Longtemps invoqué comme une volonté de George Harrison, le refus de publier « Carnival of Light » semble désormais reposer sur des choix éditoriaux collectifs et prudents. Loin d’un veto éternel, l’absence du morceau dans « Anthology 4 » reflète un équilibre entre image du groupe, attentes des ayants droit et pertinence musicale dans un projet destiné au grand public.
Pendant quelques jours, l’annonce d’« Anthology 4 » a réveillé, comme un réflexe, l’espoir que la pièce la plus fantasmée du répertoire inédit des Beatles — « Carnival of Light » — sortirait enfin de l’ombre. Puis la déception a suivi : le morceau n’est pas au programme. Immédiatement, un récit a resurgi : si la bande ne paraît pas, ce serait pour honorer la volonté de George Harrison. Or, à la lumière des décisions récentes autour de « Let It Be » (2024) et de « Now and Then » (2023), cet argument « d’autorité posthume » paraît de moins en moins convaincant. Ce qui se joue, en réalité, est plus prosaïque : des arbitrages éditoriaux, d’image et de contexte, dans un cadre juridique qui exige l’accord de plusieurs ayants droit.
Sommaire
- Ce qu’est (vraiment) « Carnival of Light »
- Le veto de 1996 : un fait, pas un dogme
- « Honorer George » ? Un récit fragilisé par « Let It Be » et « Now and Then »
- La mécanique d’approbation : du juridique au symbolique
- Pourquoi « Carnival » dérange : question de récit, de forme et d’attentes
- D’où vient l’obsession de McCartney pour « Carnival » ?
- Les influences : Zappa, l’école concrète, la scène londonienne
- Pourquoi pas en 2017 (Pepper 50), ni en 2025 (Anthology 4) ?
- La peur de la déception : un paramètre réel, pas une excuse
- À qui revient le « non » aujourd’hui ?
- Ce que dirait « Carnival » s’il sortait
- À quoi ressemblerait une sortie « idéale » ?
- En attendant, pourquoi « Anthology 4 » ne l’embarque pas
- Verdict : un mythe utile, mais une mauvaise explication
- Post-scriptum : un jour, mais pas n’importe comment
- Repères factuels
Ce qu’est (vraiment) « Carnival of Light »
Pour séparer le mythe des faits, il faut revenir au 5 janvier 1967. Ce jour-là, entre des travaux sur « Penny Lane », les quatre Beatles enregistrent à Abbey Road une pièce improvisée d’environ 14 minutes destinée non pas à un disque, mais à un événement multimédia : le Million Volt Light and Sound Rave, organisé au Roundhouse (Londres) par le collectif de designers Binder, Edwards & Vaughan. Conçue et menée par Paul McCartney, la bande est un collage avant-gardiste de percussions, orgue, guitare, effets, cris et fragments verbaux, sans mélodie ni structure au sens pop. La pièce est jouée à l’événement, puis remisée. Elle ne circule pas en bootleg fiable ; son statut d’« inédite » tient autant à sa destination originelle (un happening) qu’au jugement esthétique porté à l’époque.
Les descriptions les plus précises viennent de Mark Lewisohn et Barry Miles, témoins et historiographes : on y entendrait des échos profonds, des « Are you all right ? » et « Barcelona ! » lancés par John et Paul, des coups de tambour, des clusters d’orgue, des feedbacks et même du gargouillis d’eau, avant que McCartney ne conclue : « Can we hear it back now ? ». Lewisohn compare l’objet à une étude de couches sonores plus qu’à une chanson, tandis que Miles rapproche la pièce de « The Return of the Son of Monster Magnet », final du Freak Out! de Frank Zappa & The Mothers of Invention — mais en version plus abstraite encore.
Le veto de 1996 : un fait, pas un dogme
Lors de la préparation d’Anthology 2 en 1995-96, Paul McCartney propose d’inclure « Carnival of Light ». L’idée est rejetée. McCartney dira plus tard que George Harrison a veto la parution — « il n’aimait pas l’avant-garde », selon la célèbre pique « avant-garde a clue ». D’autres témoignages évoquent aussi des réserves de Ringo Starr et de Yoko Ono, dans un contexte où George Martin juge le morceau trop expérimental pour représenter « le son Beatles » au sein d’une anthologie destinée au grand public. Ce point est essentiel : le non en 1996 n’implique pas un embargo éternel, seulement un arbitrage à un instant T, pour une collection au récit soigneusement curaté.
