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Shea Stadium, 15 août 1965 : le jour où les Beatles ont réinventé le concert moderne

Publié le 15 août 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

Le 15 août 1965, les Beatles jouent au Shea Stadium devant 55 600 spectateurs, établissant un record et redéfinissant le concert moderne. Entre logistique inédite, sonorisation limitée et ferveur historique, cet événement devient le prototype des shows de stade, mêlant culture pop, spectacle et mémoire collective.


Il existe des dates où la pop bascule d’un monde à l’autre. Le 15 août 1965, au Shea Stadium de New York, n’est pas qu’un concert : c’est une expérience sociale, un prototype technique, un saut d’échelle culturel. Quand les Beatles déboulent sur la pelouse de Queens pour jouer une demi‑heure à peine, ils ne tournent pas seulement la page des salles de spectacle ; ils ouvrent celle des stades. Le chiffre, désormais gravé dans la mémoire collective, frappe encore : environ 55 600 spectateurs, un record pour l’époque. À eux seuls, ces sièges occupés racontent une mutation : la musique populaire devient un phénomène massif, capable de déplacer une ville, de saturer l’espace sonore, d’imposer de nouvelles règles logistiques.

Dire que l’on « entend » les Beatles ce soir‑là serait d’ailleurs exagéré. La plupart des présents témoignent d’un déluge de cris couvrant presque tout ; les gardiens eux‑mêmes se bouchent les oreilles. Cette cacophonie n’empêche pas la soirée d’entrer dans l’histoire, au contraire : elle en constitue la signature. Pour John Lennon, ce sera « le sommet de la montagne ». Pour Ringo Starr, la lucidité tombe net : le public ne venait pas tant « entendre » que voir. Mais ce que l’on voit, précisément, c’est l’invention, devant des dizaines de milliers de personnes, d’une forme qui deviendra l’étalon des décennies suivantes : l’événement de stade.

Sommaire

  • Sid Bernstein, le pari d’un promoteur et la promesse du plein
  • La journée vue d’en haut : logistique, hélicoptère, fourgon blindé
  • Avant les Beatles : un plateau comme un prologue
  • Une sono de 1965 face à un stade : la bataille perdue du son
  • Douze morceaux, trente minutes, et une iconographie pour toujours
  • Filmage, montage, « retouches » : quand la télévision écrit l’événement
  • La presse, les souvenirs, le point de vue du terrain
  • Pourquoi Shea change tout : économie, technique, symbolique
  • 1965, une année charnière : le contexte musical et médiatique
  • L’instant Lennon : « le sommet de la montagne »
  • L’après : 1966, le retour à Shea et la retraite de la scène
  • Une lecture musicale : jouer juste dans le vacarme
  • Photogrammes : que voit-on, exactement, quand on revoit Shea ?
  • Économie de moyens, démesure des effets : le paradoxe Shea
  • Un standard émerge : comment Shea écrit le cahier des charges du stade
  • New York, miroir et théâtre : la ville comme personnage
  • Une question de justice : qui « inventent » vraiment le concert de stade ?
  • Héritages et rémanences : de Sinatra à McCartney, la boucle new‑yorkaise
  • Ce que nous dit encore Shea en 2025
  • Épilogue : ce que l’on emporte en sortant du stade
  • Angles de lecture pour redécouvrir Shea aujourd’hui

Sid Bernstein, le pari d’un promoteur et la promesse du plein

Rien de tout cela n’arrive par hasard. L’architecte de la soirée, le promoteur Sid Bernstein, a déjà, en 1964, senti la vague venir en organisant les apparitions new‑yorkaises des Beatles. Il veut aller plus loin : transposer la Beatlemania des théâtres aux stades. Pour convaincre le management des Beatles, il déploie une idée simple et audacieuse : louer Shea Stadium, tout juste inauguré, et garantir la prise de risque. La légende raconte qu’il promet de payer « 10 dollars par siège vide » si d’aventure l’enceinte n’était pas pleine. Personne n’aura à vérifier. Les billets — tarifs compris entre un peu plus de 4,50 et 5,65 dollars — s’envolent par correspondance, la boîte postale de Bernstein se gorge de chèques, l’affaire affiche complet bien avant l’été.

