De 1975 à 1980, Lennon se retire pour sa vie familiale tandis que McCartney triomphe avec Wings. Elliot Mintz évoque une « jalousie » passagère, mais les faits, témoignages et chiffres dessinent une relation faite d’admiration, de piques et de rivalité ponctuelle, loin du cliché « follement jaloux ».
Quiconque s’intéresse à la relation entre John Lennon et Paul McCartney a déjà croisé ce raccourci : l’un aurait été « follement jaloux » de l’autre. L’expression frappe, et les réseaux sociaux l’ont érigée en certitude de poche. Elle ressurgit à l’été 2025 après des propos rapportés par Elliot Mintz, proche de Lennon, à propos de la période 1975‑1980 : alors que John s’était retiré des studios pour se consacrer à sa vie familiale, Paul enchaînait les succès avec Wings, des tournées massives et des n°1 dans les charts. De quoi nourrir une jalousie ? La question mérite mieux qu’un slogan.
Ce papier propose un recadrage : replacer les faits (carrières, chiffres, témoignages), rappeler les nuances (admiration réciproque, blessures, réévaluations critiques) et écouter ce que Lennon et McCartney ont réellement dit l’un de l’autre. Le verdict, on le pressent, est moins binaire que le titre d’un fil viral.
Sommaire
- 1970‑1975 : trajectoires qui divergent, boussoles qui vibrent
- 1975‑1977 : l’onde de choc Wings
- « Insanely jealous » : que disent vraiment les témoins ?
- Ce que John disait de Paul : l’admiration sous les piques
- La scène et la peur : un rapport inégal entre les deux
- Les chiffres ne disent pas tout, mais ils pèsent
- « RAM » et la revanche critique : le temps fait son œuvre
- L’ego, l’amitié, la compétition : un équilibre mouvant
- Musique « de grand‑mère » ? Le procès à charges et à décharges
- Le poids du retrait : choisir d’être ailleurs
- Réceptions croisées : ce que le public a entendu
- Le moment 1980 : un alignement manqué
- Verdict provisoire : jalousie, oui — folie, non
- Ce que les fans peuvent retenir
1970‑1975 : trajectoires qui divergent, boussoles qui vibrent
Au sortir des Beatles, les routes se séparent très vite. Paul McCartney fonde Wings, passe par la chambre (l’album « McCartney »), par la ferme (« Ram »), et par l’atelier groupe (« Wild Life », « Red Rose Speedway ») avant d’atteindre son premier sommet avec « Band on the Run » en 1973. Les singles « Jet » et « Band on the Run » s’imposent, Wings prend son envol scénique.
De son côté, John Lennon enchaîne l’introspection radicale (« John Lennon/Plastic Ono Band », 1970), la déclaration mélodique (« Imagine », 1971), puis un virage militant et new‑yorkais (« Some Time in New York City », 1972). Il reste un performer magnétique, comme en témoignent les One To One Concerts au Madison Square Garden à l’été 1972, mais sa relation à la scène demeure ambivalente. En 1974, invité par Elton John, il remonte sur les planches du MSG pour ce qui sera son ultime apparition live publique ; l’épisode montrera aussi une nervosité très peu dissimulée avant d’entrer sur scène.
En 1975, naissance de Sean et basculement : Lennon se met volontairement en retrait, « househusband » assumé, concentré sur la famille et la cuisine autant que sur quelques ébauches musicales. Cette parenthèse pèsera lourd dans les comparaisons avec Paul, alors arc‑bouté sur un projet de groupe en plein essor.
1975‑1977 : l’onde de choc Wings
Les années 1975‑1977 constituent la fenêtre où la perception publique bascule nettement en faveur de McCartney. Le single « Silly Love Songs » occupe la tête du Billboard Hot 100 durant cinq semaines en 1976 et termine chanson de l’année aux États‑Unis. « Let ’Em In » grimpe dans le Top 3 des deux côtés de l’Atlantique. « Listen to What the Man Said » avait déjà atteint le n°1 l’année précédente. « Jet » s’était classé Top 10 en 1974.
