En 2025, Paul McCartney évoque l’album Graceland de Paul Simon comme un « territoire dangereux », saluant une influence bien maîtrisée. À travers un retour sur Band on the Run (1973), enregistré à Lagos, il explore la fine frontière entre hommage et appropriation. Le parallèle entre les deux disques offre une réflexion profonde sur l’art d’emprunter en musique.
À l’été 2025, une phrase de Paul McCartney a relancé un vieux débat qui traverse la pop : où s’arrête l’influence et où commence l’emprunt ? Interrogé sur Paul Simon et son album Graceland, McCartney a reconnu, avec une lucidité teintée d’admiration, que son confrère avait « frôlé dangereusement » ce que d’aucuns appelleraient un copier‑coller. Le commentaire tient en une formule : « Un bon artiste emprunte, un grand artiste vole. Nous sommes tous fortement influencés. En entendant Graceland, j’ai pensé : j’ai toujours aimé les choses africaines. Je suis allé à Lagos pour Band on the Run avec une idée semblable : être influencé. Tout le monde le fait ; l’important, c’est comment on le fait. La différence avec Paul, c’est qu’il le fait très bien. Graceland était un territoire dangereux, et il s’en est brillamment tiré. »
Derrière la boutade, se lit l’attitude d’un créateur qui ne s’est jamais vécu comme une statue. McCartney s’est toujours nourri de ce qu’il entendait, et a longtemps défendu l’idée qu’en musique, les styles dialoguent, se superposent, s’absorbent. Parler de « danger » à propos de Graceland ne revient pas à le condamner, mais à souligner l’équilibre délicat entre hommage et appropriation. Et, dans le cas présent, à saluer la virtuosité d’un disque qui a su faire tenir ensemble Johannesburg et New York, mbaqanga et folk, Ladysmith Black Mambazo et pop occidentale.
Sommaire
- Retour en 1973 : Band on the Run, l’Afrique comme horizon d’atelier
- 1986 : Graceland, le risque assumé de l’embrasure sud‑africaine
- Band on the Run vs Graceland : deux manières d’« aller ailleurs »
- L’aphorisme piégé : « un bon artiste emprunte, un grand artiste vole »
- Lagos, un laboratoire : Fela Kuti, Ginger Baker, l’ombre et la lumière
- Johannesburg, une fabrique : Ladysmith Black Mambazo et les ponts harmoniques
- « Voler » n’est pas « piller » : le droit, l’éthique, la pratique
- Ce que dit le compliment de McCartney à Simon
- Deux legs, deux trajectoires
- L’art d’approcher la ligne sans la franchir
Retour en 1973 : Band on the Run, l’Afrique comme horizon d’atelier
Pour comprendre le parallèle esquissé par McCartney, il faut remonter à 1973. Cette année‑là, Wings vient de perdre deux membres, Henry McCullough et Denny Seiwell. Le noyau se réduit à Paul, Linda et Denny Laine. Plutôt que de renoncer, McCartney choisit le déplacement : enregistrer loin d’Abbey Road, dans un ailleurs géographique et mental. La destination : Lagos, au Nigeria.
L’idée n’a rien d’un exotisme de carte postale. McCartney cherche une rupture de climat et de rythme, la contrainte d’un studio moins équipé que Londres pour obliger l’ingéniosité. Le pari, on le sait, fut risqué. Les sessions se déroulent à EMI Lagos, avec un 8‑pistes quand Londres en offre seize ; l’ingénieur Geoff Emerick invente des solutions, Linda endosse de nouvelles parties, Laine multiplie les rôles. Dans ce contexte d’économie et d’urgence, une poignée d’événements devient légende : l’agression à l’arme blanche de Paul et Linda lors d’une promenade nocturne (les voleurs emportent argent, bandes, carnet de notes), et un malaise en studio qui forcera McCartney au repos.