La recette brute atteint environ 304 000 dollars ; la part des Beatles, selon les enquêtes de l’époque et les reconstitutions, avoisine les 160 000 dollars pour une prestation d’environ trente minutes. Au‑delà des lignes comptables, un fait s’impose : un concert en plein air sur une telle échelle est rentable. À l’avenir, le rock pourra occuper les terrains des Mets, des Yankees, puis des franchises du pays tout entier. La jonction entre sport et musique — si évidente aujourd’hui — se cristallise là, dans ce pari couillu d’un promoteur et dans la certitude qu’une génération entière est prête à se déplacer pour un groupe.

La journée vue d’en haut : logistique, hélicoptère, fourgon blindé

Le récit du 15 août commence en altitude. Pour éviter la marée humaine autour du stade, l’acheminement des Beatles est réglé comme une opération militaire : hélicoptère jusqu’au secteur de la Foire internationale de New York, puis transfert dans un fourgon blindé Wells Fargo qui les dépose à proximité du terrain. On leur épingle même, clin d’œil souvenir, des badges d’agent sur la poitrine. À l’arrivée, le dispositif de sécurité — environ 2 000 personnes — maintient la foule en tribunes : pas de spectateurs sur la pelouse, pas de fans à portée du podium. Conséquence inattendue : les Beatles, juchés sur une scène montée près de la deuxième base, jouent à une distance telle que les visages deviennent des points dans la nuit. C’est l’une des impressions fortes qu’évoqueront les musiciens : un groupe minuscule au centre d’un cratère de voix.

Le timing est serré, mais la soirée garde un parfum de carnaval. Dans les travées, une sociologie des sixties s’observe à ciel ouvert : adolescentes en larmes, couples, familles venues « voir de leurs yeux », jeunes adultes curieux, stars rock et soul présentes dans les loges — on cite des membres des Rolling Stones, Marvin Gaye et d’autres figures new‑yorkaises. L’ambiance n’est pas seulement hystérique ; elle est civique au sens large, avec ces groupes de jeunes bénévoles organisés pour encadrer les plus remuants. Mais la soirée ne deviendra vraiment mythique que lorsque Ed Sullivan s’avancera au micro pour prononcer la phrase d’ouverture : « Honored by their country, decorated by their Queen, and loved here in America… here are The Beatles ! » — l’onction d’un homme qui, un an plus tôt, a littéralement allumé l’Amérique à la télévision.

Avant les Beatles : un plateau comme un prologue

La première partie ne se contente pas de meubler l’attente ; elle dessine un paysage sonore de 1965. La scène voit défiler le sax de King Curtis et son orchestre, les harmonies Motown de Brenda Holloway, l’énergie de Cannibal & the Headhunters, l’aisance cuivrée de Sounds Incorporated, sans oublier la troupe des Discothèque Dancers menée façon revue. Selon les soirées et les documents, on évoque aussi la présence des Young Rascals, alors chouchous de Bernstein. Ces séquences, filmées pour le documentaire à venir, témoignent d’un moment où la variété au sens noble précède la concentration beatlesienne. Dans le bain sonore et émotionnel du Shea Stadium, pourtant, tout tend vers l’instant où les quatre vont courir le long de la ligne de fond pour gagner la scène.

Une sono de 1965 face à un stade : la bataille perdue du son

Les chroniques sont unanimes : on n’a presque rien entendu. Ce n’est pas une figure de style, c’est une réalité technique. À la mi‑sixties, l’industrie du live n’a pas encore inventé les murs de son et les line arrays capables de couvrir uniformément un stade. Les amplificateurs fournis aux Beatles — les fameux Vox AC100 de 100 watts — sont puissants pour des salles, pas pour un ovale de béton. La P.A. destinée aux voix n’arrose pas l’ensemble des tribunes ; des colonnes de haut‑parleurs posées sur le terrain font leur possible. Il n’y a pas de retours de scène pour les musiciens : McCartney, Lennon, Harrison et Starr jouent au jugé, en se fiant à la mémoire et à leurs repères visuels. Dans ces conditions, on comprend la remarque goguenarde captée plus tard : « On jouait pour le plaisir de jouer ; ce que le public voulait, c’était être là. »

Un détail, entré dans la légende, résume la bricolage imposé par le décor : sur le final « I’m Down », John Lennon s’installe au Vox Continental, un orgue branché non pas sur une sortie dédiée mais… dans son ampli guitare, afin que les microphones déjà placés puissent le reprendre. Les images le montrent s’agiter, déclencher des glissandos, jouer du coude tout en provoquant les rires de George Harrison. On a parfois dit que la caméra avait mieux entendu la soirée que les spectateurs : proche des amplis, des prises de son télévisuelles ont capté un mix plus lisible que ce que l’air libre proposait. C’est un comble, et un signe : à Shea, la pop découvre sa crise du son — celle qui imposera, plus tard, une révolution dans les systèmes d’amplification.

