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Mind Games, quand John Lennon a retrouvé le plaisir de la chanson

Publié le 28 août 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

Après une période d’engagement militant intense, John Lennon retrouve dans Mind Games (1973) le plaisir simple de faire de la musique : un album mélodique, introspectif et libéré, conçu comme un tournant pour redevenir musicien.


À la charnière de 1972 et 1973, John Lennon est un artiste à la fois surexposé et en panne de cap. Après l’onde de choc intime de « Plastic Ono Band » (1970) puis l’hymne planétaire « Imagine » (1971), il s’est jeté à corps perdu dans une période de combat politique avec « Some Time in New York City » (1972). L’album, conçu avec Yoko Ono et entouré du groupe Elephant’s Memory, multipliait les prises de position – droits civiques, Irlande du Nord, féminisme, incarcération d’Angela Davis – au risque d’un didactisme qui a laissé une partie du public et de la critique déconcertés. Les concerts de 1972, la bataille juridique pour son droit de séjour aux États‑Unis, la pression médiatique et la surveillance dont il se sait l’objet forment un bruit de fond qui finit par étouffer l’essentiel : la joie de faire de la musique.

Dans ce contexte, « Mind Games » (paru à l’automne 1973) apparaît comme une respiration. Lennon lui-même, quelques années plus tard, décrira ce disque comme un passage de « maniaque politique » à musicien retrouvant le plaisir de chanter – « mon idée du fun en musique, c’était chanter », dira-t-il. Au‑delà de la formule, l’album est la preuve sonore d’un réajustement : moins de slogans, davantage de mélodies, de textures et d’humeurs.

Sommaire

  • Comment on en est arrivé là : la fin d’un cycle, le début d’un autre
  • Un album‑atelier : mélodies à vif et textures new‑yorkaises
  • « Mind Games », la chanson manifeste d’un recentrement
  • La face intime : excuses, promesses et aveux
  • Les rochers du disque : énergie, humour et nerf
  • Le politique en sourdine : d’anciens réflexes, un nouveau ton
  • Une écriture harmonique qui réactive l’artisan
  • Une pochette comme manifeste doux
  • Parution, accueil et trajectoire publique
  • « Redevenir musicien » : ce que cela veut dire pour Lennon
  • L’ombre de Yoko et la lumière qui filtre
  • Ponts avec le passé Beatles et préfigurations
  • Une réévaluation patiente, disque après disque
  • Ce que l’album nous dit de Lennon, encore aujourd’hui
  • Conclusion : l’idée du plaisir retrouvé

Comment on en est arrivé là : la fin d’un cycle, le début d’un autre

La trajectoire de Lennon depuis la fin des Beatles est faite d’expériences qui, souvent, se répondent. Après l’ascèse nue de « Plastic Ono Band », puis la ballade utopique d’« Imagine », l’album politique « Some Time in New York City » pousse l’axe engagé au bout de sa logique. Il y a là des chansons nécessaires (« Woman Is the N*** of the World** », « John Sinclair », « New York City ») mais aussi une lourdeur de discours qui fait écran au songwriter.

Face à cet épuisement, Lennon change de méthode. Il quitte le confort (et les excès) d’un groupe électrique taillé pour la scène, recrute des musiciens de studio new-yorkais rodés, raccourcit les chaînes de décision et produit lui-même l’album, sans Phil Spector. Le studio Record Plant à New York devient son atelier estival : on y travaille vite, avec des arrangements plus souples, des couleurs pop, soul et rock qui s’entremêlent sans appareillage idéologique pesant. Dans sa vie privée, le couple Lennon/Ono traverse des turbulences ; la séparation qui s’annonce – et qui débouchera sur ce que Lennon appellera le « Lost Weekend » – nourrit un climat d’introspection, de doute et d’ironie tendre. On n’est plus dans la déclamation ; on revient au métier.

Un album‑atelier : mélodies à vif et textures new‑yorkaises

« Mind Games » sonne comme un carnet où idées mélodiques et humeurs sont mises à l’épreuve de prises relativement directes. Lennon y joue guitares, pianos et orgues, entouré d’une section rythmique efficace, d’un batterie souple (au groove tour à tour feutré et claquant), de claviers aériens et, par moments, de cuivres ou cordes qui viennent souligner sans envahir. La production, moins abrasive que sur « Plastic Ono Band » et moins grandiloquente que sur certaines pages d’« Imagine », privilégie un équilibre : voix en avant, guitares nets, réverbération parcimonieuse. Tout concourt à recentrer l’écoute sur la chanson.

