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Voix, images et gestes contre toute attente Fil narratif ...

Publié le 02 septembre 2025 par Comment7

Voix, images et gestes contre toute attente

Voix, images gestes contre toute attente narratif

Fil narratif à partir de : la voix de Phil Minton – Vivian Suter, Disco, Palais de Tokyo – origines gestuelles du langage (Bernard Lahire, Les structures fondamentales des sociétés humaines) – duo cycliste genré – Tim Ingold, Le passé à venir, Seuil 2025 – Frédéric Neyrat, Traumachine, Intelligence artificielle et techno-fascisme, Éditions mf 2025 –  Jeanne Guiem, Le désir de nouveautés, La Découverte 2025 – (…)

Voix, images gestes contre toute attente narratif

Le chanteur (pas Daniel)

Phil Minton, Phil Minton, Phil qui ? A qui parle ce nom ? Immense chanteur beckettien, belcantiste du bégaiement, rhapsode du non énonçable. Francis Marmande, certainement, lui dédiera une notice documentée et sensible, dans Le Monde, lorsqu’il nous quittera. A part ça ? Pourtant, objectivement, quel chant renseigne mieux sur le rapport de l’humain aux chants, aux voix, à la transmission de tout ce que les hommes et les femmes se transmettent, ou tentent de se transmettre, via l’oralité, depuis des siècles, depuis les lointains débuts ? Sans doute que, si son métier n’avait pas été d’écouter toutes les musiques, dans un service culturel, avec la finalité de parvenir à en dire quelque chose à n’importe qui, au-delà de la niche initiée, ne se serait-il pas rapproché et entiché de cet artiste décalé, ne l’aurait-il pas pris en lui aussi pleinement. Il désespère du solide anonymat imposé à ceux et celles qui s’aventurent aux frontières de l’exprimable, aux confins de l’inexprimable, d’où témoigner de la part énigmatique de l’humain. Tant d’artistes dits alternatifs, pire, « pointus », documentent résolument le rapport incommensurable entre humain et culture. Pour rien. Ce n’est pas qu’ils seraient « meilleurs », plus « intéressants » esthétiquement que les armadas du flux mainstream. Non, ça se situe ailleurs, du côté de « quelles productions culturelles pourraient aider l’espèce à re-penser sa juste place dans l’univers et adapter ses organisations sociales, économiques, politiques à cette situation ? » Voilà, c’est le genre de truc qui l’occupe. Bon, il l’avait un peu laissé de côté, le chantre-fou-du-roi Minton, jusqu’à ce qu’il tombe sur un nouvel enregistrement quasi incongru sur une plateforme de streaming commerciale. Retrouvailles stimulantes, bonheur de le découvrir toujours vivant, actif, incorrigible. « Ah dingue, toujours d’attaque, quelle énergie, encore ! ». Si les nécrologies le dépriment d’égrener la disparition de ceux et celles qui ont compté pour lui, avec lesquelles il a grandi, les lisant, les écoutant, il s’accroche à ceux et celles qui ont le bon goût de vieillir sans fin, de persévérer dans leur créativité, quasi immuables, signal – certes vacillant-  que « son époque » n’est pas encore tout à fait close, la page pas encore irrémédiablement tournée. 

Ce que l’écoute intériorise, Minton réinventé dans une subjectivité particulière (moment de médiation culturelle)