Sur scène, Wings reprend la route mondiale : le Wings Over the World Tour (1975‑1976) porte McCartney à nouveau dans les arènes nord‑américaines, pour la première fois depuis 1966. Le 10 juin 1976, le concert du Kingdome de Seattle réunit plus de 67 000 personnes, record indoor du moment pour un artiste solo/groupe. L’album live « Wings over America » viendra fixer cette période d’ivresse scénique.
Ces faits — tubes en rafale, stades pleins — alimentent une imagerie d’ascension continue. Ils nourrissent aussi, mécaniquement, le récit d’une rivalité : si Paul exulte, alors John souffre. La réalité, comme souvent, est plus complexe.
« Insanely jealous » : que disent vraiment les témoins ?
L’étincelle 2025 vient d’Elliot Mintz, ami et porte‑voix occasionnel du couple Lennon/Ono. Dans un entretien récent, Mintz décrit un regard de John sur Wings mêlant tendresse et pointe d’aigreur durant sa période de silence (1975‑1980). Le terme « insanely jealous » a fait mouche. Pris au pied de la lettre, il laisse croire à une envie toxique et permanente. Or, même Mintz insiste ailleurs sur l’affection intacte de John pour Paul, sur leur capacité à s’épater tout en se piquant, et sur le caractère conjoncturel de cette amertume : elle coïncide avec un moment où John ne publie pas, ne tourne pas, et voit Paul dominer l’actualité.
En matière de sources, il faut rappeler la variabilité des témoignages tardifs. Ils éclairent, ils n’énoncent pas l’entier du vrai. On les met donc en regard de ce que Lennon a déclaré de son vivant et de ce que les courbes de carrière montrent.
Ce que John disait de Paul : l’admiration sous les piques
À l’automne 1980, au moment de « Double Fantasy », John Lennon multiplie les entretiens. Il y brosse de Paul McCartney un portrait plus équilibré que l’image de la détestation post‑rupture : basse « innovante », instinct melodique hors pair, capacité à finir des chansons. Les joutes — « Too Many People » contre « How Do You Sleep? » — appartiennent à un temps de blessure. En 1980, sous la couche de sarcasmes, Lennon reconnaît la valeur de Paul et la complémentarité passée.
Ce double mouvement — aiguillon critique et admiration — est typique de Lennon. Il parlait franchement, quitte à laisser des traînées d’acide. Mais il savait aussi revenir sur ses jugements, rétablir des forces chez l’autre et faire la part du jeu dans leurs piques publiques.
La scène et la peur : un rapport inégal entre les deux
Dire que Lennon fut jaloux des stades de Wings suppose qu’il désirait un destin équivalent. Or, son rapport à la scène n’est pas celui de McCartney. Il adore les coups d’éclat — le Rock and Roll Circus (1968), les One To One (1972) — mais la tournée comme régime durable l’attire moins. Sa prestation surprise avec Elton John au MSG en 1974 est précédée d’une anxiété notable ; une fois sur scène, il rayonne, mais cette fièvre en coulisses dit quelque chose d’un confort scénique plus fragile que chez Paul.
À l’inverse, McCartney vit littéralement de la scène. Des cavernes de Hambourg aux stades de Wings, jusqu’aux tournées géantes des années 1990‑2020, il conçoit la performance comme un fil continu. On peut estimer ses choix plus consensuels ; ils s’inscrivent, toutefois, dans une éthique professionnelle à laquelle il tient. Dans ces conditions, mesurer John à l’aune de Paul revient souvent à comparer des métiers connexes mais pas identiques.
Les chiffres ne disent pas tout, mais ils pèsent
Il serait malhonnête de nier que la réussite de Wings ait pu, par moments, piquer Lennon. À radio égale, McCartney domine le milieu des années 70 : n°1 répétés, présence constante dans le Top 10, albums multi‑platine, tournée qui déplace des foules. À l’inverse, la séquence 1972‑1974 de Lennon est plus contrastée : « Mind Games » et « Walls and Bridges » contiennent de belles éclats, mais n’installent pas une marée commerciale comparable.
