« I Am The Walrus » incarne le génie expérimental des Beatles. Composée par Lennon en 1967, la chanson mêle absurdités poétiques, innovations sonores et montage radio inédit, avec une orchestration audacieuse signée George Martin. Véritable manifeste pop avant-gardiste, elle ridiculise l’idée que les Beatles soient « surcotés » en fusionnant musique concrète, nonsense à la Carroll et mixage révolutionnaire.
Au rayon des chansons-arguments, « I Am The Walrus » tient du cas d’école. On la cite rarement comme « porte d’entrée » du répertoire des Beatles ; on la brandit souvent, en revanche, quand il s’agit de rappeler jusqu’où le groupe a poussé la pop. Œuvre de John Lennon à son pic d’insolence poétique, façonnée par George Martin à son sommet d’inventivité orchestrale, ce titre paru fin 1967 réunit à lui seul un faisceau d’audaces — écriture, arrangement, montage, mixage — qui dément à peu près tout procès en banalité.
Sommaire
- 1967 : le contexte, l’audace et la bascule
- Une genèse volontairement déroutante
- En studio : un laboratoire appelé Abbey Road
- Versions, montages et mixages : un millefeuille technique
- Harmonie : le « ruban de Möbius » de Lennon
- Le texte : nonsense, coups de griffes et culture pop
- Orchestration et chœur : George Martin met les mots en scène
- Le scandale « knickers » et la censure bien réelle
- Clip, film et réception : un sommet dans un naufrage télévisé
- Singulier et pluriel : la trajectoire commerciale
- Pourquoi « Walrus » ridiculise l’argument « surcotés »
- Une influence durable dans la pop moderne
- Ce que disent les détails : quelques clés d’écoute
- Verdict : un morceau-preuve
1967 : le contexte, l’audace et la bascule
L’année 1967, c’est Sgt. Pepper’s au printemps, l’« été de l’amour », et, fin août, la mort de Brian Epstein. « I Am The Walrus » devient, dans la foulée, l’un des tout premiers enregistrements réalisés après cette disparition ; l’ambition artistique n’en faiblit pas pour autant. Le morceau est d’abord publié en face B de « Hello, Goodbye » (24 novembre au Royaume-Uni, 27 novembre aux États-Unis), tout en figurant sur la bande originale de Magical Mystery Tour. Ce couplage paradoxal — une ballade pop limpide d’un côté, une pièce psychédélique aussi dense que narquoise de l’autre — reflète la tension créative qui irrigue alors le groupe.
Une genèse volontairement déroutante
Lennon compose « I Am The Walrus » pour brouiller les pistes. Il apprend que des professeurs de son ancien lycée dissèquent les paroles des Beatles en classe ; il décide donc d’écrire un texte « qui les perdra », amalgame de jeux sonores, d’images absurdes et d’allusions culturelles. Il confronte trois embryons de chansons (un motif inspiré par une sirène de police, une saynète de jardin anglais, une ritournelle de cour d’école) et les soude en une seule pièce. L’inspiration littéraire vient de Lewis Carroll — « The Walrus and the Carpenter » — tandis que l’imaginaire psychédélique doit beaucoup aux expériences au LSD que Lennon évoquera plus tard.
Le fameux « Eggman » du refrain ? Depuis ses mémoires, Eric Burdon (The Animals) revendique le surnom et son origine cocasse, devenue l’une des légendes annexes du morceau. On laissera à l’anecdote sa zone de flou, tant l’essentiel est ailleurs : Lennon érige un personnage totémique (« le morse ») à partir d’un poème de Carroll, puis s’amuse à retourner la symbolique l’année suivante dans « Glass Onion » (« the walrus was Paul », lance-t-il, histoire d’alimenter les chasseurs d’indices).
Quant à la ritournelle « goo goo g’joob », on la dit volontiers « joycienne ». Les spécialistes notent qu’on ne la trouve pas telle quelle chez James Joyce (on lit plutôt « googoo goosth » dans Finnegans Wake) — ce qui n’empêche pas la filiation de sens : chez Lennon comme chez Joyce ou Carroll, c’est le son, plus que le sens, qui mène la danse.
En studio : un laboratoire appelé Abbey Road
EMI Studios (Abbey Road), septembre 1967. Le groupe pose la rythmique les 5 et 6 septembre, puis revient les 27 et 29 pour bâtir un collage sonore inédit. George Martin orchestre cordes, cuivres et vents (violons, violoncelles, cors, clarinette), pendant que le chœur des Mike Sammes Singers — huit voix féminines et huit masculines — invente une diction absurde, entre onomatopées et slogans (« ho-ho-ho, hee-hee-hee, ha-ha-ha », « oompah, oompah, stick it up your jumper ! », « everybody’s got one »). Dans le contrôle, Geoff Emerick et Ken Scott pilotent prises et réductions à quatre pistes, l’empilement étant ensuite mixé en mono.