Ce recentrage n’exclut pas les expériences. Le titre « Nutopian International Anthem » – un « hymne » réduit à quelques secondes de silence – prolonge les jeux conceptuels autour de Nutopia, pays imaginaire inventé par John et Yoko pour moquer les frontières et les arbitraires de la nationalité. Mais l’esprit du disque est ailleurs : on y sent Lennon ranger ses manifeste pour retrouver le plaisir des modulations, des ponts, des refrains portés par une voix qui, quand elle cesse de haranguer, redevient l’un des instruments les plus émouvants de la pop.

« Mind Games », la chanson manifeste d’un recentrement

La plage titre, « Mind Games », est au cœur du projet. Écrite à partir d’une ébauche tardive des années Bed‑In (« Make Love, Not War ») et stimulée par des lectures autour des « jeux de l’esprit », la chanson a la limpidité des évidences : un tempo moyen, une progression d’accords qui s’ouvre comme une fenêtre, une mélodie qui monte par paliers pour se résoudre dans un refrain à messageamour au sens large, conscience et choix individuels. Ce n’est plus un tract, c’est une profession de foi pop.

Au mixage, la voix de Lennon flotte au centre, encadrée de guitares claires et de claviers qui apportent un halo planant. Il y a une élasticité harmonique héritée des Beatles tardifs, mais avec une sobriété nouvelle. En single, le titre se hisse haut dans les classements américains, confirmant que l’auteur d’« Imagine » sait encore toucher large quand il laisse parler son instinct mélodique.

La face intime : excuses, promesses et aveux

Si « Mind Games » ouvre un horizon éthique, l’album expose surtout une intimité en chantier. « Aisumasen (I’m Sorry) » est une prière d’excuse presque murmurée, logée dans une harmonie mineure qu’un solo de guitare vient entailler comme un sanglot retenu. L’intonation de Lennon – légèrement voilée, parfois brisée – donne au texte une force fragile ; rien de démonstratif, tout est affaire de timbre et de mesure.

Avec « Out the Blue », Lennon réussit l’une de ses ballades les plus sous‑estimées. Le morceau s’ouvre sur des arpèges presque folk, puis se dilate : la basse se fait mélodique, des chœurs très discrets colorent les cadences, et la structure semble échapper à la routine couplet‑refrain pour suivre un cheminement intérieur. Le texte célèbre la surprise d’un amour qui revient « de nulle part », en même temps qu’il reconnaît les dégâts du passé.

Plus loin, « I Know (I Know) » est construit comme une lettre à soi‑même : Lennon y admet ses angles morts, recolle des morceaux de sagesse pop (« l’amour est un travail », « il faut apprendre à écouter »), et trouve, dans une économie d’accords majeurs et mineurs, une sérénité qu’on n’attendait plus. À l’opposé, « One Day (At a Time) », chantée en falsetto, fait le choix d’une lévitation sensuelle ; le chant flottant, presque androgyne, révèle combien Lennon, quand il cesse de forcer le trait, conserve une palette vocale d’une souplesse étonnante.

Les rochers du disque : énergie, humour et nerf

L’album n’oublie pas la pulsion. « Tight A$ » aligne un shuffle nerveux, des bruits de cordes secs, une batterie qui claque et un phrasé qui frôle la parodie rockabilly ; Lennon y retrouve l’insolence du Cavern modernisée par New York. « Meat City » pousse encore plus loin le déferlement : guitares saturées, ponts en surmultipliée, sous‑entendus grivois chuchotés puis hachés par le mixage. Là encore, l’important n’est pas le message, mais l’énergie : on entend un musicien qui s’amuse à conduire un groupe, à resserrer les breaks, à déclencher des relances.

Dans un registre groovy, « Intuition » déroule une ligne de basse souple sur laquelle Lennon pose une mélodie qui serpente ; le texte revendique une confiance retrouvée dans ce qui guide sans bruit : l’intuition comme boussole face au vacarme extérieur. Enfin, « You Are Here » installe une ondulation chaleureuse, presque baléarique avant l’heure, où la voix déroule un mantra réconfortant : tu es , je suis , c’est maintenant que tout se joue.

