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Quand Paul McCartney fait « se tortiller » John Lennon

Publié le 14 août 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

En 1973, Paul McCartney signe avec Wings un « special » télé télévisé intitulé « James Paul McCartney ». John Lennon, regardant depuis New York, avouera s’être « tortillé » à la vue de certaines séquences, notamment celles filmées à Liverpool. Entre admiration, gêne et divergence artistique, ce moment illustre la fracture esthétique post-Beatles : McCartney opte pour le grand public et la variété, tandis que Lennon poursuit sa quête militante et brute.


Dans la galaxie post‑Beatles, rares sont les projets qui condensent autant de projections, de malentendus et de révélations que le programme télévisé « James Paul McCartney » diffusé au printemps 1973. Conçu par ATV, réalisé par Dwight Hemion et produit par Gary Smith, ce « special » faisait entrer Paul McCartney et ses Wings en prime time américain et britannique avec un mélange de performances en studio, de vignettes filmées et de séquences plus expérimentales. À la vision de la partie tournée à Liverpool et dans ses alentours — notamment au Chelsea Reach, pub de New Brighton, sur l’autre rive de la Mersey —, John Lennon confiera quelques mois plus tard : « J’ai aimé des passages de l’émission, surtout l’introduction. La séquence filmée à Liverpool m’a fait me tortiller un peu. Mais Paul, c’est un pro. Il l’a toujours été. »

La phrase a fait fortune. D’apparence légère, elle dit pourtant beaucoup de la distance esthétique et du regard que Lennon porte en 1973 sur son ancien partenaire. Loin d’un règlement de comptes, on y entend plutôt un mélange de bienveillance, de raillerie et de prudence : l’aveu qu’on ne partage pas le goût de l’autre pour l’affichage des racines, mais aussi la reconnaissance d’un savoir‑faire. Autour de cette moue — ce « squirm » — se dessine un moment charnière où les trajectoires post‑Beatles s’écartent franchement : McCartney s’essaye à une télé‑variété stylisée, Lennon pousse sa logique documentaire et politique depuis New York.

Sommaire

  • Le contexte : deux voies post‑Beatles, deux urgences
  • Ce que montre « James Paul McCartney » : un autoportrait en mosaïque
  • Pourquoi cela fait « se tortiller » Lennon
  • Wings en 1973 : un groupe à la recherche de son ossature
  • Paul et la télévision : une bascule calculée
  • Lennon et la caméra : d’autres plateaux, d’autres règles
  • Rivalité, jalousie ? La vérité est plus subtile
  • 1973–1974 : le vent tourne en faveur de Wings
  • Le « Liverpool » de Paul : sincérité ou carte postale ?
  • Après 1973 : quand la télé revient bousculer le rock
  • Ce que révèle la phrase de Lennon sur la méthode McCartney
  • Bilan critique rétrospectif : du malaise à la matière historique
  • Ce que les fans des Beatles peuvent retenir
  • Épilogue : des chemins qui se recroisent dans la postérité

Le contexte : deux voies post‑Beatles, deux urgences

En 1971, John Lennon publie « John Lennon/Plastic Ono Band » puis « Imagine », œuvres marquées par l’introspection, le cri primal et la contestation. Son titre « Working Class Hero » installe une posture de porte‑voix sans filtre, qui s’affermira avec « Some Time in New York City » en 1972, double album engagé aux prises avec la prison d’Attica, l’Irlande du Nord, la défense d’Angela Davis ou l’immigration. Au même moment, Paul McCartney explore une autre route. « Ram » (1971), signé avec Linda, est d’abord mésestimé par une critique qui le juge léger et domestique, avant d’être réhabilité au fil des décennies pour ses trouvailles d’écriture et sa production inventive. Puis McCartney fonde Wings et sort « Wild Life » en 1971, album organique au grain brut, souvent perçu comme inégal mais révélateur d’une envie de groupe.

Quand arrive 1973, « Red Rose Speedway » donne à Wings un premier sommet commercial, emmené par « My Love ». C’est dans cette fenêtre — entre le succès pop et la recherche d’une image publique pour Wings — qu’est pensé « James Paul McCartney » : une carte de visite audiovisuelle où l’on montre l’atelier, la famille, la ville natale et la scène. Vu depuis Greenwich Village, où Lennon et Yoko Ono multiplient happenings, benefits et prises de position, le geste peut sembler mièvre. Vu depuis Londres et la télévision grand public, il est opportun : montrer Paul, l’homme et l’artiste, dans un dispositif accessible et spectaculaire.