Le coup de génie, resté célèbre, survient au 29 septembre : Lennon branche un poste sur le BBC Third Programme en pleine séance de mixage et capture « en direct » un extrait du King Lear (Acte IV, scène 6). Les voix qu’on perçoit dans la coda — Mark Dignam (Gloucester), Philip Guard (Edgar) et John Bryning (Oswald) — proviennent d’une production enregistrée fin août. Ce greffon radiophonique, ajouté « live » dans le mix mono, explique qu’en stéréo l’enregistrement bascule ensuite en faux stéréo (« fake stereo ») : on n’avait pas, à l’époque, de piste séparée permettant de « recoller » proprement la radio dans une version stéréo intégrale
Détail capital révélé cet été : Paul McCartney affirme que l’idée d’introduire une radio au hasard vient de John Cage et de sa pièce Radio Music (1956). « On tourne le bouton, on tombe sur du Shakespeare, King Lear… C’était beau à cet endroit-là », raconte-t-il. Le geste ancre « I Am The Walrus » dans un dialogue clair avec l’avant-garde — musique concrète, hasard contrôlé — sans renoncer au format pop.
Versions, montages et mixages : un millefeuille technique
La version mono d’origine commence par quatre battements ; la stéréo par six. Le passage « radio » étant collé dans le mono, la version stéréo de 1967 passe à ce moment en « mock stereo » (grave sur un canal, aigu sur l’autre), d’où la sensation de « dérive » à la fin. Divers montages ultérieurs ont tenté d’« unifier » la stéréo : un hybride sur Rarities (1980), un remix complet pour la restauration vidéo de Magical Mystery Tour en 2012, puis de nouveaux mixages (stéréo et multicanaux) réalisés quand Apple/Beatles ont remis la main sur une source du King Lear. En 2023, la compilation 1967–1970 (« l’album bleu ») a bénéficié d’une nouvelle passe de mixage. Chaque étape redit la même chose : la chanson est un palimpseste technique autant qu’une partition.
Harmonie : le « ruban de Möbius » de Lennon
Les notes analytiques du musicologue Alan W. Pollack résument l’étrangeté d’« I Am The Walrus » : tonalité nominale en La majeur, mais attraction insistante du V de V (Si majeur) et « centre de gravité » farceur. Les couplets installent la maison (I), mais la font tanguer par des degrés empruntés (♭III, ♭VII), des glissements par blocs d’accords, une manière « parlée » de la mélodie. Le refrain s’amarre sur E (V), comme s’il modulait, puis la coda lance une boucle où la basse descend (A-G-F-E-D-C-B) pendant que le dessus monte (A-B-C-D-E-F#-G). Pollack y voit un « ruban de Möbius harmonique » : on tourne en rond tout en progressant, l’oreille perd la notion d’arrivée. C’est vertigineux, et — fait rare — dansant.
Ce vocabulaire (♭III, ♭VI, ♭VII), ces modalités (éolien, soupçons de lydien) et ces médiantes déplacées constituent, chez Lennon, une façon d’attaquer la tonalité par les côtés. La « logique » est moins fonctionnelle que cinétique : le mouvement des lignes (basse, cordes, chœurs) commande, l’harmonie suit. L’intuition pop demeure, pourtant, via un robuste schéma V-IV-I qui affleure à plusieurs carrefours — comme si Lennon plantait des jalons familiers au cœur du maquis.
Le texte : nonsense, coups de griffes et culture pop
Le texte amalgame nonsense à la Carroll, soupçons de Joyce, instantanés surréalistes (« custard », « cornflakes », jardins anglais) et apartés vachards. Lennon dira que l’« Elementary penguin » moque une religiosité de surface et certains gourous à la mode ; ailleurs, il cite en douce l’univers des Beatles eux-mêmes (« Lucy »). L’onomatopée « goo goo g’joob » fait, depuis, l’objet de gloses sans fin… qui participent de son pouvoir : elle appartient au son, non au commentaire.
Deux mythologies collent au morceau. D’abord l’Eggman : Eric Burdon raconte que le surnom, bien réel, lui venait d’un épisode intime resté fameux dans les coulisses sixties ; Lennon s’en amuse et le glisse dans le refrain. Ensuite le Morse : Lennon explique, en 1980, qu’il avait oublié que, chez Carroll, le morse joue plutôt le « méchant » — il en rira en disant qu’il aurait dû chanter « I am the carpenter »… ce qui, reconnaissons-le, sonne moins bien.
Orchestration et chœur : George Martin met les mots en scène
George Martin n’illustre pas ; il met en scène. Les cordes « pleurent » sur « I’m crying », glissent quand le texte bascule, les cors soulignent les ruptures, la clarinette basse épaissit le grave. Le chœur des Mike Sammes Singers joue les commentateurs, ricane sur les « smokers », et lance ses cris comme dans un cartoon détraqué. De ce dialogue texte-musique naît l’impression d’un théâtre sonore où tout, jusqu’au craquement de radio, « signifie » sans qu’on puisse résumer en une morale.
Le scandale « knickers » et la censure bien réelle
À peine sortie, la chanson est bannie de la BBC pour une ligne jugée inconvenante (« you’ve let your knickers down »). Il faut replacer l’épisode dans la morale radiophonique du temps : l’injure n’est pas le sujet, c’est l’irruption d’un réalisme goguenard dans un programme de grande écoute. Ironie affûtée : quelques secondes plus tard, Shakespeare lui-même — via King Lear — se promène, en toute légitimité, dans la coda. De quoi rappeler que « Walrus » joue sur tous les registres à la fois.