Douze morceaux, trente minutes, et une iconographie pour toujours

La setlist dessine une trajectoire serrée, pensée pour frapper. « Twist and Shout » finit de mettre le feu aux poudres ; « She’s a Woman » et « I Feel Fine » martèlent un groove solide ; « Dizzy Miss Lizzy » rappelle l’ancrage rock’n’roll du groupe ; « Ticket to Ride » déroule sa carrure binaire ; « Can’t Buy Me Love » rue dans les brancards avec sa pulsation d’A Hard Day’s Night ; « Baby’s in Black » offre son balancement presque valse au milieu de la tempête ; « Act Naturally » sème un clin d’œil country ; « A Hard Day’s Night » claque comme un manifeste ; « Help! », tout juste sorti, érige un panneau pour l’actualité ; « I’m Down » ferme la marche dans une farandole de claviers et de rires.

Le jeu des Beatles, au milieu de cette ruche, impressionne par sa tenue. Ringo, campé sur une batterie surélevée, maintient la colonne rythmique avec une précision métronomique malgré l’absence de retours. Paul supporte le chant principal et la basse mélodique sans jamais lâcher la bride. George place des motifs limpides, souvent compressés pour traverser le tumulte. John pulse au mediator et mène la danse par ses interjections. L’échange de regards dit tout : on se trouve à vue et, malgré tout, ça tient. Ces images, fixées par une armée de caméras, deviendront la vitrine d’un groupe à l’apogée de sa popularité.

Filmage, montage, « retouches » : quand la télévision écrit l’événement

La soirée n’est pas pensée seulement pour les tribunes ; elle l’est aussi pour la pellicule. Sous la houlette de la production Sullivan et du réalisateur Robert (Bob) Precht, une équipe de cadreurs — on en comptera quatorze — couvre la scène et les travées, multiplie les angles, saisit les visages, les pancartes, les courses des agents. Le documentaire qui en résulte, The Beatles at Shea Stadium, deviendra un jalon à part entière, diffusé dans les mois suivants à la BBC, puis sur ABC aux États‑Unis.

Reste le son, toujours lui. À l’écoute des bandes, les producteurs constatent ce que tout le monde a vécu dans la soirée : le bruit de la foule rend la musique fragile, parfois indistincte. Pour la diffusion, des retouches sont réalisées ; certaines parties sont réenregistrées ou doublées lors d’une séance à Londres au début de 1966. Ce n’est pas un secret honteux, c’est une pratique télévisuelle de l’époque : l’objectif est de raconter l’événement, pas de livrer une archive brute inécoutable. Le film, d’une durée d’environ cinquante minutes, mixe images authentiques et son restauré. Il triera aussi dans la setlist — deux titres de la soirée ne figureront pas à l’écran — pour mieux rythmer le récit.

On a beaucoup glosé, depuis, sur ces ajustements. Au fond, il faut les comprendre comme la deuxième vie du concert : celle qui le porte sur les écrans, qui fige son iconographie, qui offre aux générations suivantes le visage des Beatles au stade. La postérité sera parfois juridique — la question des droits ayant refait surface au fil des décennies —, parfois technique, avec des restaurations ponctuelles projetées en salles au gré des actualités Beatles. Mais la matière première demeure celle de ce dimanche d’août : un groupe pris dans un gigantesque courant d’air humain.

La presse, les souvenirs, le point de vue du terrain

Ce qui remonte des témoignages mêle éblouissement et déception. Pour certains spectateurs, l’instant est fondateur : le sentiment d’appartenir à une génération rassemblée, la conscience d’être là, d’écrire un souvenir à transmettre. Pour d’autres, la frustration domine : on n’entend pas; on voit quatre silhouettes mimer des chansons que l’on connaît par cœur. Certaines confidences glissent jusqu’au comique : avoir décroché un job de vendeur de sodas pour entrer sans billet, avoir glané un brin d’herbe de la pelouse comme relique, avoir perdu la voix à force d’hurler.