En 2008, McCartney explique publiquement qu’il souhaite la sortie du titre et qu’il lui faudrait, pour cela, la bénédiction de Ringo Starr, de Yoko Ono (aujourd’hui représentée par Sean Ono Lennon) et d’Olivia Harrison. Là encore, l’accent est mis sur la procédure collective plus que sur le « désir de Paul » seul.
« Honorer George » ? Un récit fragilisé par « Let It Be » et « Now and Then »
Deux décisions récentes rendent fragile l’argument consistant à dire « on ne publie pas Carnival pour honorer George ». D’abord, « Let It Be » : le film de Michael Lindsay-Hogg (1970), longtemps indisponible, a été restauré et mis en ligne sur Disney+ le 8 mai 2024. Pendant des décennies, la légende voulait que la réticence des Beatles — George inclus — bloque sa ressortie. Finalement, les ayants droit ont jugé que, replacé dans le contexte apporté par Get Back (2021), le film pouvait revivre sans nuire à la mémoire du groupe. Cela montre qu’une position passée n’interdit pas, a posteriori, un autre choix éditorial si le cadre a changé.
Ensuite, « Now and Then » (2023). On sait que George, lors des sessions Anthology des années 1990, avait détesté la démo cassette de John Lennon, la qualifiant — selon des témoignages relayés — de « fucking rubbish » en raison de sa mauvaise qualité. En 2023, l’avancée du démixage a levé l’obstacle technique ; Olivia Harrison a même déclaré que George aurait « rejoint » Paul et Ringo pour achever le morceau. Là encore, des réserves historiques n’ont pas empêché la publication quand le contexte s’y prêtait. Difficile, dès lors, d’invoquer sans nuance une volonté intangible de George pour expliquer l’absence de Carnival.
La mécanique d’approbation : du juridique au symbolique
À chaque publication estampillée The Beatles, il faut concilier le juridique (les droits), la gouvernance d’Apple Corps, les attentes du grand public et celles des collectionneurs. En 2008, McCartney résumait la règle officieuse : pas de sortie de « Carnival of Light » sans l’accord de Ringo Starr, d’Yoko/Sean Ono et d’Olivia Harrison. Autrement dit, plus qu’une « censure » d’un seul, c’est une prudence collective. Ce cadre explique aussi pourquoi l’absence d’opposition verbale d’un membre ou d’un ayants droit ne suffit pas : il faut un consensus positif pour publier un objet atypique qui engage l’image du groupe.
Pourquoi « Carnival » dérange : question de récit, de forme et d’attentes
Au-delà des procédures, « Carnival of Light » pose un problème narratif. L’Anthology — en 1995-96 puis en 2025 — raconte l’histoire des Beatles à travers des chansons, des prises alternatives, des démos, des concerts, des archives télé/radio. Carnival, lui, est une installation sonore improvisée, sans couplet-refrain, pensée pour un happening psychédélique. Inséré tel quel, le morceau brouille la promesse faite au public non spécialiste : écouter l’atelier Beatles dans la langue des Beatles. Quant aux fans chevronnés, leur attente est élevée : des prises longues, des sessions complètes, des artefacts significatifs pour la généalogie des albums. Carnival est significatif historiquement, mais musicalement éloigné du cœur de cette attente.
Il y a aussi la question du mythe. Parce qu’elle dure près de 14 minutes, qu’elle implique les quatre Beatles et qu’elle est inédite depuis 1967, la bande a acquis une aura disproportionnée. Le risque — légitime, côté Apple — est qu’une fois publiée, la pièce déçoive une partie des fans, abaisse la courbe d’enthousiasme d’un projet et alimente une polémique stérile (« tout ça pour ça »). Ce n’est pas trahir McCartney que de dire que Carnival ressemble davantage au versant expérimental de ses travaux The Fireman qu’à une chanson « à la Beatles » ; Paul lui-même la situe dans la bracket Stockhausen/John Cage, ce qui, pour le grand public, est tout sauf une évidence.
D’où vient l’obsession de McCartney pour « Carnival » ?
Il y a, chez Paul McCartney, un désir ancien et compréhensible : rappeler qu’il fut, dès 1966-67, l’un des vecteurs de l’avant-garde londonienne — Indica Gallery, International Times, Roundhouse — à une époque où l’imaginaire collectif associe volontiers l’expérimentation à John Lennon (jusqu’à « Revolution 9 ») et au tandem Lennon/Ono. En défendant « Carnival of Light », Paul revendique une antériorité : celle d’un Beatle qui s’essaie à la musique concrète 18 mois avant « Revolution 9 ». Ce n’est pas une posture : les sources de 2008 le montrent clair et assuré : « Le moment est venu ».