Clip, film et réception : un sommet dans un naufrage télévisé
Dans le film Magical Mystery Tour, séquence-clip à part entière, les Beatles miment « I Am The Walrus » sur le tarmac de RAF West Malling (Kent), au pied de monumentales murs pare-souffle de béton. Tourné en couleur mais diffusé en noir et blanc sur BBC1 le 26 décembre 1967, le programme est démoli par la critique ; la musique, elle, s’en sort la tête haute, et la scène du Morse s’impose comme son passage le plus fort — au point d’être devenue, depuis, l’illustration canonique du morceau.
Singulier et pluriel : la trajectoire commerciale
Choisie en face B de « Hello, Goodbye », « Walrus » ne mène pas la danse dans les classements, mais sa présence simultanée sur le 45 tours et sur le EP (au Royaume-Uni) lui vaut un curieux record : la composition de Lennon se retrouve « associée » à la fois au n°1 et au n°2 britanniques de décembre 1967 (le single et l’EP occupant ensemble le haut du classement). Aux États-Unis, la face B atteint le Hot 100 en son nom propre. Après coup, Lennon regretta que le titre n’ait pas été lancé en face A — mais l’histoire, elle, a tranché : la postérité a adopté le Morse.
Pourquoi « Walrus » ridiculise l’argument « surcotés »
D’abord parce qu’elle prouve que les Beatles ont pu, au cœur du mainstream, faire entrer dans la pop des idées avant-gardistes sans les édulcorer : radio en temps réel (merci Cage), collage à la Schaeffer, chœur de studio traité comme un personnage, harmonies à contre-emploi. Ensuite parce que la chanson réunit ces gestes dans une forme lisible : couplets/refrains, groove net, hook inoubliable. Ce n’est pas une carte postale d’expérimentateurs, c’est une chanson — que des enfants, encore aujourd’hui, reconnaissent à une simple onomatopée.
Ajoutez que le texte ne s’enferme pas dans l’absurde : derrière le jeu, on entrevoit le monde de 1967 — ses croyances « clefs en main », ses nouveaux rites, ses autorités qui tanguent. L’ultime collage King Lear — vieux monde, violence, filiation trouée — surgit comme un miroir non prémédité et pourtant juste. L’œuvre n’énonce pas un discours ; elle fabrique une expérience.
Une influence durable dans la pop moderne
Parce qu’elle marie orchestration et studio avec une audace encore rare en 1967, « Walrus » devient un réservoir à idées : des cordes « narratives », un chœur qui fait autre chose que « doubler » la mélodie, des montages qui deviennent partie intégrante de l’écriture. Pas surprenant qu’on la retrouve, citée, reprise, ou vénérée par des musiciens aussi différents que Oasis, Danny Elfman ou Spooky Tooth ; la liste en dit long sur la plasticité d’un morceau qui, sous ses airs d’énigme, a légué des méthodes.
Ce que disent les détails : quelques clés d’écoute
- L’entrée par paliers. L’introduction aligne des entrées échelonnées (backing, cordes, batterie) — une vieille ruse pop, ici détournée : la musique « converge » vers la tonalité depuis un Si majeur instable, avant de se poser (provisoirement) en La. Effet : on est en mouvement avant même de « comprendre » où l’on est.
- Le chœur comme bruitage. Les Mike Sammes Singers n’harmonisent pas ; ils illustrent (« glissandi » derrière « crying », chahut des « smokers », cadences grotesques). Le chœur cesse d’être un « vernis » et devient personnage, ce que beaucoup de productions pop apprendront à oser.
- La coda infinie. Basse descendante, dessus ascendant, accords qui s’enchaînent par degrés conjoints : on croit toucher au bout, mais l’enchaînement se reboucle. L’idée est simple, l’oreille ne s’en lasse pas. D’où ce sentiment d’expansion sans fin qui fascine encore aujourd’hui.
- Le « défaut » devenu signature. Le passage en faux stéréo de la version 1967, dû au collage radio « en dur » dans le mono, a longtemps été vu comme un compromis technique. Il est perçu, a posteriori, comme un signe — preuve qu’un montage peut faire œuvre. Les remix ultérieurs (2003, 2006, 2012, 2023) n’effacent pas cette vérité : chaque mix raconte une histoire de la chanson.
Verdict : un morceau-preuve
On peut ne pas aimer « Walrus ». On ne peut pas y voir de la routine. La chanson met à nu l’équation gagnante des Beatles : l’expérimentation assumée (Cage, la BBC en direct, la poésie sonore), l’écriture au cordeau (formes, contrastes, récurrences), la production comme dramaturgie (cordes et chœur jouent l’histoire), et le panache d’imposer tout cela au centre de la culture populaire. Quiconque soutient que les Beatles sont « surcotés » a le droit d’essayer… mais il devra expliquer « I Am The Walrus ». Longtemps. Et précisément.