Sur le terrain, un acteur discret deviendra une figure de l’anecdote : le chef jardinier du stade, requis pour exfiltrer les Beatles à la fin du set à bord d’un break blanc, zigzaguant entre des fans descendus sur la pelouse. La soirée, de l’entrée à la sortie, aura donc été un ballet de véhicules et d’escortes, la ville elle‑même servant d’écrin à la liturgie pop.

La presse new‑yorkaise, d’abord partagée entre l’ironie et la fascination, basculera vite du côté de l’évidence : quelque chose de neuf vient de se produire. Les chiffres d’audience, la rapidité de la vente des billets, la ferveur observée, tout cela constitue un indice. Les Beatles, déjà maîtres du monde via le disque et la télévision, viennent d’inventer une échelle pour la scène.

Pourquoi Shea change tout : économie, technique, symbolique

On pourrait s’arrêter à l’image : quatre garçons au centre d’une arène. Mais Shea agit à trois niveaux. D’abord l’économie : un concert de stade peut générer des recettes inaccessibles aux salles, rentabiliser de lourds investissements logistiques, écrire un modèle d’affaires. Ensuite la technique : confrontés à l’insuffisance des moyens, artistes et ingénieurs développeront, en réaction, des systèmes d’amplification capables de projeter un mix contrôlé jusqu’aux hauteurs. Enfin la symbolique : jouer dans un stade, c’est occuper un territoire qui, la veille encore, appartenait au baseball. La musique popularisée par la radio prend le terrain, littéralement.

Ce triple déplacement irrigue tout ce qui suivra : Led Zeppelin battra bientôt des records de fréquentation ; Elton John, Bruce Springsteen, Billy Joel et tant d’autres feront des enceintes sportives leur royaume. Des décennies plus tard, Paul McCartney reviendra lui‑même sur ces terres, du « Last Play at Shea » en 2008 à l’ouverture de Citi Field en 2009, pour boucler une forme de boucle mémorielle.

1965, une année charnière : le contexte musical et médiatique

Il faut replacer Shea dans son calendrier. L’été 1965, c’est la sortie de Help!, un groupe qui enchaîne tournées et plateaux télévisés, une presse américaine passée de la condescendance à l’analyse sérieuse. Les Beatles ont déjà cessé d’être un caprice de teenagers pour devenir un objet culturel scruté par des musicologues, des journalistes, des écrivains. On s’interroge sur la qualité de l’écriture, sur la construction harmonique, sur la forme des chansons. Dans ce climat, Shea n’est pas un feu d’artifice isolé ; c’est le début d’une tournée américaine qui passera par des stades et des arenas, et qui confirmera l’apogée de la Beatlemania.

L’instant Lennon : « le sommet de la montagne »

Il y a, dans la mémoire des Beatles, une phrase que l’on cite toujours en parlant de Shea. John Lennon dira plus tard qu’il a, ce soir‑là, « vu le sommet de la montagne ». On l’interprète comme on veut : la joie d’une cohésion avec un public inimaginable quelques années plus tôt ; la prise de conscience que la folie a des limites, que l’on ne peut pas indéfiniment jouer sans s’entendre ; une prémonition, peut‑être, de la fin des concerts à venir. Ce moment de clairvoyance vaut moins pour la mélancolie qu’il contient que pour sa valeur de signal : au‑delà de Shea, un choix se dessine pour le groupe.

L’après : 1966, le retour à Shea et la retraite de la scène

Les Beatles reviendront à Shea l’année suivante, le 23 août 1966. Mais l’humeur a changé : les polémiques — la phrase de Lennon sur le fait d’être « plus populaires que Jésus » — ont durci l’ambiance aux États‑Unis, et l’ennui technique persiste. La tournée 1966 sera la dernière : quelques jours plus tard, à San Francisco, le groupe tourne la page du live. Shea, du coup, apparaît rétrospectivement comme l’apogée et comme le chant du cygne du modèle Beatles en concert. Tout ce qui suivra — des albums pensés comme des œuvres de studio, jusqu’à la virtuosité de Sgt. Pepper’s — se fera loin des stades.

