Yoko ; ils précèdent leur rencontre et trouvent en elle une alliée lucide, parfois une contradiction féconde, toujours une interlocutrice exigeante. De même, l’ambition artistique de Yoko est antérieure aux Beatles et ne se résume pas à sa vie avec John.

Pourtant, « Ode to Meadow » montre comment l’intime demeure, des décennies plus tard, une source de création. Ono n’écrit pas pour clore le deuil ; elle écrit pour l’habiter. Le chien disparu n’est pas un prétexte ; il est une présence qui continue d’agir dans la mémoire familiale. En ce sens, la chanson dépasse l’anecdote et rejoint ce que l’on pourrait appeler la géographie de l’amour : des lieux, des objets, des animaux qui portent une part des vivants absents.

Une ode à ce qui demeure

« Ode to Meadow » est une chanson minimale qui porte beaucoup. Elle dit une histoire précise — celle de Merry, le chien de Sean —, et elle ouvre sur une expérience universelle : celle des présences qui nous tiennent quand elles ne sont plus là. En la plaçant dans un écrin caritatif tourné vers la protection des animaux, Yoko Ono a trouvé, en 2016, la juste adresse pour ce texte : rappeler, sans lourdeur, que les liens avec le vivant façonnent nos vies, nos deuils, nos joies.

Au‑delà de toute polémique, la chanson rejoint ce qu’Ono a toujours défendu : une attention sans hiérarchie, un art qui n’a pas peur des choses simples, une parole qui répare en nommant doucement. Dans le silence qui suit la dernière note, il reste une image : un enfant qui regarde une photo et sait, à la lueur d’une prairie, que l’amour continue.


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