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Anthology 2025 : comment Paul, George et Ringo ont recréé les Beatles

Publié le 26 août 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

La réédition 2025 de l’Anthology des Beatles révèle autant les tensions et dynamiques entre Paul McCartney, George Harrison et Ringo Starr que leur musique. Trois voix, trois stratégies face à un projet chargé d’histoire, entre volonté de réparation, exigence artistique et protection émotionnelle.


Ce que la réédition 2025 remet crûment en lumière, ce ne sont pas d’abord les prises inédites, mais des attitudes. La manière dont Paul McCartney, George Harrison et Ringo Starr ont accepté — ou encaissé — l’Anthology des années 1994-1996 dit autant sur les Beatles que la musique elle-même : leadership assumé, scepticisme mordant, humour protecteur. Et au milieu, une cassette venue de chez Yoko Ono qui catalyse autant de fantasmes que de faits.

Sommaire

  • 2025 : pourquoi reparler d’attitudes maintenant
  • Une genèse longue, faite de reports, de silences… et d’un vieux dossier Apple
  • La cassette « For Paul » : un mythe commode, une réalité plus nuancée
  • Paul McCartney : moteur, diplomate, garant du « possible »
    • La position
    • La pratique
    • L’émotion
  • George Harrison : le gardien mordant — contrôle, humour noir… et réalités financières
    • Le contexte matériel
    • L’exigence technique et le droit de dire non
    • Le choix Lynne : une condition plus qu’un détail
  • Ringo Starr : le garde-temps, le garde-fou
  • Une politique du veto : la démocratie fragile des Threetles
  • Jeff Lynne : l’arbitre discret qui parle Beatles couramment
  • George Martin, absent présent : le fantôme du producteur
  • Ce que chacun cherche (et évite) dans Anthology
    • Paul : un geste de réparation
    • George : un pouvoir de filtration
    • Ringo : la tenue et le temps
  • « Free as a Bird » / « Real Love » : deux cas d’école
  • « Now and Then » : 1995, non ; 2023, oui — qu’est-ce que cela dit des trois ?
  • La question qui fâche : George a-t-il fait Anthology « pour l’argent » ?
  • 2025 rebat les cartes — sans changer les caractères
  • L’Anthology, vue par leurs positions (plutôt que par ses contenus)
  • Les cinq scènes qui résument tout
  • En guise de sortie de scène

2025 : pourquoi reparler d’attitudes maintenant

La restauration de la série Anthology (1995) avec un neuvième épisode construit à partir d’images inédites des sessions 1994-1995, sa mise en ligne sur Disney+ le 26 novembre 2025, et la parution concomitante d’Anthology 4 (inédits + nouveaux mixes de « Free as a Bird » et « Real Love ») refocalisent le débat : que voulaient vraiment les survivants, et jusqu’où étaient-ils prêts à aller pour « reformer » le groupe sans John ?

Une genèse longue, faite de reports, de silences… et d’un vieux dossier Apple

L’idée d’un récit officiel des Beatles précède de très loin les années 1990. Neil Aspinall travaille dès le début des années 1970 sur un documentaire provisoirement titré The Long and Winding Road : recherche d’archives, montage, versions quasi terminées… avant que les contentieux et la lassitude post-séparation ne figent tout pour un quart de siècle. Ce projet embryonnaire deviendra, au fil des décennies, l’architecture d’Anthology.

Ce rappel n’est pas anecdotique : il éclaire la temporalité affective des protagonistes. Au-delà des contrats, chacun revient dans le cadre Aspinall pour re-raconter sa propre histoire — un enjeu de mémoire autant que de marketing.

La cassette « For Paul » : un mythe commode, une réalité plus nuancée

La scène est connue : janvier 1994, New York, Rock and Roll Hall of Fame. Paul vient honorer John, et Yoko Ono lui confie des démos sur cassette — « Free as a Bird », « Real Love », « Grow Old with Me », « Now and Then ». On a souvent brodé un troc : Paul accepte d’« inducter » John, Yoko « donne » les bandes en contrepartie. Yoko a explicitement démenti l’idée d’un marché : « Tout était réglé avant. J’ai juste profité de l’occasion pour les remettre en main propre à Paul. »

De son côté, Paul raconte avoir posé un cadre : « Si ça ne marche pas, vous pouvez opposer un veto. » Une concession promise à Yoko (et à Sean) qui horrifie d’abord George et Ringo — « Et si nous, on aime ? » — mais qui deviendra la méthode des sessions : unanimité ou rien.