Les innombrables écoutes des incroyables performances vocales de Phil Minton, en live ou enregistrées, d’abord pour essayer d’y « comprendre quelque chose », y prendre pied et fixer des repères, ensuite le plaisir et l’exultation chaotique qu’elles lui procuraient, toutes ces heures si riches, si pleines, si perturbantes, n’étaient que tapies en lui et, voilà, elles remontent le son. A ce stade, dans sa tête, ça devient aussi une musique imaginaire, ivoire une musique imaginante, il invente son Minton, à partir de souvenirs, de traces, de réminiscences (il se souvient même avoir organisé un concert du personnage, aux Halles de Schaerbeek, que c’est loin, c’était enfoui). Oralité polymorphe, tantôt sauvage, brutale, sabordant les codes, les conventions, tantôt sophistiquée, raffinée, élaborée en écritures acoustiques libératoires, frémissantes, éthérées, cabalistiques, subversives. L’organisation obstinée de l’accidentatlisation spectaculaire du langage – la jouissance du « quand ça dérape », avec sa dynamique de collisions et partitions, mélangeant les temps, les géographies, les genres, les classes – n’a cessé d’agir par en-dessous toutes ses propres tentatives de modéliser une relation singulière à ce que tente de saisir le langage, de formaliser ou dé-formaliser. Et ce, même s’il s’est éloigné des disques rangés sur les étagères autant que des salles de concert, ayant peut-être même oublié, à certains moments, le nom de Phil Minton. Mais comme souvent, l’écouter une fois, c’est l’écouter toujours, ça reste dans l’oreille, latence expressive multi-directionnelle, à disposition, influente. Lieder, opéra, variétés, folklore, rock, cabaret, sprechgesang, borborygmes, cris, onomatopées, hurlement, feulement, soupirs, pleurs, suppliques, invectives, jurons, grognements, jappements, prières, poésie, le corps de Minton éponge tous ces bruits signifiants, naturels ou culturels, patrimoine sonore enfoui, volontairement ou involontairement, dans ses chairs. Et ça y vit sa vie, consciente ou inconsciente, ça s’y transforme, mutique ou musant, latence frondeuse, pour soudain, éructer, réciter, chanter et dé-chanter, en tous sens, donnant le tournis. Une large part de ce que les cultures vocales ont engendré est encodée, engrammée, dans sa mémoire et ses neurones profonds, ses tripes, ses muscles. Comme dans les nôtres, à notre insu – on s’inscrit tous et toutes dans la même histoire des signifiants sonores – mais lui les libère dans leur état de brouillon tumultueux incessant. Et dès lors qu’il désire chanter et dispose ses organes pour que ça chante, incarné en tour de Babel bordélique, en une seule entité possédée, multiple, il allume dans l’immensité des imaginaires-langues, de joyeux courts-circuits, accouplements, hybridations, combinaisons, bagarres, affinités, décharges électriques, rejets, collisions. La bouche-larynx-poumon, prolongée par les bras, le ventre, les joues, les jambes, les épaules, les yeux, les intestins, restituent, en véritable hydre illimitée, modélise les frictions, fictions, unions qui font tenir ensemble, de manière improbable, ces multiples registres, indispensables les uns aux autres, unit dans une seule et même geste l’humain et l’autre qu’humain, en toutes leurs fibres bruitistes. Selon le principe de l’improvisation où certaines intentions, formes, sont voulues, décidées et d’autres naissent d’elles-mêmes comme si l’ensemble des sons et styles, conservés dans les plis mémoriels, réagissaient les uns aux autres selon des algorithmes secrets, une nature distincte animant et colonisant les membres et organes du chanteur, donnant lieu à une expressivité excessive, cabotine parfois, outrancière-simiesque, souvent illuminée de grâce. 

Le chant critique et l’origine gestuelle du langage

Dans les hypothèses sérieuses où gestes et postures préexistent au vocal et au verbal, la proximité avec les grands singes n’est jamais loin. La famille primate prédomine. Tout cela revient et saute aux yeux quand Minton officie sur scène, devant vous, plus moyen de se cacher dans une exception humaine quelle qu’elle soit, due à notre culture unique. Et à vrai dire, il faut le voir autant que l’entendre. « Le langage humain aurait pour origine, non pas les cris des primates, ni les chants des oiseaux, mais les gestes des grands singes, qui peuvent, par exemple, pointer du doigt des choses, frapper sur le sol pour montrer leur mécontentement, présenter leur croupe à leur adversaire pour signifier leur statut dominé, etc. » (BL, 510) Le chant de Minton raconte – montre, littéralement – comment la gestuelle primate, lentement, pour les hominidés, s’est transformée, est devenue progressivement humaine, initiant un schisme culturel avec les autres primates, et que ce cheminement, au fond, est toujours en cours, on n’en a pas terminé :  « … à l’époque du Pléistocène, le corps était utilisé comme moyen principal de communication, avec une tendance à mimer les actions, et ce moyen de communication s’est progressivement conventionnalisé pour en rendre le sens plus clair. (…) Puis une fois les gestes conventionnalisés, les éléments vocaux ont progressivement remplacé les gestes manuels, qui perdurent néanmoins dans nos communications dites « orales », mais qui sont en réalité largement multimodales. » (BL, 513) Minton exhibe un délire où se télescopent débris de la culture vocale la plus savante, la plus élaborée, la plus aboutie, pure ou décadente, avec les vestiges de la communication la plus ancienne, préhistorique, rudimentaire bien que pleine, aussi, de finesse, de sensibilité, c’est tout son appareil vocal qui révèle de façon flagrante, théâtrale, une simultanéité persistante, structurelle, entre ces différents âges de l’oralité : « Le langage verbal humain repose sur des formes de gestes, puisqu’il utilise la langue, les lèvres, les dents, le palais et les cordes vocales pour « sculpter » l’air. Il s’agit donc d’une technique corporelle qui utilise l’air pour créer des sons signifiants qui ont un effet potentiel sur ceux qui les perçoivent. » (Lahire, p.514) Dimension gestuelle, corporelle qu’avive encore le souvenir de l’ambiance des petites salles où il se produisait, rien à voir avec les transes synchronisées des méga-concerts rock ou autres, au contraire, une ébriété hétérogène et partagée, chacun-e se trouvant stimulé-e dans sa propre singularité, expérimentant une universalité des différences, tous ensemble. 