S’ajoute une réalité psychologique : de 1975 à 1980, lorsque John ne sort pas de disque, la réclame mondiale se fabrique sans lui. Voir Paul inventer sa deuxième vie publique pendant que vous élèvez votre fils peut piquer, même sans envie profonde des stades.
« RAM » et la revanche critique : le temps fait son œuvre
Le récit de la jalousie s’appuie souvent sur l’idée que McCartney aurait été léger artistiquement quand Lennon poursuivait des idées plus hautes. Or, la critique a largement réévalué « Ram » (1971) : l’album, mal compris à sa sortie, est aujourd’hui célébré pour son inventivité, sa poétique domestique et ses audaces de production. On y voit un jalon de la pop indépendante, une source d’influences jusqu’aux années 2000. La vieille opposition — gravité chez John, légèreté chez Paul — ne tient pas face à la complexité des deux œuvres.
Et de l’autre côté, « Double Fantasy » (1980) montre un Lennon revenu à un éloge de la vie qui n’a rien d’une dépossession : il y expose une écriture apaisée, des mélodies claires, une conversation musicale avec Yoko qui, loin de la pétarade, revendique une maturité. Qui jalouse qui, dans ce jeu de ** miroirs** ? La réponse varie selon l’année et l’oreille qui écoute.
L’ego, l’amitié, la compétition : un équilibre mouvant
Il serait naïf de nier l’ego chez Lennon comme chez McCartney. Tous deux ont, à des degrés divers, besoin de mesurer leur portée. Tous deux ont griffonné des piques en chanson. Tous deux ont corrigé le tir en interviews. Mais au cœur de la relation, on trouve une admiration ancienne qui survit aux orages : Paul a souvent rappelé l’intelligence de John, son courage artistique, son esprit. John, en 1980, redonne à Paul sa place dans l’histoire de la basse, du songwriting, du studio.
Quand Elliot Mintz évoque une jalousie, il parle d’une humeur dans une fenêtre précise : 1975‑1980, John muet publiquement, Paul omniprésent. Rien n’indique une envie durable, encore moins une haine. Tout indique, en revanche, qu’un créateur aussi exigeant que Lennon pouvait s’affliger de la disparition de sa voix de la conversation publique, tandis que celle de McCartney emplissait l’air.
Musique « de grand‑mère » ? Le procès à charges et à décharges
L’ombre de la phrase — attribuée à Lennon — sur la « musique de grand‑mère » colle à certaines chansons de Paul et nourrit le procès de légèreté. Elle n’épuise pas la réalité. McCartney peut écrire « Silly Love Songs » et, la même année, proposer des modulations instrumentales sophistiquées, des arrangements de cuivres précis, des basses labyrinthiques. Lennon, réputé pour la brutalité rock, a aussi signé des berceuses d’une délicatesse extrême. Les deux catalogues déjouent les clichés.
La jalousie — quand elle existe — n’est pas tant affaire de goûts que de présence. Voir l’adversaire‑ami remplir les stades avec des chansons que l’on juge mineures peut agacer. Mais l’agacement n’est pas un jugement esthétique définitif ; c’est une humeur face à une conjoncture.
Le poids du retrait : choisir d’être ailleurs
On l’oublie souvent : en 1975, Lennon choisit de se retirer. Il cuisine, élève Sean, collectionne des coupures de presse, bricole des maquettes. Il refuse la machine qui emporte McCartney. Ce choix, il le paiera en visibilité, mais il ne l’a jamais ressenti comme une défaite créative. Lorsqu’il revient en 1980, il le fait avec une clarté et une légèreté qui n’ont rien à envier aux périodes antérieures.
Dire qu’il était « follement jaloux » des stades de Paul reviendrait à nier ce choix de vie. On peut admettre une pointe d’envie, un soupir en voyant les photos de Seattle ou de LA. On doit, dans le même mouvement, admettre que John n’a jamais voulu imiter cette trajectoire dans ces années‑là.
