Quatrième de couverture :
« Elle se contente d’ouvrir sur lui ses yeux liquides, ce paysage clair et indéchiffrable dans lequel il lit tout à la fois tout et rien ; ce regard aussi vaste que la mer, qui, dans son immensité muette, lui fait peur. »
Yann, professeur d’histoire récemment divorcé, quitte Paris pour s’installer à Saint-Malo, dans la demeure de son enfance. C’est ici, face à l’île de Cézembre, que s’est écrit le destin des Kérambrun. Au début du XXè siècle, son aïeul épouse la femme qu’il aime et fonde une compagnie maritime florissante, transmise aux générations suivantes. Mais Yann refusera de marcher dans les pas de son père, un homme dur et taiseux. En fouillant les archives familiales, il découvre l’histoire cachée des siens. Trouvera-t-il la source qui a empoisonné leurs liens et semble les condamner à la solitude ?
C’est l’heure du Pavé de l’été et celui-ci restera certainement comme une de mes meilleures lectures de l’année. Par sa connaissance de Saint-Malo et de l’île martyrisée de Cézembre, petit caillou au large de la Cité corsaire, par l’amplitude de cette famille d’armateurs (tout comme l’amplitude des marées), par son style imagé, ses descriptions de la mer et des tempêtes au propre comme au figuré, Hélène Gestern nous emporte dans une saga familiale riche et dans une enquête qui permet à Yann, historien, de renouer avec cette lignée dont les hommes se sont souvent montrés plus durs que le roc.
Après la mort de son père Charles, Yann est donc revenu s’établir dans la maison familiale, Les Couërons, bâtie sur le Sillon. Yann n’a jamais voulu s’investir dans l’affaire familiale, en opposition à son père, c’est à une de ses cousines qu’en est revenue la direction mais son héritage lui donne une aisance financière dont il profite pour se mettre en retrait de sa chaire de prof d’histoire à la Sorbonne et de son mariage promis au divorce. Son fils Paul lui cause aussi du souci en voulant arrêter ses études et s’engager dans la protection de l’environnement. En fouillant dans le vaste bureau de Charles, Yann tombe sur d’importantes archives qu’il se met à dépouiller. Ce sont principalement des « livres de raison », sortes de carnets comptables rédigés depuis le début du vingtième siècle par le fondateur de l’entreprise Kérambrun, son arrière-grand-père Octave, qui ne s’est pas contenté de noter ses comptes mais a aussi glissé des anecdotes et des notes sur la vie de la famille et de son affaire (des moteurs pour les navires et des navettes, des vedettes qui ont sillonné la Manche, notamment de Saint-Malo à Jersey, en passant par Cézembre dont la silhouette a inspiré le logo de la compagnie). Octave a épousé la belle Julia, qu’il a « tant, trop et si mal aimée » comme le constatera plus tard Yann. Le couple aura d’abord une petite fille, Suzanne, morte quelques semaines après sa naissance, plongeant Julia dans une dépression chronique (elle quitte régulièrement la maison familiale pour aller se faire soigner à Berck) pendant qu’Octave, homme droit, marqué par sa foi, travaille très dur pour développer son entreprise et réaliser ses idées. Il s’associe avec un avocat et homme politique aux idées progressistes, Ambroise de Sainte-Croix, et avec un homme d’affaires de Jersey, Augustus Minchinton, qui rêve de se faire construire un bateau pour aller au Pôle Nord. Difficile de conter par le menu toute l’histoire des Kérambrun, à vous de lire ce roman en forme d’enquête où Yann cherche à comprendre pourquoi l’Octave si tendre, si bon père, a à un moment décidé de déshériter son troisième fils, Juste, et est devenu froid et distant, une froideur qu’il a transmise à ses descendants masculins, Juste, père de Charles et grand-père de Yann. Pendant ce temps, celui-ci se laisse attirer par le regard marin d’une femme croisée sur le Sillon, qui se révélera être l’arrière-petite-fille d’Ambroise de Sainte-Croix ; et des ossements sont retrouvés sur Cézembre (une île qui a servi de prison et de fortification nazie pendant la Seconde Guerre mondiale, pilonnée et détruite au napalm par les bombardements alliés en 1944). En parallèle de l’histoire des Kérambrun déroulée par Yann, le lecteur prend connaissance de lettres ou d’anecdotes liées à l’île, un complément à la saga familiale.