Des sentiers dans la mémoire des voix vers le non-vécu chanté

il renouvelle l’écoute de cet art rupestre vocal pigmentant les parois caverneuses du langage. A travers cette acrobatique pulvérisation de sons, phrases, mots, chansons et fragments de texte, émerge la matière même de tout ce qu’il a écouté et lu, devenu latence textuelle en lui, litanie souterraine, étrange phénomène d’échos qui proviennent de sons, phrases, mots, choses lues et entendues que le chanteur expectore et similaires à celles qu’il a ingurgitées, dans les livres, les conférences, les séminaires, les conversations ordinaires, au croisement d’autres vies, avec leurs interprétations personnelles, évoquant elles-mêmes d’autres sentiers, proches, parallèles, avec lesquels les mots et les sons gravés restent en contact, le maintenant dans un cheminement pluriel, plus large, grouillant. Il n’y ni texte ni voix qui ne soit strictement à soi. Vivre, c’est finalement emprunter des voies improbables parmi toutes ces traces, les transformer en itinéraire inéluctable, « c’est par là que je devais passer, avancer… », usant de la force motrice de tel texte, telle image, telle musique, tel désir, telle expérience. « Pour faire sentier, il faut qu’un certain nombre de pieds foulent le sol de manière similaire, que ce soit en un seul mouvement de masse ou en de nombreux mouvements solitaires sur une période prolongée, de sorte que les empreintes individuelles deviennent difficilement discernables. Ainsi, le sentier se forme avec les êtres qui le parcourent, les lieux qu’ils habitent et le paysage dans lequel il s’inscrit, comme la cristallisation d’un processus de vie collectif. En tant que tel, il peut continuer à se faire de génération en génération, les descendants suivant les pas de leurs ancêtres. » (TI, p.78) Il remplace « pied » par « voix » et cela semble définir assez bien le sens de ce que fait Phil Minton, de ce que représente son arpentage vocal de toute la mémoire chantée, en entraînant dans son sillage, l’écoute de ses auditeurs-trices, sur les crêtes où l’on flaire ce qui de la mémoire, échappe à la conscience, doit lui échapper pour que ça continue à chanter. (« Il n’y a en ce sens aucune expérience fondamentale sans quelque chose qui se soustrait à la compréhension de cette expérience : dans le vécu de l’expérience, il y a du non-vécu, quelque chose qui n’est pas parvenu à la conscience et qui n’y parviendra peut-être jamais, ou partiellement, latéralement, de façon métaphorique ou sous la forme d’une fiction. » FN, p.179)

Deux cyclistes, une vallée, langage gestuel à pédales, genre et dopamine, frénésie et déballage

