Lorsqu’en décembre 1965 sort Rubber Soul, le sixième album des Beatles, le public et la critique prennent conscience d’une évolution notable dans le son et les thématiques du groupe. Loin des premières compositions insouciantes et empreintes de romantisme juvénile, cet album amorce un virage plus introspectif et mature. C’est dans ce contexte que s’inscrit Think For Yourself, une chanson âpre et sans concession, écrite par George Harrison, qui révèle déjà le mordant et l’indépendance de pensée qui marqueront son parcours artistique.
Sommaire
- Une rare virulence dans l’œuvre de Harrison
- Une session d’enregistrement sous le sceau de l’expérimentation
- Une contribution vocale et instrumentale équilibrée
- Une chanson à contre-courant de la pensée positive des Beatles
- L’héritage de Think For Yourself
Une rare virulence dans l’œuvre de Harrison
Si George Harrison est souvent perçu comme le Beatle spirituel, adepte d’une philosophie empreinte de sagesse orientale, Think For Yourself surprend par son ton sec et sa critique acerbe. Dans son autobiographie I Me Mine (1980), Harrison lui-même avoue ne plus se souvenir précisément de ce qui l’a inspiré, avançant toutefois une hypothèse teintée d’ironie : « Think For Yourself doit avoir été écrit à propos de quelqu’un – mais tant d’années plus tard, je ne me rappelle plus qui. Probablement le gouvernement. »
À la différence de compositions ultérieures telles que Within You Without You, qui appellent à une prise de conscience collective dans une approche plus apaisée, Think For Yourself semble être une mise en garde brutale. Harrison y dénonce le refus d’assumer ses responsabilités et l’aveuglement volontaire, à travers des paroles explicites :
Although your mind’s opaque
Try thinking more if just for your own sake
The future still looks good
And you’ve got time to rectify all the things that you should.
Contrairement aux compositions habituelles des Beatles, qui laissent souvent place à des interprétations ouvertes, Think For Yourself impose un message direct, presque autoritaire. On y perçoit déjà la volonté de Harrison de s’émanciper, tant sur le plan lyrique que musical.
Une session d’enregistrement sous le sceau de l’expérimentation
L’enregistrement de Think For Yourself a lieu le 8 novembre 1965 aux studios EMI d’Abbey Road. Fidèle à la rapidité d’exécution qui caractérise encore les Beatles à cette époque, la chanson est bouclée en une seule session. Le titre de travail, Won’t Be There With You, est rapidement abandonné au profit de l’intitulé définitif, qui accentue la portée du message.
L’un des aspects les plus marquants de cette session est l’utilisation d’un effet sonore alors peu courant : la fuzz box appliquée à la basse de Paul McCartney. Harrison explique cette expérimentation dans Anthology :
« Paul a utilisé une fuzz box sur la basse dans Think For Yourself. Quand Phil Spector enregistrait Zip-A-Dee-Doo-Dah, l’ingénieur du son avait accidentellement surchargé le micro du guitariste, créant une distorsion. Phil Spector a dit : “Laissez comme ça, c’est génial.” Quelques années plus tard, tout le monde a essayé de reproduire cet effet, et la fuzz box a été inventée. Nous en avions une et avons voulu essayer sur la basse – et cela sonnait vraiment bien. »
Ce choix sonore confère à la chanson une agressivité inédite pour un morceau des Beatles à l’époque. Outre cette innovation, la session est également marquée par un moment de légèreté : George Martin enregistre les répétitions des Beatles, qui, conscients de cette captation, s’amusent et exagèrent volontairement leurs vocalises. Si ces enregistrements restent pour l’essentiel inédits, un extrait de six secondes apparaît néanmoins dans le film Yellow Submarine, lors d’une scène où les Beatles redonnent vie au maire de Pepperland.
Une contribution vocale et instrumentale équilibrée
Si Think For Yourself est avant tout une composition de George Harrison, l’ensemble des Beatles y apporte une contribution déterminante. Harrison assure la guitare rythmique ainsi que le chant principal, tandis que John Lennon et Paul McCartney enrichissent la texture sonore en ajoutant des harmonies vocales soignées. Lennon se charge également du Vox Continental, un orgue qui apporte une couleur distinctive au morceau, et joue du tambourin. Ringo Starr, quant à lui, dynamise l’ensemble avec une batterie précise et ajoute des percussions (maracas), renforçant l’aspect percussif et nerveux du morceau.
Ce travail collectif témoigne d’une cohésion encore forte au sein du groupe, bien que l’individualité créative de chacun commence à se démarquer de manière plus affirmée. Think For Yourself constitue ainsi une étape clé dans l’émancipation artistique de George Harrison, qui prend peu à peu confiance en ses capacités de compositeur.
Une chanson à contre-courant de la pensée positive des Beatles
Si Rubber Soul marque un tournant dans l’écriture des Beatles, avec une approche plus introspective et des influences folk et soul affirmées, Think For Yourself se distingue par son ton singulier. Là où des morceaux comme Michelle ou Norwegian Wood explorent l’amour sous un angle plus nuancé et mature, la chanson de Harrison tranche par son message de défiance et d’autonomie intellectuelle.
Ce n’est d’ailleurs pas la dernière fois que George Harrison exprimera son amertume à travers ses compositions. On retrouvera une verve similaire dans Taxman (1966), où il s’insurge contre le système fiscal britannique, ou encore Piggies (1968), qui fustige l’hypocrisie de la bourgeoisie. Cependant, Think For Yourself reste unique en ce qu’elle ne s’attaque pas à une cible spécifique mais invite plus largement l’auditeur à un éveil critique.
L’héritage de Think For Yourself
Si elle ne figure pas parmi les morceaux les plus emblématiques des Beatles, Think For Yourself n’en demeure pas moins un jalon essentiel dans l’évolution artistique de George Harrison. En osant adopter un ton plus acerbe et en expérimentant de nouvelles sonorités, il affirme une personnalité musicale qui prendra pleinement son envol dans les années suivantes.
Le titre est par ailleurs repris dans la compilation Yellow Submarine Songtrack, sortie en 1999, qui propose une version remixée mettant en valeur les subtilités instrumentales du morceau. Plus qu’un simple avertissement, Think For Yourself s’impose comme un manifeste d’indépendance, une déclaration d’intention d’un George Harrison en pleine affirmation de son talent. À l’aube de la dissolution des Beatles, cette quête d’autonomie prendra tout son sens, l’amenant à réaliser des œuvres majeures en solo telles que All Things Must Pass.
En revisitant ce titre aujourd’hui, on mesure à quel point Think For Yourself résonne avec les aspirations contemporaines d’émancipation et de réflexion critique. George Harrison, en visionnaire discret, invitait déjà en 1965 à s’affranchir des pensées préconçues. Un message qui, plus de cinquante ans après, n’a rien perdu de sa pertinence