Ce roman était vraiment passionnant de bout en bout, avec cet homme, ce narrateur qui se réapproprie son histoire familiale, se reconstruit, se réconcilie avec ses ascendants et ses cousins perdus de vue par la dureté de son père Charles, qui continue à affronter et à se laisser porter par la mort accidentelle de son frère jumeau Guillaume et celle de sa mère, avec cette aventure formidable du lancement des premières navettes, du commerce de fret et de personnes créé par l’attachant Octave, avec les joies et les drames vécus par la compagnie et par la famille Kérambrun, avec la finesse et la complexité des sentiments humains, le tout sous la plume ensorcelante d’Hélène Gestern. Il y avait ici de nombreuses thématiques que j’aime en littérature : une histoire de famille, des secrets, une maison qui joue un grand rôle, Saint-Malo et ses environs que, malgré le surtourisme actuel, j’aimerai toujours d’amour… Une magnifique lecture d’été, qui donne envie de retourner en Bretagne !
« La mer se retire, après avoir secoué la nuit de son ressac. Pendant des heures, elle a lancé une vague après l’autre contre la digue, fait mousser ses bouillons et trembler la pierre. Elle a déposé en partant ses algues, ses coquillages, ses fragments de plastique, ses bouts de bois. Elle a raconté son éternelle histoire aux éternels insomniaques, pendant que les dormeurs se laissaient bercer par sa cadence familière, quand bien même les sifflements du vent et la puissance des masses d’eau qui ravinaient le sable ébranlaient le Sillon sur toute son étendue. La mer a joué à l’archéologue et à l’explorateur, elle a absous la plage des stigmates de ceux qui l’avaient foulée, effacé leurs traces – chaussures de sport, pieds d’enfant, pattes de chien – pour en inventer d’autres, plus fondamentales : nappes lisses, vallons de gravier fin, cartographie mystérieuse de ruisseaux, d’ondes et de plis que l’œil s’épuise à parcourir. Elle a par endroits mêlé les algues, les galets, à la douceur élastique du sable ; elle a redessiné les flaques et fabriqué des miroirs d’eau, pour reconfigurer un paysage à jamais semblable et toujours différent.
Et maintenant, au creux du jour naissant, vous la voyez reculer, comme si son remuement et sa fureur nocturnes n’avaient jamais eu lieu. Seul, assis sur la digue dont la pierre froide traverse le tissu de votre jean, vous contemplez les œuvres descendantes de la marée. L’air est frais, vif, il dépose du sel dans vos cheveux et des embruns sur votre peau, il pénètre dans vos poumons, vous enveloppe de son odeur d’algue, d’iode et de ferment aqueux. Il vous nettoie, vous rugine, dissout vos scories, innerve vos cellules, les saturant d’oxygène et de sel.
Et vous, pendant ce temps, vous observez le spectacle, fasciné. Inoffensive, la crête des vagues qui recule, luisant dans les bandes de lumière pâle de l’aube. Émouvante, la ligne d’horizon nimbée de brume, de vapeur, qui hésite entre l’azur, le gris et l’opaline et ne se décide pour aucun, comme si la mer était tout simplement en train de fondre dans le ciel, ou l’inverse. »
« J’avais eu quarante-neuf ans quelques jours plus tôt. Mais l’espace de quelques secondes, j’étais redevenu le petit garçon gauche qui court derrière son frère, celui qui perd chaque fois au jeu des vagues, mais continue d’espérer que son père l’aimera un jour. »
« Au moment où j’ai débouché sur la digue, le panorama m’a happé : le bleu profond strié de gris, l’étendue grondante, l’horizon interminable, le vent puissant qui emportait le souffle sur les lèvres. Et, au large, l’île de Cézembre, territoire longtemps défendu, qui semblait veiller sur le littoral dans sa solitude minérale. Ce moment des retrouvailles avec la mer est toujours comme un miracle : intime, précieux, infiniment renouvelé. »
Hélène GESTERN, Cézembre, Folio, 2025 (Grasset, 2024)
Voilà donc au moins une participation au Pavé de l’été (645 pages) avec Sybilline

et une autre participation au Book Trip en mer Saison 2 chez Fanja.