On comprend ainsi pourquoi McCartney a tenté d’en glisser un extrait dans Anthology 2, et pourquoi il y voit une pièce charnière dans son propre récit artistique. Mais on comprend aussi qu’un tel geste de repositionnement — valoriser le McCartney « Mr. Avant-garde » — ne fasse pas consensus dans une anthologie collective, surtout quand George et George Martin estiment que cela désoriente la marque Beatles.
Les influences : Zappa, l’école concrète, la scène londonienne
Les descriptions concordent : « Carnival of Light » tient du freak-out à la Frank Zappa, de la musique concrète popularisée par Stockhausen et John Cage, et de ce bricolage organique qui imprègne l’hiver 1966-67 à Londres. L’enregistrement est rapide, one-take, pensé pour sonoriser un show lumière au Roundhouse. Il est donc logique qu’au fil des années, les critiques et témoins considèrent la pièce comme un objet de galerie plus que comme une œuvre discographique. Dit autrement : Carnival est cohérent dans son contexte — un happening psychédélique —, mais peut paraître déplacé dans une série audio pédagogique comme l’Anthology.
Pourquoi pas en 2017 (Pepper 50), ni en 2025 (Anthology 4) ?
Plusieurs fans ont cru à une fenêtre en 2017 lors du cinquantenaire de « Sgt. Pepper ». Mais le coffret Super Deluxe de Pepper s’en tenait aux sessions de l’album, aux prises et mixages pertinents pour documenter l’œuvre. « Carnival », enregistré au cours de la période mais pour un événement externe, n’a pas trouvé sa place. En 2025, Anthology 4 poursuit, lui, une logique différente : rassembler des moments forts dispersés (dont certains déjà connus via les coffrets Super Deluxe) et quelques inédits ciblés, tout en repositionnant l’Anthology pour un public contemporain. Aucune communication officielle n’a mentionné « Carnival of Light » au sein de ce dispositif.
On peut le regretter ; on peut aussi y voir un choix éditorial prudent : ne pas diluer la narration au profit d’un totem dont l’écoute, pour beaucoup, tiendrait plus du document que du plaisir musical. Les équipes de Giles Martin, dans la décennie écoulée, ont privilégié un périmètre : chansons, démos, outtakes, concerts, bandes radio — pas les installations sonores. À ce titre, Carnival ne rentre toujours pas dans la boîte. (On notera que, selon les récits de 2008, même George Martin n’en était pas partisan.)
La peur de la déception : un paramètre réel, pas une excuse
Le mot revient souvent : déception. Les professionnels savent qu’un mystère de 58 ans nourrit des attentes qu’aucune bande brute ne peut combler. Le public généraliste pourrait y entendre un bruitisme daté, sans cadence ni mélodie ; une partie des fans saluerait l’archive, mais d’autres crieraient au gadget. Or, chaque sortie Beatles engage une image quasi liturgique : les standards de qualité sonore et narrative fixés par les remix d’albums et par Get Back/« Let It Be » ont élevé la barre. Dans ce contexte, on comprend qu’Apple préfère sortir Carnival au bon endroit, au bon moment, avec un cadre explicatif solide, plutôt que de le glisser en bonus dans un coffret pensé autrement.
À qui revient le « non » aujourd’hui ?
Une tentation consiste à chercher un coupable : Olivia et Dhani Harrison « bloqueraient » pour honorer George ; Sean Ono Lennon serait désormais plus restrictif que Yoko Ono ; Ringo Starr serait réservé. La réalité documentée est plus sobre. Nous savons que George a refusé Carnival en 1996 ; nous savons que Paul a réclamé sa publication en 2008, en expliquant qu’il lui fallait l’accord des trois autres parties ; nous savons enfin que, depuis, des projets longtemps jugés délicats (« Let It Be », « Now and Then ») ont été validés collectivement quand le contexte technique et narratif le permettait. Tout le reste — l’idée d’un veto personnel actuel — relève surtout de la spéculation.
