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Fréquences 224 : la nouvelle vague du rap guinéen

Publié le 22 août 2025 par Africultures @africultures

À Conakry, le rap ne se contente plus d’emprunter les codes mondialisés de la trap ou de la drill : il les tord, les localise et les raconte depuis la rue, les cours communes et les studios bricolés. En Guinée, les genres musicaux se métissent. Preuve en est “Fréquences 224 : Le rap guinéen, nouvelle génération”, un documentaire de l’artiste Niariu (Tiguidanké Diallo) accompagné par Lounseny Soumah et Divineeeuu, disponible sur YouTube depuis février 2025 et projeté à Conakry le 31 janvier au Studio Kirah.

Niariu filme au plus près la relève du hip-hop guinéen : des jeunes MCs et beatmakers qui s’approprient les pulsations globales, influencées par les musiques traditionnelles pour mieux parler des réalités locales : débrouille, loyauté, circulations entre quartiers, et cette tension constante entre visibilité numérique et économie informelle de la musique. Une musique rap qui se dépolitise comparé aux années 1990, bien plus frontales. Des rappeurs THIIRDY, à Le Mélangeur ou encore Straiker en passant par le beatmaker prometteur CD Alaprod à l’animateur radio et fondateur du Turn Up Street Fresh DD, le but du documentaire est simple : laisser la scène s’expliquer elle-même, sans commentaire professoral, en s’attachant à ses gestes, ses mots et ses lieux. Dans son studio, CD Alaprod parle de son rapport à la création qui s’inscrit dans cette nouvelle génération tout en apportant une touche guinéenne. Si l’artiste pose en guerzé, le dioukoulou ou le tam tam de la région forestière vont être ajoutés par ce dernier ou si le couplet est chanté en pulaar, le beatmaker y ajoute une flûte, comme il a pu le faire sur Won Namatin de Straiker.

Le teaser et la mise en ligne du documentaire insistent sur cette immersion, où l’oreille guide l’image. Il s’agit du premier épisode d’une série de quatre consacrée aux musiques guinéennes contemporaines. L’ambition est double : documenter l’instant, la « nouvelle génération » et son essor afin de constituer des archives accessibles, dans un pays où la mémoire audiovisuelle des cultures populaires reste trop souvent espacée ou fragile. Exister en dehors des réseaux sociaux où la jeunesse guinéenne est déjà très présente, c’est également ce qu’avait pour ambition la réalisatrice. Cette volonté d’archivage par les artistes eux-mêmes, au plus près des pratiques, est l’un des apports majeurs du projet et quiconque dans sa curiosité et son désir d’en apprendre plus, y trouve son compte. Dans un écosystème marqué par la précarité des supports, le film devient preuve d’existence et carte de visite.

Le film s’inscrit dans une démarche plus large, portée par Niariu, qui consiste à raconter la musique guinéenne depuis ses propres circuits : contrairement aux autres pays de la région avec ses majors, ici les studios indépendants sont la norme, des collectifs sont émergents, les plateformes en ligne et médias culturels soutiennent ces scènes. En révélant son premier documentaire, la chanteuse affirme un geste d’autrice : passer devant et derrière la caméra, accompagné par des locaux dans ce processus pour rompre avec la tendance des récits importés. La circulation du film, projection locale puis diffusion libre, ses témoignages ainsi que ses images d’artistes guinéens sur scène locales participent à cette logique de redistribution du regard.

Esthétique : close-up, souffle et textures

À l’image, Fréquences 224 privilégie la proximité : micros et plans serrés, intérieurs exigus, visages éclairés par les écrans de téléphones et les néons des studios. Cette économie de moyens nourrit aussi une vision esthétique de sa créatrice, l’immersion, devient une esthétique. Textures granuleuses, respiration des prises live, fragments de freestyle, qui épouse le grain de la ville et la vitesse de production des scènes rap… une réelle identité visuelle marquée par son environnement. Le dispositif rend audible ce que la société guinéenne dit à travers ses rappeurs : les bascules générationnelles, l’inventivité linguistique dont cette génération de rap émergente se saisit largement (français, soussou, peul, malinké), l’humour comme forme de résistance, et une conscience aiguë des réseaux. Ici, la drill n’est pas une simple importation ; c’est une traduction des rythmes urbains de Conakry, dont la jeune population guinéenne en est largement cliente, entre les concerts et les partages en soutien sur les réseaux sociaux. 

Le documentaire ne cherche pas l’«événement » spectaculaire : il révèle une politique du quotidien : comment on finance un clip, comment on négocie une session studio, comment on fabrique une communauté d’écoute dans et hors ligne. À ce titre, Fréquences 224 prolonge une histoire longue : celle d’un pays où la musique a souvent été un langage de la cité (porteurs de mémoire, de critiques, de louanges) autant qu’un art de scène (la kora, le balafon, le chant). Au moment des indépendances dans les années 60, Niariu rappelle que des musiciens fonctionnaires de l’État comme le groupe Bembeya Jazz, créé en 1991, existaient, s’inscrivant dans une société communiste avec une vraie politique culturelle. Sékou Touré, président de la première République de Guinée de 1958 à 1984 a encouragé la création de ballets nationaux et d’orchestres régionaux (Horoya Band, Syli Orchestre National…) qui devaient représenter la voix du peuple et diffuser les idéaux de la révolution culturelle. 

Les griots (djéli) sont des figures centrales qui assurent la mémoire collective, racontent, perpétuent l’histoire et commentent la vie sociale et politique à travers chants et récits. Les structures étaient financées et les moyens mis en place pour que la musique, miroir de la politique et de la société guinéenne, brillent. Puis dans les 1990, on a l’émergence du hip-hop guinéen, avec des pionniers comme les groupes Silatigui ou Degg J Force 3. Depuis, tout s’ouvre. La société guinéenne est devenue capitaliste et le rap underground. Peu considéré mais porté par une jeunesse déterminée,  le rap s’est inscrit en rupture avec les générations précédentes jugées corrompues et complices des institutions. 

Et après ?

Fréquences 224 ouvre une piste : reprendre en main l’écriture et la mise en avant des musiques guinéennes, son système d’autoproduction, à ses médias culturels partenaires et aux plateformes qui donnent à voir et à entendre autrement. Bilia Bah, écrivain, comédien et fondateur des Studios Kilah parle dans le documentaire du fait que culturellement, le potentiel est là mais la problématique se situe aux étapes de la formalisation et la professionnalisation. Les raisons ? Elles sont multiples, mais principalement dues, pour les artistes, au manque d’accès aux outils pour comprendre ce qu’est un manager, un producteur ou encore leur rôle à eux-mêmes dans toute cette chaîne structurelle. Les bases solides pour une projection dans l’avenir avec confiance sont fragiles et les Studios Kilah font partie de ces enseignes qui permettent l’accompagnement. Les canaux de diffusion restent restreints, entre les infrastructures pour le hip-hop peu présentes ou le soft power guinéen pas assez puissant. Cependant, des promoteurs permettent une diffusion internationale, notamment européenne, soutenue par la diaspora guinéenne de ces pays.. À l’heure où l’Afrique de l’Ouest redessine la carte du hip-hop, le geste de Niariu a valeur de manifeste : filmer pour transmettre, archiver pour durer. On est très talentueux, on a énormément de capacités. Et je pense que c’est un peu l’histoire de la Guinée”, signe la chanteuse.

Kady Sy

Regarder le documentaire en intégralité:

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