Ce que montre « James Paul McCartney » : un autoportrait en mosaïque

D’une durée d’environ 50 minutes, le programme alterne des séquences de concert en studio et des vignettes scénarisées. Il s’ouvre sur « Big Barn Bed », puis enchaîne avec des segments qui jouent de l’intime et du flash‑back : pauses acoustiquesMcCartney feuillette son répertoire, tableaux à l’extérieur, prestations avec orchestre. L’instant le plus commenté reste cette immersion à Chelsea Reach, pub fréquenté par la famille et les amis, où Paul chante des airs anciens, fume une cigarette, tape sur la table en rythme. C’est précisément ce retour aux racines — filmé frontalement, parfois trop appuyé — qui heurtera la sensibilité de Lennon, peu porté sur la nostalgie exhibée.

À l’autre extrémité du spectre, la séquence « Gotta Sing, Gotta Dance » convoque la comédie musicale façon Busby Berkeley, avec cane, escaliers et chorégraphie. L’ensemble n’a pas l’élégance d’un Gene Kelly, mais il reflète la curiosité de McCartney pour la mise en scène et son goût pour la variété. Entre les deux, un bloc « Wings in Concert » capte l’énergie du groupe sur « When The Night », « Wild Life », une reprise de « Go Now » et même « The Long and Winding Road », rare incursion d’un standard Beatles en public sous l’égide de Paul. En 2018, l’intégralité a été ressortie en DVD dans l’édition Archive de « Red Rose Speedway », redonnant visibilité à ce document longtemps introuvable.

Pourquoi cela fait « se tortiller » Lennon

Que Lennon se cringe sur la séquence liverpuldienne n’a rien, en soi, d’étonnant. En 1973, sa ligne artistique est aux antipodes : New York lui sert de plateau où l’art se fait tract, la chanson une adresse au public, la performance une provocation pour décaler les cadres. Le retour de Paul à Liverpool, tel que filmé, touche à une imagerie qu’il fuit : la dévotion aux origines, le folklore des pubs, la mythologie des quartiers.

La nuance importe : Lennon ne condamne pas, il constate. « Paul’s a pro »Paul est un professionnel — n’est pas une pique ; c’est une reconnaissance. Il dit l’efficacité d’un entertainer capable de tenir l’écran, de varier les formats et de toucher un public très large. En filigrane, on devine aussi un dégoût de la mise en scène trop cadrée — Lennon a toujours préféré l’imprévu, du Rock and Roll Circus des Rolling Stones à ses One To One Concerts en 1972, en passant par des plateaux télé où la frontière entre débat et performance devenait poreuse.

Wings en 1973 : un groupe à la recherche de son ossature

Le printemps 1973 est une période de transition pour Wings. Le succès de « My Love » installe la formation dans les charts, mais la stabilité interne vacille. À la fin de l’été, le batteur Denny Seiwell et le guitariste Henry McCullough quittent le navire, laissant McCartney, Linda et Denny Laine partir enregistrer « Band on the Run » à Lagos en septembre. L’album deviendra un classique, porté par « Jet » et « Band on the Run », mais la séquence télé de 1973 capture l’avant‑crise : un groupe encore en rodage, une image à fixer, une volonté de se donner pour ce qu’il est — une famille élargie, un atelier en mouvement, une troupe.

Du point de vue de Lennon, qui regarde cela depuis Manhattan et ses cercles militants, l’ambition scénique de McCartney peut paraître inégale : parfois inspirée — l’ouverture « Big Barn Bed » fonctionne en invitations successives —, parfois malaisée — le numéro music‑hall paraît daté. Mais elle s’accorde à une éthique personnelle : la pop comme metier et comme artisanat, l’écriture de chansons comme jardin quotidien.

Paul et la télévision : une bascule calculée

« James Paul McCartney » n’est pas une anomalie isolée. Depuis la fin des Beatles, Paul comprend que la télévision reste un ascenseur d’audience et un outil de récit. Les clips de « Mary Had a Little Lamb » ou la diffusion de « Live and Let Die » l’ont montré : l’image fonctionnerait comme levier pour ancrer Wings et ne plus apparaître comme un projet parallèle. Le special de 1973 pousse l’idée à son point limite : faire tenir dans une heure la promesse d’un monde — la famille, la ville, le studio, la scène.

La critique de l’époque s’en méfie. On lui reproche d’être hétéroclite, de trop montrer Linda, d’aligner des tableaux disjoints. Mais, regardé aujourd’hui, le film constitue un document précieux sur la manière dont McCartney construit sa posture : une pop qui embrasse sans hiérarchie le chanson‑book, la variété, la publicité et le souvenir. C’est précisément ce tonfamilier, accessible, décomplexé — qui peut faire grincer un Lennon alors en quête d’un réalisme qui secoue.