Ce que dirait « Carnival » s’il sortait
Publier « Carnival of Light » ne ferait pas vaciller le canon Beatles. En revanche, ce serait l’occasion de raconter plus nettement le rôle de McCartney dans la culture d’avant-garde londonienne : son intérêt pour Delia Derbyshire et les pionniers de la Radiophonic Workshop, sa fréquentation de Barry Miles, sa curiosité pour les formes non-song. Ce serait aussi l’occasion d’expliquer pourquoi, malgré ce goût, l’ADN Beatles est resté pop — une pop qui absorbe l’expérimental par capillarité plus que par proclamation. En ce sens, Carnival serait un document — précieux — sur l’atelier, pas un chef-d’œuvre « perdu ».
À quoi ressemblerait une sortie « idéale » ?
Si Apple Corps décidait un jour de sortir « Carnival of Light », le faire seul et hors d’un coffret thématique aurait du sens. Un EP numérique avec un texte critique (par exemple de Mark Lewisohn ou Kevin Howlett), une note d’intention de Paul McCartney, un montage vidéo contextualisé (affiches du Roundhouse, images d’archives de l’underground londonien) : voilà qui établirait clairement la nature de l’objet. Une autre option serait de l’adosser à un documentaire (comme une extension d’Anthology), où l’écoute serait accompagnée de témoignages et d’analyses. Les précédents « Let It Be » (2024) et « Now and Then » ont montré la force d’un récit bien charpenté pour faire accepter des choix jadis controversés.
En attendant, pourquoi « Anthology 4 » ne l’embarque pas
Le dispositif « Anthology 4 » annoncé ne se conçoit pas comme un fourre-tout des Saint-Graals inédits, mais comme une mise à jour de l’Anthology : rémix ciblés (**« Free As A Bird », « Real Love »), sélection de prises marquantes et contenus antérieurement dispersés, le tout accompagné de la restauration de la série documentaire et d’un épisode additionnel. Dans cette grammaire, Carnival ne trouve toujours pas sa niche. Que cela frustre une partie des fans est compréhensible. Mais y voir un hommage figé aux « volontés » de George Harrison ne correspond plus aux faits à l’ère post-2021/2024.
Verdict : un mythe utile, mais une mauvaise explication
Dire que « Carnival of Light » ne paraît pas « parce que George ne le voulait pas » simplifie à l’excès une réalité éditoriale. Oui, George Harrison a veto le morceau en 1996. Oui, Paul McCartney n’a jamais caché son envie de le sortir, d’autant qu’il y voit la preuve « sonique » de son appétence avant-gardiste. Mais les décisions récentes ont montré que, lorsque le contexte change, Apple et les ayants droit peuvent réviser des positions. Si « Let It Be » et « Now and Then » ont vu le jour, c’est que leur cadre de réception — technique, narratif, historique — a été soigneusement préparé. Carnival, pour l’instant, ne bénéficie pas de ce cadre. Et c’est probablement la vraie raison.
Post-scriptum : un jour, mais pas n’importe comment
Faut-il parier sur une sortie un jour ? Probablement, mais dans un format qui assume la singularité de l’objet. Les déclarations de McCartney (2008) montrent que la volonté existe ; l’histoire récente prouve que l’« impossible » d’hier devient le possible de demain quand le récit est calé. Entre-temps, l’argument « on respecte George » ne suffit plus. Respecter George, c’est aussi respecter la qualité du cadre éditorial. Sur ce terrain, Apple a rarement improvisé. Et c’est peut-être, au fond, ce que « Carnival of Light » attend : son moment, son écrin, sa mise en perspective.
Repères factuels
Enregistrement : 5 janvier 1967, Abbey Road, pendant les travaux sur « Penny Lane », pour le Million Volt Light and Sound Rave au Roundhouse. Durée : ~14 min. Nature : collage avant-gardiste (percussions, orgues, guitare, effets, cris, fragments parlés). Statut : joué lors de l’événement, jamais publié officiellement, ne circule pas en bootleg fiable. Tentative de parution : proposée par McCartney pour Anthology 2 (1996), refusée. Position de 2008 : Paul souhaite la sortie, qui nécessite l’accord de Ringo Starr, Yoko/Sean Ono et Olivia Harrison. Contexte récent : « Let It Be » restauré et mis en ligne le 8 mai 2024 ; « Now and Then » publié en novembre 2023 avec l’aval public d’Olivia Harrison. « Anthology 4 » (2025) : repositionnement de l’Anthology, sans mention de « Carnival of Light ». (