Peu de temps après, il pédale dans la vallée, ruminant ses sentiers mintonniens creusant de part en part une oralité originaire qui bourdonne en lui (et à travers laquelle dialoguent les paysages traversés avec ceux de son intériorité). Et le voilà dépassé par une flèche, déposé par un jeune cycliste, un bolide, allongé sur sa machine, en appui sur les prolongateurs du guidon, aérodynamisme de contre-la-montre, parfaitement aligné, concentré, léger et déchaîné. Par un effet d’entraînement instinctif, il accélère la rotation des pédales. Après un certain temps, l’augmentation de l’écart lui semble fléchir, devenir élastique, se stabiliser. Juste pour voir, il pousse un peu, et progressivement, lentement, il revient dans la roue de l’échappé. Il s’y blottit. Ah, il y a un plaisir évident à rouler dans le sillage, de s’y arrimer. Inévitablement, ses yeux fixent ce qu’il a juste devant lui. D’abord la cassette et le dérailleur, identifier le braquet, se représenter la force déployée, jauger la machine. En l’occurrence un beau vélo vintage, vert pimpant. De là, les mollets, lianes noueuses, sculptés, le pli des genoux, les cuisses. La rotation vertigineuse, démoniaque de nudité, des jambes fines et musclées, souple, élégante, régulière. Hypnotique. Le fessier, qui travaille, équilibre et harmonise le mouvement entre cuisses et bassin., ventouse sur la selle. Tiens, pas de cuissard, mais un short de soie noire, qui flotte un peu au vent. Après un ou deux kilomètres, rapides, il trouve ces jambes particulièrement soyeuses, douces. Sans la moindre trace de pilosité. Un trouble l’envahit. Coureur épilé ? Mais non, il doit se rendre à l’évidence, c’est une jeune femme qui est en train de le remorquer. Sans s’en rendre compte vraiment, il glisse dans une étrange fixation érotique, hêlé par les jambes agiles qui le précèdent, le déhanchement souple et charnel sur la selle, le balancement syncopé du bassin aux épaules : imperceptible danse frémissante, ondulation de la nuque au coccyx, échine serpentine frémissante tapie sous le maillot brillant, ces techniques pour faire corps avec le vélo, amplifier l’impulsion transmise aux manivelles du pédalier, transformant le pédalage en art particulier d’être au monde. C’est tout le corps harmonieux qui s’engage dans la vélocité humano-mécanique. Peu à peu, la volupté de sentir ses propres jambes tourner à la même fréquence, se synchroniser avec l’autre, glisser dans un rythme commun, le submerge, le galvanise. Il admire le style de la cycliste et le calque soigneusement, effet miroir. Il sait qu’elle sait qu’il est dans sa roue et la couve du regard, fusionne avec l’aspiration qu’elle dégage. Une fine sueur perle aux arêtes musculaires et simultanément il sent sa peau devenir moite. Les deux vélos restent proches, forment tandem. C’est bel et bien une communication gestuelle, silencieuse, des pieds à la tête, huilée de dopamine. Ils roulent vite presque sans effort, dans le long faux plat incurvé, entre les flancs de la vallée, épousant les lacets de l’eau vive. Presque sans effort à présent, dans une sorte d’entraide, de commun de la dépense physique. Un survol onirique. Il hallucine sur l’épiderme qui le devance une fine chair de poule, nacrée, qu’il interprète comme émanation d’adrénaline. Dans ce sillage, quelque chose de neuf émerge pour lui, plus exactement des parcelles de renouveau, passant par l’évocation de lits lointains, draps blancs chiffonnés où ses jambes se mêlaient à celle de son amoureuse, au repos, encore palpitantes, après l’amour. Puis il a un peu honte, à son âge ! C’est incroyable comme l’imagerie érotique, automatiquement, immanquablement, s’engage dans des fantasmes de prise de possession, déballage du corps désirable, machisme naturalisé salivant devant un cadeau spécifiquement emballé pour lui. La moindre convoitise charrie son lot de bouffées sexistes. Comme l’évoque Jeanne Guien à propos d’unboxing, le « désirer-déchirer » l’emballage : « L’emballage est à l’achat ce que le papier cadeau est au don : un dispositif matériel permettant de constituer un moment éphémère de prise de possession en une expérience ritualisée. Pour les cadeaux, il s’agit de marquer le seuil entre propriété de l’un et propriété de l’autre, dans le cadre du transfert de propriété ; dans le cas de l’achat, il s’agit de marquer le seuil entre sphère commerciale et sphère privée. Mettre en scène le neuf sert à marquer ce seuil afin de le rendre désirable par une expérience sensible et affective forte, une véritable esthétique. » (JG, p.321) Il s’égare dans ses souvenirs d’unboxer s’ignorant, une jeune artiste lui envoyait des colis piégés, cartons couverts de dessins, de formes découpées et collées, et contenant d’innombrables choses, bibelots, photos, collages, lettres manuscrites, croquis, fleurs séchées, linges personnels, recueil de poésie, guimauves, chacun-e emballé de papier particuliers (kraft, journal, emballage cadeau, papier de soie, papier crépon), de ficelles rugueuses ou multicolores, de chiffons, voire d’une robe fleurie, portée, et de fait, il se trouvait engagé dans un rituel du déshabillage symbolique qu’il espérait sans fin, ses doigts se faufilaient indéfiniment dans l’intimité lointaine-proche, dans la chair présente-absente de la jeune expéditrice. Profitant d’une baisse de régime de la cycliste, il se hisse à ses côtés. Simultanément, une pensée délirante l’effleure : et si la jeune cycliste tournait vers lui un visage souriant et, selon in signe imprévisible, se faisait reconnaître comme celle qui lui envoyait les colis d’amour !? Cela l’effraie, se met en roue libre. Puis rageur, il dépasse, regardant droit devant lui, prend un relais, se sent voler, rapidement prend de l’avance, tiens, un second souffle qu’il ne se connaissait plus, il la lâche, il ne l’invitera pas à venir découvrir Phil Minton chez lui. Au premier pont enjambant la rivière, il bifurque, part dans la montagne, rejoindre cahin-caha sa tanière, son jardin. (Il rêvera, les nuits suivantes, du plaisir renouvelé d’entremêler ses jambes à celles d’une jeune sportive, pédaler ensemble et ainsi to pass away.)