Lennon et la caméra : d’autres plateaux, d’autres règles

Il faut se souvenir que John Lennon n’a jamais craint la caméra. Dès 1968, il accepte l’invitation des Rolling Stones pour le « Rock and Roll Circus » et crée, pour l’occasion, le supergroupe The Dirty Mac avec Eric Clapton, Keith Richards et Mitch Mitchell. Entre « Yer Blues » et la jam « Whole Lotta Yoko », Lennon y teste un espace où la télévision cède le pas à la sueur. Plus tard, il investit des formats légers pour y glisser des bombes — une conversation chez Dick Cavett ou David Frost peut virer au tract, un benefit à l’Apollo Theater peut devenir happening.

En cela, son scepticisme vis‑à‑vis du special de Paul n’est pas un rejet de la télévision, mais une réserve envers un usage variétal du médium. Lennon privilégie la présence brute, les imperfections, la parole qui déraille et la musique qui tremble. C’est ce qu’on entendra encore en août 1972 au Madison Square Garden lors des One To One Concerts, quand l’urgence d’« Instant Karma! », la tension d’« Cold Turkey » et la déflagration de « Give Peace A Chance » emportent la soirée.

Rivalité, jalousie ? La vérité est plus subtile

L’angle « jalousie » revient souvent pour interpréter la remarque de Lennon. Il est tentant : au moment où Wings aligne les succès, Lennon subit la réception froide de « Some Time in New York City » et prépare un tournant. Pourtant, réduire la moue à un ressentiment serait négliger l’histoire commune : John et Paul se lisent l’un l’autre avec une acuité que peu d’artistes peuvent revendiquer. Quand Lennon parle de « pro », il admire autant qu’il pique. Quand McCartney s’essaye au numéro de music‑hall, il sait très bien qu’il joue la carte que Lennon ne jouera jamais.

Les deux trajectoires ne cessent d’ailleurs de se croiser. L’énergie rock and roll de « Band on the Run » répond, à sa manière, à la rugosité de « Plastic Ono Band ». La ballade « My Love » appelle, par contraste, la désarmante « Love » de Lennon. Les écritures se dévisagent et se stimulent ; elles dessinent deux manières d’être populaire : par la chaleur et l’accueil chez McCartney, par la confrontation et la parole chez Lennon.

1973–1974 : le vent tourne en faveur de Wings

Si « James Paul McCartney » ne convainc pas entièrement la critique, l’année suivante voit Wings réussir un alignement rare : « Band on the Run » s’impose comme un classique et ses singles« Jet » et « Band on the Run » — s’installent en haut des classements internationaux. La pulsion de la batterie, l’élan des chœurs, la retenue élégante de « Bluebird » ou l’attaque de « Let Me Roll It » fixent l’ADN qu’on retiendra de Wings.

En regard, la période 1972–1973 de Lennon est plus tourmentée. « Some Time in New York City » n’a pas trouvé son public, la controverse politique a brouillé la réception et le climat judiciaire aux États‑Unis pèse lourd. Il n’empêche : l’énergie live des One To One et le retour à une écriture plus intime sur « Mind Games » à l’automne 1973 montrent un artiste qui réoriente sa boussole sans renier l’engagement.

Le « Liverpool » de Paul : sincérité ou carte postale ?

Ce qui heurte Lennon dans la séquence de Liverpool, c’est autant la représentation de la ville que l’usage de la mémoire. McCartney assume un retour au foyer : famille, amitiés, chants à la bonne franquette. La caméra capte une chaleur réelle, mais le montage en accentue le pittoresque. Lennon, lui, garde avec Liverpool un lien plus complexe, fait d’amour et de rupture, de nostalgie et de distance ironique. Qu’un film vienne fixer une carte postale peut lui paraître réducteur.

Pour McCartney, l’enjeu est différent : il s’agit de légitimer Wings comme groupe ancré dans une histoire populaire, de démystifier la star en l’inscrivant dans un quotidien. Cet humanisme pop, souvent moqué, a pourtant ses vertus : il ouvre la porte à un public large, il désamorce les hiérarchies, il réconcilie la variété et le rock.