Une lecture musicale : jouer juste dans le vacarme

Revenir, chanson par chanson, sur la prestation offre un autre angle : la musicalité têtue d’un groupe qui refuse de céder au désordre ambiant. « Twist and Shout », en ouverture, demande à Paul d’attaquer d’emblée dans une tessiture aiguë qui vous arrache la gorge ; il le fait en corde raide, portée par la batterie militaire de Ringo. « I Feel Fine » et son feedback devenu signature passent en force, la basse y sculptant des lignes mélodiques sous les punchs de guitare. « Ticket to Ride » développe sa syncope singulière, preuve que la rythmique Beatles peut vivre même sans moniteurs. « Baby’s in Black » permet de replacer des harmonies en tierces avec John, exercice périlleux sans repères ; on les entend s’ajuster à l’instinct. « Help! », toute neuve, porte l’actualité de l’été 65, sa vitesse, sa luminosité. Et puis « I’m Down », feu d’artifice final, où le burlesque de Lennon n’empêche pas la tenue rythmique, donne son image d’adieu au stade.

Photogrammes : que voit-on, exactement, quand on revoit Shea ?

On voit des costumes sombres, un éclairage cru, des caméras nomades, une pelouse protégée par des cordons d’agents. On voit Paul lever les bras pour calmer — ou attiser — la foule, John lancer des bouts de phrases, George baisser les yeux sur son manche pour garder le fil, Ringo sourire à l’absurde en haut de son promontoire. On voit, aussi, des jeunes filles en état presque catatonique, des pères amusés ou abasourdis, des couples qui racontent déjà l’histoire à l’oreille l’un de l’autre. On voit des policiers partagés entre la mission et l’incrédulité. On voit Ed Sullivan, statue de télévision en plein air. Et l’on entend — encore et toujours — cette nappe de cris qui, paradoxalement, sert d’écran à la musique qu’elle célèbre.

Économie de moyens, démesure des effets : le paradoxe Shea

Si Shea fascine autant, c’est sans doute parce qu’il assemble deux contraires : une économie de moyens propre aux années 1960 (amplis Vox destinés aux salles, P.A. minimale, aucune notion de retours de scène) et une démesure d’effets (une foule en transe, un lieu gigantesque, une hystérie de masse). Le paradoxe nourrit l’esthétique de la soirée : la musique y est moins un flux sonore fidèle qu’un gestuaire, une sculpture vivante dans l’espace, une liturgie populaire. C’est peut‑être la raison pour laquelle Shea commence de plus en plus à être regardé comme un objet d’art : moins pour ce que l’on entend, plus pour ce que l’on voit et pour ce que l’on comprend d’une culture en train de se redéfinir.

Un standard émerge : comment Shea écrit le cahier des charges du stade

À la suite de Shea, les professionnels du son et de l’événementiel tirent les leçons. Il faut des systèmes de diffusion adaptés aux stades, des retours pour les artistes, des plateformes modulaires, une sécurité qui sache protéger sans couper la communion, des caméras qui racontent sans trahir. La notion même d’expérience concert se recompose : on ne vient plus seulement écouter, on vient participer à un rituel de masse dont la musique est la colonne et dont la scénographie devient la peau. La télévision — et demain la vidéo — feront le reste, assurant aux concerts une double vie : celle du moment, celle du document.

New York, miroir et théâtre : la ville comme personnage

Rien ne dit mieux la centralité de New York dans la fabrique de la pop que cette soirée. La ville est partout : dans l’accès par hélicoptère, dans la présence des médias, dans le bouche‑à‑oreille qui déborde les boroughs, dans l’écosystème de la publicité (et ses frictions, quand des messages s’invitent sur les panneaux du stade), dans la biographie des spectateurs qui feront de cet août un chapitre de leur roman personnel. Shea n’est pas une bulle hors sol ; c’est New York qui se regarde chanter au travers des Beatles.

Une question de justice : qui « inventent » vraiment le concert de stade ?

On aime les premières. Dire que les Beatles ont inauguré « le premier concert de stade » revient à gommer des précédents sporadiques. Mais ce que Shea fixe, c’est l’échelle et la forme de ce que l’on appellera, par la suite, un stadium show. Il ne s’agit pas tant d’une première absolue que d’un prototype réussi, médiatisé, massif, qui rend inéluctable ce qui n’était encore qu’une possibilité. De ce point de vue, Shea est bien un commencement.