Paul McCartney : moteur, diplomate, garant du « possible »

La position

Paul est l’initiateur pragmatique. Il sait que l’« album réunion » n’existe pas et qu’il n’existera pas ; mais il voit dans deux chansons de John l’occasion d’un geste symbolique qui « répare » une histoire fracturée. Il mènera la négociation avec Yoko, pose la règle du veto, accepte de ne pas forcer la main si la greffe sonne faux.

La pratique

George Martin décline la production (problèmes d’audition ; réticence esthétique). Paul est attaché à Martin mais accepte l’évidence : s’ils veulent convaincre George, il faut Jeff Lynne, l’allié de Cloud Nine et des Wilburys. McCartney a longtemps redouté un « effet ELO » trop marqué ; il admettra que Lynne s’est montré « diplomate » et « fair ».

L’émotion

Paul décrit des moments d’atelier où les harmoniques Paul/George se recollent d’emblée : « et tout à coup, c’est les Beatles de nouveau », dira Jeff Lynne — un constat que Ringo confirmera. L’Anthology de Paul est une fabrique de présent, pas un mausolée : faire que ça sonne comme eux, maintenant, sans travestir John.

George Harrison : le gardien mordant — contrôle, humour noir… et réalités financières

Le contexte matériel

Difficile d’analyser l’attitude de George sans rappeler le contexte financier du début des années 1990. L’aventure HandMade Films s’est soldée par un naufrage et un contentieux lourd contre son ex-associé Denis O’Brien. En 1995, Harrison attaque pour 25 millions de dollars ; en 1996, la justice lui accorde 11,6 millions. On ne parle pas de ruine, mais de pression bien réelle — cash, frais de justice, actifs mobilisés. L’urgence n’explique pas tout, elle éclaire une part de sa disponibilité pour Anthology. (Deseret News, Le Guardian, Wikipédia)

Attention méthode : relier mécaniquement la participation de George à un besoin d’argent serait réducteur. Les archives attestent des pertes, du litige et de l’indemnisation, pas de son for intérieur. La corrélation temporelle existe ; la causalité demeure inférée.

L’exigence technique et le droit de dire non

S’il vient, George cadre. Il veut Jeff Lynne (confiance, langage commun), un son net, des guitares articulées, et un droit de veto réellement opérationnel. Il l’utilise : « Now and Then » est abandonnée en 1995 — bruit de fond irréparable à l’époque, chanson jugée « rubbish » par Harrison selon plusieurs sources, et goût réticent pour l’idée de « finir » un John absent. Il faudra l’outillage MAL/IA de 2023 pour qu’elle trouve son point d’équilibre.

Sur la philosophie de l’exercice, son humour perce : il lâche (1995-96) une saillie devenue proverbiale — « J’espère qu’on fera ça à toutes mes maquettes pourries quand je serai mort » — à la fois tendre (pour John) et acide (pour l’artifice). Et, lorsqu’on évoque l’idée d’aller plus loin que trois volumes : « Après, ce serait vraiment racler le fond du baril ». Ces phrases, souvent reprises, servent autant de paratonnerre médiatique que de ligne rouge esthétique.

Le choix Lynne : une condition plus qu’un détail

La non-implication de George Martin laisse un vide symbolique. Le choix Lynne n’est pas un caprice : pour George, c’est l’assurance d’un chef de chantier capable de désencoder des cassettes lo-fi de John sans dénaturer les guitares ni les voix. C’est aussi une manière de ne pas revivre 1967-1969 : on n’est plus dans l’utopie du laboratoire Martin, mais dans une réparation précise et respectueuse.

Ringo Starr : le garde-temps, le garde-fou

On sous-évalue souvent la tenue que Ringo impose aux projets sensibles. Sur Anthology, son rôle public est double : désamorcer (humour, recul) et stabiliser (tempo, structure). Au cœur des sessions, il dira la phrase la plus saine et la plus dure à la fois : « On a fait comme si John était parti prendre le thé et nous avait laissé la bande. » C’est à ce prix qu’il parvient à jouer, malgré la charge émotionnelle.