Quand le jardin murmure à la Phil Minton, cosmique

Après étirements – au passage, apercevant son reflet dans les vitres sales de la serre, visage éprouvé, marqué par la passion, « tiens, me suis dépassé, m’en faut plus beaucoup -, il s’écroule dans la fraîcheur des arbres, dégoulinant, poisseux. Les retombées de la course avec la jeune cycliste le submergent, battant la chamade, euphorie, fierté, nostalgie, crampes musculaires, soif inextinguible, pensées espiègles anachroniques. Faut du temps pour que le calme revienne. Le pouls mollit, prélude à une trouble somnolence. Il infuse dans le jardin. Il guette, paupières entrebâillées, l’ouïe en veilleuse, épie les déplacements et actions des oiseaux et insectes, l’onde changeante des feuilles et ombellifères, le déplacement des taches solaires sur les écorces sans âge, autant d’infimes tourbillons à la surface d’un fleuve tranquille, tissant une intrigante interface gestuelle entre le jardin et lui : tel vol, telle trainée de plumage coloré, tel passage d’œil animal, telles percussions sérielles, becs qui tapent l’écorce, forent une noisette véreuse. Son cerveau engourdi mime ces agissements volatiles, entomologistes, végétaux, mammifères, les traduit en esquisse de signes, symboles, images, mots. Ainsi, à travers le jardin, quelque chose de plus vaste entre en communication avec lui. Un théâtre mintonien, murmurant. Le rouge-gorge se pose sur une branche, au-dessus de lui, plonge dans le verger de myrtilliers, sautille-volète pour attraper les dernières baies. Une sitelle escalade le tronc du catalpa, deux mètres devant lui, avant de filer dans la viorne touffue qui abrite une baignoire à oiseaux, où elle plonge, s’asperge, revient s’ébrouer sur le tronc, agrippée à l’écorce (où le chat aime faire ses griffes). Respiration. Escalade d’une chenille dans le buis. Vol de papillons. Détentes erratiques de sauterelles. Bourdons sur les trèfles. Drones libellules. Hérisson fouissant les feuilles. Mulots explorant le compost. Écureuil arpentant les châtaigniers. Arias flutées des fauvettes dans la haie. Estafette de mésanges à longue queue grappillant des parasites, de branche en branche. Autant d’élans chorégraphiques, picturaux, musicaux qui lui parlent. Non sur le mode d’incursions ou d’interventions ponctuelles, circonscrites mais en tant qu’événements chaque jour répétés, imprévisibles, toujours surprenants, neufs et interdépendant entre eux, par quoi s’exprime la totalité qui revient dans un jardin ensauvagé, autonome. Trame gestuelle qui parsème de flashs extatiques la demi-conscience dans laquelle il barbotte, bulles de « hors-temps par lequel il existe », où il sniffe « la drogue du temps », l’éternité, qu’il se représente alors à portée de neurones (FN, p.118), au cœur de ce jardin cosmique où situer les sources métaphoriques de l’écriture.