À ces péripéties s’ajoute une tension culturelle : l’icône Fela Kuti accuse McCartney de venir « voler la musique du noir ». Plutôt que de s’offusquer, Paul appelle le musicien, l’invite au studio, lui fait entendre les prises en cours. La méfiance se dissipe, l’hospitalité reprend le dessus ; Ginger Baker, installé à Lagos, convie Wings à son ARC Studios voisin. De cette passerelle naît un instant resté célèbre : la capture de Picasso’s Last Words (Drink to Me) avec Baker aux percussions, secouant une boîte de conserve pleine de gravillons.
Musicalement, Band on the Run ne bascule pas dans une greffe « à la Graceland ». L’ossature reste pop‑rock : basse chantante, guitares nerveuses, piano solide, ponts harmonisés. Mais le déplacement nigérian a une fonction : on resserre les arrangements, on écarte le superflu, on garde les accidents qui donnent du grain. La suite est connue : en 1973‑1974, l’album s’impose numéro 1 au Royaume‑Uni et aux États‑Unis, engendre des singles massifs (Jet, Band on the Run), et vaut à McCartney & Wings des Grammys (dont Meilleure performance pop de groupe et Meilleur enregistrement pour Geoff Emerick). Au‑delà des chiffres, il réinstalle Paul dans un présent qui n’a plus besoin de la comparaison permanente avec les Beatles.
1986 : Graceland, le risque assumé de l’embrasure sud‑africaine
Treize ans plus tard, Paul Simon traverse une zone de turbulence. Les années 1980 l’ont tenu à distance du sommet. En 1985, il voyage en Afrique du Sud, travaille avec des musiciens locaux, capte un langage rythmique (le mbaqanga, les guitares scintillantes, les grooves de township), et compose une série de titres qui deviendront Graceland. Au printemps 1986, le disque arrive, porté par You Can Call Me Al, The Boy in the Bubble, Diamonds on the Soles of Her Shoes. L’album deviendra un classique, Album de l’année aux Grammy ; il relance Simon, redéfinit le dialogue entre pop occidentale et musiques africaines.
Le risque n’était pas seulement esthétique. En 1985‑1986, la communauté internationale mène un boycott culturel contre le régime d’apartheid. Le projet attire donc des critiques : Paul Simon a‑t‑il contourné l’embargo ? A‑t‑il mis en scène une fusion qui bénéficie surtout à l’artiste occidental ? Le débat fut âpre et complexe. On sait que Simon s’est appuyé sur des intercesseurs respectés, a rémunéré généreusement ses collaborateurs, et a tenu à créditer les auteurs des motifs empruntés. Mais l’enjeu dépassait la fiche technique : il touchait à l’éthique de l’échange dans un contexte politique brûlant.
C’est dans cette ambivalence que la formule de McCartney prend sens. Graceland a marché sur un fil : esthétique (ne pas folkloriser, ne pas diluer), politique (ne pas servir de vitrine à un système honni), symbolique (ne pas confisquer une parole au profit d’une star). Que McCartney parle de territoire dangereux n’a donc rien d’une pique : c’est un constat.
Band on the Run vs Graceland : deux manières d’« aller ailleurs »
Comparer Band on the Run et Graceland n’a de sens que si l’on reste précis. Le premier est un album de rock écrit par un britannique dans un pays africain ; le second est un album pop occidental structuré, en grande partie, autour d’idiomes sud‑africains. Dans Band on the Run, l’Afrique est un cadre de travail qui déplace l’oreille et désencombre l’atelier ; dans Graceland, elle est langage et matière même de la composition.
Il y a, certes, des passe‑ponts : McCartney a rêvé de mélanges, a écouté Fela, s’est nourri de rythmes entendus à Lagos ; Simon a, lui aussi, construit ses chansons avec des structures qu’il maîtrisait déjà (couplets, refrains, ponts) et a posé sa voix sur des moteurs harmoniques venus d’ailleurs. Mais le degré d’intégration n’est pas le même. Band on the Run reste un chef‑d’œuvre pop‑rock qui a choisi l’ailleurs comme stimulant. Graceland est un carrefour sonore où le métissage est le cœur du dispositif.