Dans le même mouvement, il admet un sentiment ambigu sur « Real Love » : la chanson étant déjà presque finie, ils se sont parfois sentis comme des « sidemen » de John. C’est Ringo dans le texte : pas de pathos, une constatation sur la place musicale réelle.

Une politique du veto : la démocratie fragile des Threetles

Le cadre imposé par Paul aux interlocuteurs (Yoko, Sean) — veto garanti si l’alchimie ne prend pas — devient la constitution interne. Aucun des trois ne veut d’un objet « Beatles™ » validé à 2 contre 1. Ce principe explique à la fois la retenue (deux titres seulement) et la tension autour des chantiers avortés (« Now and Then » à l’époque, « Carnival of Light » discuté puis recalé). La règle n’évite pas les fâcheries, mais elle sauve l’intégrité du nom.

Jeff Lynne : l’arbitre discret qui parle Beatles couramment

Lynne n’est pas un intrus venu plaquer l’ADN ELO sur les tapes de John : c’est un traducteur technique missionné par George, déjà rodé aux textures de Cloud Nine et à la camaraderie Wilburys. Il le dira simplement : « Quand Paul et George ont lancé les chœurs, c’étaient les Beatles à nouveau. » Dans l’atelier, son emploi du temps est celui d’un ingénieur de crise : débrouiller la voix de John, recoller les tempos, assainir sans aseptiser.

La critique d’un son trop « Lynne » a existé — c’est l’acompte à payer pour faire passer 1977-1980 (maquettes maison) dans un mix radiophonique des années 1990. Mais c’est précisément ce pont que demanda George.

George Martin, absent présent : le fantôme du producteur

George Martin décline la production des nouveaux titres — audition en berne, réserves sur l’exercice même — tout en restant architecte de la collection Anthology. Sa position sobre est capitale : bénir sans surplomber, laisser Lynne faire le travail ingrat de chirurgie numérique (version 1995). On sait, par ailleurs, que Martin juge le résultat « très très bon », tout en admettant qu’il l’aurait « fait autrement ». C’est de la courtoisie exigeante, version Fifth Beatle.

Ce que chacun cherche (et évite) dans Anthology

Paul : un geste de réparation

  • Réparer une intimité artistique brisée en 1970 et ravagée en 1980.
  • Réaffirmer une méthode (collégiale, à l’unanimité), qui lui permet de ne pas être l’homme qui « impose » — l’un des maux qui lui collent à la peau depuis Let It Be.
  • Montrer que « Beatles » peut encore vouloir dire groupe en action, pas seulement catalogue.

George : un pouvoir de filtration

  • S’assurer que l’on ne signe ni un pastiche, ni une profanation.
  • Tester la loyauté technique (Lynne) et symbolique (veto) de ses partenaires.
  • Désamorcer l’emballement par un humour noir qui évite de le piéger dans la nostalgie.

Ringo : la tenue et le temps

  • Donner à ces fragments la pulsation qui les installe dans un morceau vivant.
  • Protéger le fragile équilibre émotionnel du trio par une distance juste — cette phrase du « thé » suffit à cadrer le deuil.

« Free as a Bird » / « Real Love » : deux cas d’école

  • « Free as a Bird » est la « vraie » séance de studio : écriture additionnelle (pont, lignes de slide), ingénierie lourde, et cette impression de faire une chanson — pas seulement de finir un fragment. L’atelier réactive un nous musical.
  • « Real Love » arrive plus aboutie : la marge de manœuvre est moindre, l’émotion plus heurtée — d’où le sentiment de sidemen. La chanson restera pourtant l’un des axiomes publics d’Anthology : c’est la preuve sonore la plus « évidente » de la greffe.

« Now and Then » : 1995, non ; 2023, oui — qu’est-ce que cela dit des trois ?

L’échec de 1995 tient autant au technique (souffle, parasites, instabilité de hauteur) qu’au moral : George n’achète pas l’idée, ou pas encore. Vingt-huit ans plus tard, l’outillage démix dégage la voix de John ; le titre sort, scellé par Paul et Ringo, et validé par les ayants droit Harrison. Ce déplacement raconte deux choses :

  1. le veto de George n’était pas caprice, c’était une norme de qualité ;
  2. la technologie peut, parfois, réparer l’intention initiale sans trahir son esprit.