Héritages et rémanences : de Sinatra à McCartney, la boucle new‑yorkaise

La trace de Shea court loin. On la retrouve dans les documentaires, dans les compilations d’archives, dans la manière dont le récit Beatles se raconte encore aujourd’hui. On la voit dans ces retours de McCartney sur scène, quand la mémoire du stade — même disparu — hante la setlist et la parole. On la sent quand des artistes d’horizons très différents revendiquent leur passage par les stades comme un rite de carrière. Shea n’est pas seulement une photo jaunie, c’est une matrice.

Ce que nous dit encore Shea en 2025

Regarder Shea depuis notre époque, saturée de technologie et de formats géants, invite à une humilité amusée. Oui, le son était médiocre. Oui, les Beatles jouaient sans s’entendre. Oui, la foule se submergeait elle‑même. Mais c’est précisément là que se niche la poésie de l’instant : quatre musiciens au centre d’une communion aussi désordonnée que pure. Quelques accords, des cris, une ville qui chavire, un hélicoptère qui repart dans la nuit — et l’on a, en trente minutes, écrit une mythologie.

Cette mythologie résiste parce qu’elle combine l’insuffisant et le grandiose. Elle résiste parce qu’elle dit quelque chose de nous : la joie d’être ensemble, l’envie de voir autant que d’entendre, la croyance qu’une chanson peut remplir un stade et donner à chacun l’impression d’être au premier rang. Les Beatles, ce soir‑là, n’ont pas seulement chanté pour 55 000 personnes ; ils ont donné un mode d’emploi à la pop du futur.

Épilogue : ce que l’on emporte en sortant du stade

On ressort de Shea avec des images : la course des quatre jusqu’au podium, l’index de Sullivan pointé vers l’histoire, les mains des fans tendues vers le vide, les rictus des policiers qui sourient malgré eux, le break blanc qui file vers la sortie, les pales d’hélicoptère qui avalent la nuit. On emporte des sons : un grondement continu, des éclats de batterie, des harmonies arrachées à la tempête. On emporte, surtout, la conscience d’avoir vu une forme naître.

Le 15 août 1965, les Beatles n’ont pas seulement donné un concert. Ils ont proposé au monde une image : celle d’un groupe qui, un instant, comprend qu’il n’est plus dans la musique seule, mais dans la culture entière. Cette image nous parvient encore, au‑delà des décisions de diffusion, des querelles de droits, des restaurations et des rediffusions. Elle n’a pas besoin de haute définition pour vibrer. Il suffit de fermer les yeux et d’imaginer un stade qui crie, quatre garçons qui sourient, et une ville qui sait, sans le dire, que quelque chose vient de changer.

Angles de lecture pour redécouvrir Shea aujourd’hui

Revenir à Shea ne consiste pas à chercher un meilleur son qu’hier. C’est accepter la matière telle qu’elle est : brute, brouillée, hallucinée. C’est écouter Ringo garder la mesure comme on tient un gouvernail sur une mer disloquée. C’est suivre la basse de Paul, son chant droit, ses adresses au public. C’est voir George ruser avec les attaques, poser des accents qui percent, faire chanter une six‑cordes dans l’air. C’est guetter John qui invente un personnage entre le clown et le chef d’orchestre, et qui transforme un orgue en mégaphone de gouaille.

C’est, aussi, replacer Shea dans la trajectoire Beatles : une situation extrême qui confirme la grandeur d’un atelier de studio, et qui explique — sans la justifier entièrement — la décision de laisser la scène pour mieux composer. C’est comprendre que l’événement d’août 1965 n’est pas un isolat : il fait système avec la télévision, avec la photographie, avec une économie du disque qui, dès lors, dialoguera avec l’industrie du spectacle dans des proportions inconnues jusque‑là.

Et c’est, enfin, reconnaître Shea pour ce qu’il est : une naissance. Non pas la première note d’un genre, mais la première image pleinement convaincante d’une façon de partager la musique à l’échelle d’une ville. À partir de là, chaque stade conquis racontera un peu de Shea. Chaque artiste qui tendra le bras vers le haut rejouera, sans le savoir, un geste de ce dimanche. Chaque spectateur qui hurlera se fera l’écho de ces 55 600 voix emmêlées, et portera, un instant, l’idée folle — mais si réelle — qu’une chanson suffit à tenir une civilisation par la main, le temps d’un soir d’été.


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