Le politique en sourdine : d’anciens réflexes, un nouveau ton

Le politique n’a pas disparu ; il a changé de ton. « Only People » et « Bring on the Lucie (Freda People) » en portent la trace. On y entend le Lennon d’« Imagine »optimisme têtu, humour désabusé – plus que le pamphlétaire de 1972. « Bring on the Lucie » est une chanson de désenvoûtement : accorder sa guitare, accorder sa boussole morale, et desserrer l’étau des manipulations. Rien n’y est martelé ; tout passe par le rythme et un refrain qui reste en tête.

Quant au geste conceptuel du « Nutopian International Anthem », il résume l’état d’esprit : au lieu d’un manifeste jeté à la face du monde, un minuscule blanc sonore, presque un sourire sur bande. Le message est politique, mais il évite la posture ; il déplace le regard en douceur.

Une écriture harmonique qui réactive l’artisan

Ce qui frappe, à la réécoute, c’est la façon dont Lennon redevient un artisan d’harmonies. Il aime toujours les accords qui glissent d’un mode à l’autre, ces déplacements chromatiques qui colorent une phrase sans effet de manche. Sur « Mind Games », la modulation qui emmène le refrain semble ouvrir une porte sur un autre timbre émotionnel. Dans « Out the Blue », les ponts sont de petites modulations intérieures, comme si la chanson respirait de l’intérieur. Et sur « Aisumasen », la résolution refusée – ce retour à la tonique qui tarde ou ne vient pas – dit tout de la faute et du pardon encore empêché.

On retrouve aussi le goût des contrechants vocaux, ces deuxièmes voix qui n’imposent rien mais caressent l’oreille, héritage assumé des Beatles. La prise de son n’épaissit jamais le trait : la réverbération est courte, le stéréo demeure équilibré, les instruments occupent chacun un espace net. Loin de l’esthétique murale de certains travaux avec Spector, Lennon privilégie la lisibilité.

Une pochette comme manifeste doux

La pochette de « Mind Games » répond au contenu : collage onirique, horizon ouvert, silhouette minuscule de Lennon dans un paysage presque cosmique. Là encore, le regard n’est plus sommée de choisir un camp ; il est invité à entrer dans un espace. La typographie sobre, l’iconographie qui flirte avec le surréalisme léger, tout concourt à faire de l’album un objet qui apaise autant qu’il stimule.

Parution, accueil et trajectoire publique

À sa sortie à l’automne 1973, « Mind Games » trouve rapidement son public. Le single « Mind Games » entre dans le Top 20 américain, l’album se place dans le Top 10 aux États‑Unis et dans le Top 20 au Royaume‑Uni. La critique est alors partagée : certains y voient une remise en forme salutaire, d’autres regrettent un manque de tranchant après la radicalité de 1970‑1972. Ce balancement est logique : l’album refuse le sensationnel, préfère la tenue.

Avec le temps, la réception évolue. De nombreux auditeurs et commentateurs lisent désormais « Mind Games » comme un disque charnière, sans lequel l’arc qui mène à « Walls and Bridges » (1974) puis, plus tard, à « Double Fantasy » (1980) ne serait pas compréhensible. On y entend un Lennon qui se dégrippe, remet l’outil en main, reconnecte le musicien à l’homme.

« Redevenir musicien » : ce que cela veut dire pour Lennon

Quand Lennon confie que « Mind Games » l’a aidé à revenir au métier de musicien, il ne parle pas d’un simple réflexe professionnel. Il évoque un geste : chanter sans prêcher, jouer sans poser, composer sans vouloir résoudre tout le monde. Le plaisir de chanter revient d’ailleurs partout dans l’album : falsetto assumé sur « One Day (At a Time) », lignes tenues en haut du registre sur « Mind Games », éclats contrôlés sur « Meat City ». C’est par la voix que Lennon relie ses fragments – et par la voix qu’il s’allège.

Être « musicien », ici, c’est aussi réapprendre à faire confiance à des collaborateurs de studio, à ordonner des sessions sans se cacher derrière un producteur‑totem. C’est accueillir l’idée qui passe, accepter qu’une bonne prise vaut mieux qu’une thèse. On ne trouve pas sur « Mind Games » de pièce‑manifeste à la « Give Peace a Chance » ; on trouve des chansons qui tiennent, qui ont une ossature, un centre.

L’ombre de Yoko et la lumière qui filtre

La séparation avec Yoko Ono, qui prend corps à cette époque, imprègne la matière émotionnelle du disque. Beaucoup de titres – « Aisumasen », « Out the Blue », « I Know (I Know) » – portent une empreinte de regret, d’aveu, de réparation. Mais la lumière n’est jamais très loin : même quand la culpabilité affleure, elle est désamorcée par une trouvaille mélodique, un contrechant, une césure rythmique qui relance. Lennon ne se dissèque plus comme en 1970 ; il s’observe et avance.