Vers l’origine des images, avec Vivian Suter, via les signes de la Terre et la défonctionnalisation du monde de l’art

Tel celui qu’ouvrait aux visiteurs-euses, Vivian Suter, installant ses toiles dans la vaste verrière courbe du Palais de Tokyo. Il se souvient qu’en entrant là, il a senti que n’allait pas se jouer un face-à-face avec des images accrochées aux cimaises d’une institution. Il entrait dans quelque chose de vaste, aérien, fourmillant, l’illimité d’une imagination humaine quand elle interprète ce qu’imagine un jardin. Une vaste nef aérienne où lévite une forêt d’images mentales, empreintes spectrales de ce processus extraordinaire où jardin et intériorité humaine partagent leurs subjectivités, fusionnent en une seule chair imaginante. Près de 500 peintures – sélectionnées parmi d’autres, juste un segment d’un flux iconographique plus vaste, continu – comme autant de calques instantanés des émotions de l’artiste et du jardin, conjointes, hybrides. Jamais, il n’aura ressenti avec une telle force esthétique, à quel point la relation soutenue avec un coin de verdure forme ouverture, appel d’air bouleversant, chœur sidéral, éblouissant. Les toiles de Vivian Suter sont juxtaposées, superposées sur de vastes parois – plus exactement, elles forment parois de tissu, chapiteau nomade incommensurable. L’œil ne peut les isoler, il les embrasse toutes, vogue dans une totalité débordante, où image et hors-image font bon ménage. L’arbitraire de chaque visiteur-euse interconnecte les motifs qui surgissent, associe un détail ici et un autre là-bas, réapprend à regarder, à voir, à lire des signes inconnus, étrangers. Les peintures effacent les bords, dépassent les unes sur les autres, innombrables et fraîches, à peine sorties de la nuit , mises à sécher, se révélant peu à peu à l’air libre. Elles indiquent la possibilité de schémas, motifs, thèmes, rythmes , scènes, géographies, géométries autres – des présences – qui, sans cela, resteraient confus dans les taillis de traits et couleurs ; elles ébauchent des écritures, abstraites ou figuratives, des frises narratives, horizontales ou verticales, un corpus langagier qui épouse la gestuelle imperceptible que le jardin lui adresse et avec lequel elle lui répond, parle, en images. D’autres images sont assemblées pour symboliser la profusion répétitive, la succession du même qui crée le changement, l’archivage sans fin d’où procède le renouvellement, la réinvention, condition pour qu’affleure un présent et surgisse un futur imagé, suspendues comme du linge à sécher ou alignées, profondeurs aériennes de millefeuilles textiles, entrailles graphiques où les images restent en dormance, en gestation, repensent le déploiement inédit de leurs diagrammes, graphies, taches, traits, ombres, couleurs, atmosphères. On les sonde latéralement, verticalement ou par en-dessous, tourné vers le haut. C’est cela, cette discipline de l’imagination partagée, transpécifique, qui transforme le jardin en cosmos – qu’il visite dans un musée, oubliant être au musée. Il se dit que ce travail de Vivian Suter défonctionnalise, en quelque sorte, l’imagination plasticienne qui n’existe qu’aux ordres du monde (via des institutions culturelles). Elle rend palpable la différence entre « imagination défonctionnalisée (libre) et imagination fonctionnalisée (aux ordres du monde) » (FN, p.83), elle fait prendre conscience que « sans défonctionnalisation de l’imagination, les images que l’on proposera à titre d’alternative politique ne seront que des images suivant les normes de production esthétique en vigueur, des images finalement publicitaires pour des enclos faussement protégés de la dévastation écologique de la terre, des mondes parallèles pour des classes privilégiées, voire des mondes virtuels dans un multivers de carton-pâte. » (FN, p.85) Il avançait dans la nef aux icônes flottantes avec l’impression, enfin, de marcher vers la possibilité d’un monde nouveau. De buissonnement d’images en buissonnement d’images, il remontait, dans une grotte lumineuse, vers l’origine des images, leur face-à-face premier avec la Terre. De même que la vocalisation permanente de Minton, en lui, de par la défonctionnalisation de l’imaginer-chanter expérimentée par le chanteur comme raison de vivre, ne cesse de le maintenir en contact avec la nuit matricielle du langage, les débuts balbutiants de l’oralité, « lieu hors-lieu des étants abolis – où toutes les données de la perception s’estompent et rejaillissent contre toute attente. » (FN, p.83) Et qu’espère-t-il d’autre, que ce rejaillissement, contre toute attente !?

Pierre Hemptinne

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