Après 1973 : quand la télé revient bousculer le rock

Le détour par « James Paul McCartney » n’est pas anodin dans l’histoire des ex‑Beatles. Il annonce la manière dont la télévision, puis les clips, vont reconfigurer la présence des artistes. McCartney saura en jouer avec souplesse, parfois jusqu’à l’excès — on pense au film « Give My Regards to Broad Street » en 1984, projet ambitieux aux critiques mitigées mais au succès discographique notable grâce à « No More Lonely Nights ». De son côté, Lennon reviendra aux médias sur un mode plus parcimonieux, souvent pour des entretiens denses où il recontextualise sa démarche.

Reste que le special de 1973 témoigne d’un momentPaul tente de rassembler toutes ses identités : auteur de mélodies impeccables, chef d’un groupe en construction, mari et père, Liverpudlian fier de ses origines, entertainer qui ne boude pas le music‑hall. Et c’est précisément ce trop‑plein qui, aux yeux d’un Lennon en quête de sobriété et de tranchant, peut donner envie de se tortiller sur son siège.

Ce que révèle la phrase de Lennon sur la méthode McCartney

À bien l’écouter, le « Paul’s a pro » est la clé. Il confirme ce que Lennon a toujours dit de McCartney : une discipline de travail, une capacité à finir une chanson, à calibrer un refrain, à habiter des formats variés. La moue sur Liverpool n’efface pas l’admiration pour le sens pratique de Paul, pour son oreille et sa tenue.

On peut y voir, aussi, un reflet de leur ancienne complémentarité. Lennon apportait le tranchant, le grain, la cassure ; McCartney, la structure, la forme, la générosité mélodique. En 1973, chacun joue sa partition en solo, et le regard de l’un sur l’autre, même piquant, continue d’être un miroir utile.

Bilan critique rétrospectif : du malaise à la matière historique

Regardé aujourd’hui, « James Paul McCartney » a ses faiblesses — un ton parfois sucré, des tableaux inégaux —, mais il vaut comme archive d’une identité en cours de stabilisation. Il capture Wings à un moment fragile, juste avant l’éclaircie de « Band on the Run ». Il offre un instantané de la culture télé du début des années 1970, où l’on hésite encore entre variété et documentaire. Il montre enfin un McCartney qui assume la polyvalence : rocker, crooner, showman et homme de famille.

Quant à la réaction de Lennon, elle nous renseigne moins sur une hypothétique jalousie que sur la cohérence d’un artiste. En 1973, John ne peut qu’être mal à l’aise devant une poétique qu’il ne partage pas. Cela n’enlève rien à la solidité de son jugement : l’introduction du special est effectivement forte, et Paul y démontre sa maîtrise. Le « squirm » n’est pas un verdict ; c’est un réflexe esthétique.

Ce que les fans des Beatles peuvent retenir

Pour qui aime les Beatles, l’épisode vaut comme leçon sur la diversité des chemins ouverts par la séparation. McCartney a misé sur la continuité et l’universalité : des chansons capables de vivre à la télé, sur scène ou au cinéma, de se décliner en formats. Lennon a poussé vers l’authenticité et la prise de parole : des textes qui frappent, des concerts qui font date, un lien plus direct avec le monde. L’un et l’autre ont nourri, chacun à sa manière, la musique populaire des années 1970.

Au bout du compte, la moue de Lennon sur « James Paul McCartney » n’est qu’un épisode dans un dialogue de longue haleine. Elle nous ramène à la fraternité ambivalente de deux créateurs qui, même séparés, continuent de s’évaluer et de s’influencer. Si l’on devait résumer l’épisode : en 1973, Wings cherche encore sa forme, Paul tente l’autoportrait en grand public, et John rappelle, avec un sourire en coin, que toute vérité n’est pas bonne à filmer.

Épilogue : des chemins qui se recroisent dans la postérité

Depuis les années 2000, la réédition des albums en archives a permis de recontextualiser cette période. « Ram » est désormais célébré pour sa fragilité pop et son inventivité. « Red Rose Speedway » a retrouvé ses ambitions originelles avec la publication de la version double. « James Paul McCartney » a enfin rejoint les étagères des fans dans l’édition 2018, et l’on peut juger sur images ce qui fit tiquer Lennon. Dans le même temps, la restauration des One To One Concerts et la mise en valeur de l’âge new‑yorkais de Lennon confirment la pertinence d’un regard posé, limpide, sans ornement superflu.

Il reste heureux que ces deux voies — la polyphonie de McCartney, l’âpreté de Lennon — soient aujourd’hui accessibles en haute définition, et replacées dans leur chronologie. À l’heure où l’archive devient un genre à part entière, l’anecdote du « squirm » éclaire un moment : celui où deux ex‑Beatles apprennent, chacun, à regarder l’autre sans écran — avec une lucidité parfois cruelle, toujours féconde.


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