Cet équilibre entre ombre et apaisement est peut‑être la signature de « Mind Games ». On peut y entendre un homme à un carrefour – ni le démolisseur radical des premiers mois post‑Beatles, ni la figure domptée d’une domesticité qui émergera à la fin de la décennie – mais un artiste qui reconquiert ses outils.

Ponts avec le passé Beatles et préfigurations

De nombreux détails rattachent « Mind Games » au passé Beatles de Lennon. Le goût des modulations souples rappelle les constructions de « Happiness Is a Warm Gun » ou « Dear Prudence » ; l’ironie à double fond de « Meat City » renvoie à des clins d’œil façon « Glass Onion » ; l’élégance harmonique de « Out the Blue » pourrait dialoguer avec des ballades tardives comme « Across the Universe ». Mais le disque annonce aussi la suite : la pâte sonore plus dense de « Walls and Bridges » s’y devine, tout comme le goût des chants à la première personne qui irrigueront « Double Fantasy ».

Ce qui change, c’est l’échelle : « Mind Games » travaille à taille humaine. Les chansons ont des coins et des bords ; elles ne cherchent plus à être des icônes instantanées. Cette économie leur permet de vieillir autrement. À mesure que la légende se déplace, on y revient pour la qualité de l’écriture, pas pour l’aura d’un slogan.

Une réévaluation patiente, disque après disque

Longtemps coincé entre la sévérité ascétique de 1970 et les succès ultérieurs, « Mind Games » a mis du temps à trouver sa place. Les rééditions et remixages ont aidé à en éclaircir les détails, mettant en valeur des choix de prise de son parfois sous‑estimés dans les pressages d’origine : la granulation d’une guitare, le souffle d’une voix qui se retient, le grain d’un piano légèrement désaccordé.

Signe des temps, nombre de musiciens citent aujourd’hui « Mind Games » comme un mode d’emploi précieux : comment sortir d’une impasse idéologique sans trahir son exigence, comment aller vers le chant et le son sans abdiquer la profondeur. On comprend mieux, à l’aune de ce disque, la phrase de Lennon : redevenir musicien, c’est revenir à l’action concrète – chanter, jouer, enregistrer – et laisser aux chansons la charge symbolique qui, de toute façon, vient quand elles sont justes.

Ce que l’album nous dit de Lennon, encore aujourd’hui

Réécouté aujourd’hui, « Mind Games » déploie une actualité qui dépasse son époque. Il rappelle que les artistes qui pensent le monde ont besoin, parfois, de cesser de le porter sur leurs épaules pour réentendre leur instrument. Qu’un engagement peut prendre la forme d’une présence précise à ce qu’on fait. Qu’un refrain bien écrit et chanté avec justesse peut toucher là où un slogan échoue.

Chez Lennon, ce déplacement a valeur de leçon : la musicalité n’est pas l’ennemie de la pensée ; elle en est la condition quand la pensée devient monologue. « Mind Games » ne renonce pas à l’idéal ; il en change la voie d’accès. Et c’est ainsi que, paradoxalement, l’album politique de 1972 trouve sa suite : non dans une surenchère oratoire, mais dans une discrétion qui rend aux chansons leur pouvoir propre.

Conclusion : l’idée du plaisir retrouvé

On peut tourner la formule dans tous les sens : si « Mind Games » est l’album qui a rendu John Lennon « musicien à nouveau », c’est parce qu’il a réinstallé au centre le geste le plus simple : chanter. Derrière la simplicité apparente, il y a une discipline – des structures qui tiennent, des mélodies qui respirent, une voix qui dit sans asséner. Le disque marque la fin d’un cycle et l’ouverture d’un autre ; il réaffirme que la force d’un songwriter tient autant à ses convictions qu’à la qualité de ses chansons.

À l’échelle de l’œuvre, « Mind Games » est un passage – mais un passage décisif. On n’y trouve ni la nudité radicale de 1970, ni l’éclat des grandes ballades intemporelles ; on y trouve un atelierLennon remet ses outils à la bonne température. Et quand il confie que son « idée du fun » en musique, c’est de chanter, on entend, derrière l’humour, une profession de foi : la musique n’est jamais si forte que lorsqu’elle redevient un plaisir. « Mind Games » en est la preuve vivante.


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