Réceptions croisées : ce que le public a entendu
Autre biais : l’écoute publique. Les hooks de McCartney s’invitent à la radio. Ils colonisent les supermarchés, les fêtes, les stations automobiles. L’impact de Lennon, plus saccadé après 1972, circule différemment : moins d’airplay, plus de débat, des albums qui vieillissent magnifiquement mais ne donnent pas, dans ces années‑là, le sentiment d’une marée. Il n’est pas absurde qu’un créateur habitué aux ouragans Beatles ressente un manque quand l’écoute collective se déplace ailleurs.
Pourtant, dans les revues de fin de décennies et les histoires rétrospectives, les deux catalogues se rejoignent. « Imagine » devient une hymne mondiale. « Band on the Run » et « Live and Let Die » s’installent comme standards. À distance, la prétendue hiérarchie de l’époque s’aplati : on n’y voit plus qu’un diptyque de réussites différentes.
Le moment 1980 : un alignement manqué
La tragédie de 1980 empêche de voir ce qui se dessinait : un rappel à la joie, chez Lennon, qui aurait pu croiser la joie scénique de McCartney. « (Just Like) Starting Over » affiche ce sourire neuf. Les entretiens du renouveau réinstallent un regard apaisé sur Paul. La rumeur d’une reprise de contact musicale entre les deux n’est pas documentée au‑delà des envies déclarées, mais certains gestes — visites, messages — disent une détente. On peut, sans romancer, imaginer qu’une collaboration aurait redonné à la question de la jalousie un sens plus ludique : deux anciens partenaires qui se défient à nouveau, pour le plaisir d’écrire.
Verdict provisoire : jalousie, oui — folie, non
Alors, Lennon était‑il « follement jaloux » de McCartney ? Si l’on parle de la fenêtre 1975‑1980, il est crédible d’évoquer une pointe de jalousie : Paul accapare l’espace public, Wings remplit les salles, les radios tournent ses tubes, pendant que John se tait. L’ami Elliot Mintz a pu entendre — et retenir — des phrases plus amères que la moyenne.
Mais parler de folie — « insanely » — relève de l’hyperbole. Ni les paroles de Lennon en 1980, ni sa posture scénique, ni ses choix de vie ne la justifient. On voit plutôt un artiste lucide, parfois contrarié, qui admire son ancien partenaire tout en défendant sa propre ligne : moins de stades, plus de prises de position, une écriture tantôt durement introspective, tantôt limpide.
La jalousie fut sans doute une humeur, pas une identité. Une nuance passagère dans un lien fait d’admiration, de compétition, d’ironie et, au fond, d’une certaine tendresse que les deux hommes n’ont pas cessé d’exprimer, à leur manière.
Ce que les fans peuvent retenir
On gagne à ne pas plaquer nos grilles contemporaines — avides de clashs — sur des trajectoires plus subtiles. Lennon et McCartney n’ont jamais cessé d’apprendre l’un de l’autre. Quand Paul monte les Wings, il réinvente la discipline de groupe chère aux Beatles et pousse l’artisanat de la chanson à une efficacité maximale. Quand John se retire, il invente une autre posture d’artiste, où la famille et le silence font partie de l’œuvre.
Pour les lecteurs de Yellow‑Sub.net, la leçon est double : se méfier des mots qui claquent — « follement », « insanely » — et revenir aux bandes, aux dates, aux gestes. Là, Lennon et McCartney résistent à la caricature. Ils nous obligent à écouter les nuances, à admettre des humeurs contradictoires, à accueillir l’admiration comme un fond qui ne se dément pas.
En somme, s’il y eut jalousie, elle fut un temps. S’il y eut amour, il fut durable. Et c’est peut‑être ce qui rend leur dialogue encore vivant : deux voix qui, malgré tout, continuent de s’entendre à travers le bruit des années.