C’est pourquoi la notion d’emprunt ne s’évalue pas à l’aune d’une géographie (enregistrer en Afrique), mais d’une poétique (comment on écrit, on crédite, on rémunère, on raconte). Sur ce plan, McCartney et Simon auront, chacun à leur manière, déminé les malentendus : Paul en ouvrant sa porte à Fela, Paul Simon en mettant en avant ses partenaires et en défendant publiquement l’échange.
L’aphorisme piégé : « un bon artiste emprunte, un grand artiste vole »
La phrase que McCartney met en avant est devenue un porte‑manteau culturel. On l’attribue à Picasso, d’autres la rattachent à T. S. Eliot (dans une version plus subtile : « les poètes immatures imitent, les poètes mûrs volent »). Qu’importe, ici, la paternité exacte ; ce qui compte, c’est le sens que McCartney lui donne : un grand artiste ne copie pas, il absorbe au point de rendre méconnaissable la source, et de créer autre chose. C’est un test exigeant : il ne déculpabilise pas l’emprunt, il l’oblige.
À cette aune, Graceland a convaincu parce que l’addition n’est pas sommaire. Les harmonies vocales de Ladysmith Black Mambazo ne sont pas un ornement, elles transforment la prosodie de Simon. Les guitares scintillantes et les basses souples ne sont pas des épices, elles reconfigurent le balancement des chansons. De l’autre côté, Band on the Run a tenu parce que ses angles (changements de tempo, sections enchaînées, ponts modulants) n’étaient pas des exercices, mais la forme naturelle d’une écriture nourrie d’expériences multiples.
Lagos, un laboratoire : Fela Kuti, Ginger Baker, l’ombre et la lumière
La séquence nigériane de 1973 mérite qu’on s’y attarde. Le Nigeria que découvrent Paul et Linda n’a rien d’une escapade touristique. La ville est vibrante, dense, parfois dangereuse ; les nuits sont musicales, politique et culture s’y entrecroisent. Fela Kuti, au Shrine, a fait de la scène un comptoir où se dit l’Afrique post‑coloniale. Ginger Baker, batteur nomade, y a planté son studio et tissé des liens avec la scène locale.
Dans ce paysage, McCartney n’est ni un penseur de l’afrobeat, ni un ethnomusicologue. Il est un songwriter venu trouver un souffle. Les accusations initiales de Fela (le vol de la musique noire) disent moins un procès qu’une vigilance légitime. La réponse de Paul – inviter, faire écouter, désamorcer – est à son image : pragmatique, presque domestique. Le résultat tient en peu de mots : la paranoïa retombe, le respect s’installe. Et, détail précieux, Picasso’s Last Words porte la trace de cette traversée – une pièce en mouvements, cubiste comme l’a voulu Paul, où l’on entend jusqu’au grésillement d’une boîte remplie de cailloux.
Johannesburg, une fabrique : Ladysmith Black Mambazo et les ponts harmoniques
De son côté, Paul Simon s’est immergé dans une fabrique sud‑africaine. Le travail avec Ladysmith Black Mambazo, le jeu des guitares locales, les grooves de township, tout cela n’a pas été une décoration, mais une co‑écriture. La voix de Simon, jusque‑là familière dans un moule folk, s’appuie sur des chœurs qui en réécrivent la métrique. Les mélodies deviennent pas de danse, les ponts s’ouvrent sur des réponses polyphoniques, l’accordéon de The Boy in the Bubble propulse des images nouvelles.
L’impact esthétique est immédiat : le disque touche très large, et fait entrer, pour des millions d’oreilles occidentales, un langage jusque‑là marginalisé. Mais le prix symbolique est discuté : qui parle au centre ? Qui signe ? Qui gagne ? À plus de trente ans de distance, on peut dire que Graceland a ouvert des carrières, popularisé des noms, et modélisé une façon de travailler avec des musiciens locaux qui, pour le meilleur et pour le pire, a fait école.