La question qui fâche : George a-t-il fait Anthology « pour l’argent » ?

Reprenons froidement.

  • Faits : 1991-1994, HandMade s’effondre ; 1995-1996, procès contre O’Brien ; 1996, jugement : 11,6 M$. On peut parler de tension financière.
  • Faits (atelier) : George impose Jeff Lynne, veto pleinement effectif, refuse « Now and Then » à l’époque, ironise sur les « maquettes pourries ». Rien de tout cela ne ressemble à l’attitude d’un prestataire résigné : c’est un coproducteur qui tient son curseur esthétique.
  • Ce qu’on peut inférer : l’état de ses finances a sans doute levé des objections de principe qu’il entretenait depuis des années vis-à-vis du rétro-marchandisage Beatles. Mais l’engagement de George dans la qualité (et son droit de dire non) montre que l’argument « uniquement pour l’argent » ne tient pas.

La réponse honnête est donc composite : oui, le contexte matériel a pesé ; non, il n’explique ni le niveau d’exigence, ni la physionomie finale du projet.

2025 rebat les cartes — sans changer les caractères

La réédition 2025 ajoute un couche-mémoire :

  • Sur Paul, elle souligne son rôle d’architecte de situations : savoir négocier, contenir, faire.
  • Sur Ringo, elle réhabilite son autorité douce : le musicien qui évite au projet de devenir un totem funéraire.
  • Sur George, elle confirme la ligne : quand le matériau tient, il signe (son jeu de slide, ses harmonies) ; quand ça dévie, il retire sa signature.

La sortie d’Anthology 4 et la remasterisation pilotée par Giles Martin reclouent aussi les débats sur le son : la question n’est plus « ELO ou pas », mais lisibilité et vérité des sources — la même exigence, transposée avec les outils d’aujourd’hui.

L’Anthology, vue par leurs positions (plutôt que par ses contenus)

  • Anthology comme diplomatie (Paul) : un format pour que le trio se parle à nouveau, dans un cadre artistique plutôt que juridique.
  • Anthology comme digue (George) : un pare-feu contre la tentation d’en faire trop (la tentation est permanente chez les entités légendaires).
  • Anthology comme hygiène (Ringo) : un protocole émotionnel minimal — humour, rythme, humanité — pour tenir l’ouvrage sans l’alourdir.

Chacun y trouve — ou y perd — quelque chose : Paul y regagne un nous audible ; Ringo y gagne la reconnaissance d’un rôle souvent mal lu ; George y maintient un droit de retrait qui est, chez lui, une forme de fidélité (à John, à lui-même, aux Beatles qu’il veut bien encore être).

Les cinq scènes qui résument tout

  1. Chez Yoko, 1994 : Paul écoute les cassettes, propose aux ayants droit un veto libre ; Yoko précise que la remise n’était pas un deal, mais un geste déjà acté.
  2. Hog Hill Mill, 1994-95 : Jeff Lynne s’échine à extraire la voix de John ; au premier empilement de chœurs Paul/George, la chimie sonore reparaît.
  3. Salle de contrôle : Ringo tranche l’insoutenable en blague d’atelier : « John est au thé ». On peut jouer.
  4. Couloir : George lance une pique — « qu’on fasse ça à mes maquettes pourries quand je serai mort » —, et referme la porte à tout baril raclé au-delà de vol. 3.
  5. 2023-2025 : « Now and Then » ré-ouverte par la technologie, Anthology ré-ouverte par la restauration. Ce qui était non devient oui, mais sans contredire le critère de 1995 : qualité d’abord.

En guise de sortie de scène

On a souvent voulu que l’Anthology dise « la vérité » des Beatles. Elle n’aura jamais dit que cela : la vérité d’un présent où l’on compose avec l’absence, les conditions et l’humeur. Paul a remis la machine en marche, Ringo lui a donné de l’air, George a gardé la main sur le frein. Trois gestes, trois fidélités. C’est peut-être pour ça que ces morceaux — imparfaits, touchants — tiennent encore : ils ne mentent pas sur ceux qui les ont faits, ni sur celui qui manque.


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