« Voler » n’est pas « piller » : le droit, l’éthique, la pratique
Le vocabulaire joue des tours. Quand McCartney cite l’adage « voler », il ne valide pas le plagiat. Il parle de cette alchimie qui rend l’emprunt créateur. Le plagiat est une fraude : on s’approprie une œuvre en la déguisant, on cache les sources, on dérobe la signature. L’emprunt créatif, au contraire, accuse sa dette (par les crédits, la rémunération, la mise en avant des partenaires) et transforme au point de faire naître un objet nouveau.
Dans le rock et la pop, cette dialectique est fondatrice. Les Beatles ont bâti leur art sur des allers‑retours : skiffle, rhythm and blues, Motown, musiques indiennes (pensons à Within You Without You ou The Inner Light). McCartney, en particulier, a aimé jouer avec les idiomes : pastiche music‑hall, bossa en clair‑obscur, reggae saisi à sa façon (Ob‑La‑Di, Ob‑La‑Da), psychédélisme feutré. La ligne de crête n’est jamais fixe, mais on y reconnaît des marqueurs : créditer ceux qui ont contribué, travailler avec eux quand c’est possible, assumer le contexte.
Ce que dit le compliment de McCartney à Simon
Revenons à la déclaration qui a déclenché l’article. McCartney ne grince pas des dents, il inspecte une frontière. En qualifiant Graceland de « territoire dangereux », il reconnaît une prise de risque. Et, surtout, il valide le résultat. Autrement dit : Simon a franchi la ligne sans la piétiner. Il a transformé ses influences en chansons qui lui ressemblent, tout en ouvrant un espace à ceux qui l’ont inspiré. La formule n’a donc rien d’un retour de bâton ; c’est un hommage enveloppé dans un clin d’œil.
Ce clin d’œil dit aussi autre chose de McCartney : à 83 ans, il se positionne encore comme un écoutant. Il observe, compare, réfléchit à la fabrique des autres. C’est la marque d’un professionnel qui sait que la musique n’est pas une ligne d’arrivée, mais un dialogue.
Deux legs, deux trajectoires
Au bilan, Band on the Run et Graceland ont réglé le problème de leurs auteurs à des moments charnières. Pour McCartney, 1973‑1974 est une preuve : il peut diriger, écrire, porter un album sans l’ombre écrasante des Beatles. Pour Simon, 1986‑1987 est une renaissance : il peut réinventer son vocabulaire sans renier son écriture. Les deux disques ont vieilli avec grâce, parce qu’ils ne posaient pas un effet, ils racontaient une quête : respirer ailleurs pour écrire autrement.
On peut préférer l’un à l’autre. On peut débattre de la politique de Graceland ou de l’intention de Band on the Run. Ce qui demeure, c’est la leçon : l’ailleurs n’est pas un décor. Il est un outil. Et, pour mériter ce mot, encore faut‑il l’user avec responsabilité.
L’art d’approcher la ligne sans la franchir
Entre hommage et pillage, il n’existe pas de code pénal immuable. Il y a des degrés, des contextes, des gestes. McCartney, en soulignant le danger de Graceland, ne distribue pas des cartons rouges ; il rappelle que la musique avance par frictions, par emprunts, par réponses. Et que l’honneur d’un artiste tient à la manière dont il rend ce qu’il a reçu.
Band on the Run a été écrit en Afrique, mais n’a pas prétendu être de la musique africaine. Graceland a embrassé des idiomes africains, mais n’a pas dissous l’auteur dans une posture. Dans les deux cas, la ligne a été approchée. Et, si l’on suit McCartney, bien approchée.
Qu’on soit fan des Beatles, admirateur de Paul Simon, ou simple curieux des circulations musicales, l’épisode rappelle, au présent, une évidence : la grande pop n’est jamais pure. Elle est métissée, discutée, vérifiée. Elle vit là, sur cette ligne mouvante où l’on emprunte pour inventer.
