George Harrison considérait John Lennon comme l’auteur des meilleures chansons des Beatles, citant « I Am the Walrus », « Glass Onion » ou « Strawberry Fields Forever ». À travers cette admiration sincère, il révèle son propre chemin d’auteur, de « Don’t Bother Me » à « Something ». Cette reconnaissance entre deux géants des Beatles éclaire une alchimie unique et montre comment l’expérimentation de Lennon a influencé Harrison dans sa quête musicale.
À la question « qui écrivait les meilleures chansons des Beatles ? », George Harrison n’a jamais été bien long à répondre. Dans un entretien accordé à la fin des années 1980, au moment où il travaillait sur son single « When We Was Fab », il rend hommage à John Lennon : « John a écrit, je pense, les meilleures chansons des Beatles auxquelles je puisse penser — “I Am the Walrus”, “Glass Onion”, “Strawberry Fields Forever”. Ces évidentes chansons de John… Ce côté‑là me manque dans la musique. » Au‑delà de la formule, c’est tout un regard d’auteur sur un autre auteur qui s’exprime : celui d’un musicien longtemps perçu comme le troisième homme derrière Lennon et McCartney, mais qui a fini par imposer ses propres standards au sein du groupe.
Sommaire
- D’un guitariste appliqué à un auteur complet
- Le contexte : rivalités créatives et casse‑tête « Get Back »
- Pourquoi Lennon, selon Harrison : l’art de tordre la pop
- Harrison à son zénith : « Something » et « Here Comes the Sun »
- « All Things Must Pass » : la revanche en solitaire
- « When We Was Fab » : nostalgie, ironie et gratitude
- Lennon par Harrison : ce que l’on entend dans les chansons citées
- McCartney, Lennon, Harrison : lignes de force d’une écriture à trois
- L’éthique Harrison : dépouiller l’ego, agrandir la chanson
- Une réponse, et une invitation à réécouter
- Coda : une admiration sans calcul
D’un guitariste appliqué à un auteur complet
Lorsqu’il rejoint The Beatles, George Harrison n’a pas l’ambition d’être un compositeur. Son rôle est celui du guitariste au toucher net et inventif, capable d’apporter un contre‑chant, une sonorité, un riff qui fixe l’identité d’un morceau. Sa première chanson publiée, « Don’t Bother Me » en 1963, est souvent présentée par lui‑même comme un exercice plus que comme une illumination artistique. Pourtant, l’essentiel est là : un tempérament mélodique, un sens modal qui l’attire déjà vers d’autres couleurs, et une volonté de progresser.
À partir de 1965‑1966, Harrison accélère. Il signe « If I Needed Someone », puis surtout « Taxman », qui ouvre Revolver avec une écriture au cordeau et une charge sociale inhabituelle chez lui. Dans le même temps, il devient le vecteur le plus avancé des influences indiennes au sein du groupe, des instruments comme le sitar, le tambura ou le swarmandal infusant progressivement la palette sonore des Beatles. « Love You To » et « Within You Without You » posent un jalon : Harrison n’est plus seulement le guitariste des Beatles, il est un auteur avec un monde à part.
Cette montée en puissance culmine en 1968‑1969. « While My Guitar Gently Weeps », « Something » et « Here Comes the Sun » installent définitivement George à hauteur de ses partenaires. « Something » devient la première chanson d’Harrison promue en face A d’un single des Beatles (en double face A avec « Come Together »), et sera bientôt reprise par des dizaines d’artistes. Frank Sinatra la présentera souvent sur scène comme « la plus grande chanson d’amour de ces cinquante dernières années », preuve que le « Quiet Beatle » a cessé depuis longtemps d’être un second couteau.
Le contexte : rivalités créatives et casse‑tête « Get Back »
Si Harrison n’apparaît pas plus tôt à parité dans les tracklists des albums, ce n’est pas faute d’idées. Le système Lennon‑McCartney, signant tous les titres en duo, concentre de facto la puissance de feu du catalogue. Harrison doit se frayer une place, proposer, insister parfois. Les tensions deviennent visibles en janvier 1969, pendant les séances « Get Back » filmées par Michael Lindsay‑Hogg et revisitées plus tard par Peter Jackson. Les images montrent autant de camaraderie que de frictions : la fameuse réplique de George à Paul — « je jouerai ce que tu veux que je joue, ou je ne jouerai pas du tout si tu ne veux pas » — dit l’essentiel de la fatigue de se voir corrigé et contenu.
Dans ce contexte, le cas « All Things Must Pass » est emblématique. Harrison apporte cette ballade majestueuse au groupe dès 1969. Les Beatles la travaillent, l’essaient sous diverses formes, puis la délaissent au profit d’autres priorités. Le titre resurgira sous sa forme définitive sur le triple album solo All Things Must Pass en 1970, et l’histoire donnera raison à son auteur : loin d’être un « morceau secondaire », la chanson deviendra l’un des hymnes de Harrison. À rebours, l’acharnement mis à peaufiner « Maxwell’s Silver Hammer » de Paul McCartney — chanson volontairement légère, presque music‑hall — a souvent servi de symbole aux désaccords esthétiques de la fin de parcours.
Pourquoi Lennon, selon Harrison : l’art de tordre la pop
Si George cite John Lennon comme l’auteur des « meilleures chansons des Beatles », ce n’est ni par modestie feinte ni par posture rétrospective. Harrison reconnaît chez Lennon une capacité rare à déplacer les lignes du format pop. « Strawberry Fields Forever » en est l’exemple canonique : écrite fin 1966 et publiée début 1967 en double face A avec « Penny Lane », la chanson juxtapose deux prises enregistrées à des tempos et tonalités différents. George Martin et Geoff Emerick parviennent à souder l’ensemble en jouant sur les vitesses, les hauteurs, et signent un montage à la fois audacieux et transparent. L’introduction au Mellotron, les effets inversés, le swarmandal indien, le fade‑out/fade‑in final : autant d’éléments qui transforment une mélodie en expérience sonore.
Avec « I Am the Walrus », Lennon pousse plus loin l’idée d’une pop barricadée de trouvailles. Les cordes arrangées par George Martin, les chœurs Mike Sammes Singers, l’irruption en direct d’un extrait de « King Lear » à la fin du morceau, capté sur la BBC et inséré dans le mix mono de septembre 1967, forment une collision calculée entre culture « haute » et musique psychédélique. La chanson, conçue comme un pied de nez aux exégètes trop zélés des paroles des Beatles, est à la fois sarcastique, drôle, sombre et avant‑gardiste — exactement ce que George résume par ce « côté fun, inhabituel et plein d’amour » qu’il dit regretter dans la musique des années 1980.
« Glass Onion », sur le White Album en 1968, poursuit la veine métatextuelle de Lennon. Les paroles y empilent clins d’œil et fausses pistes — « the walrus was Paul », « Strawberry Fields », « The Fool on the Hill », « Lady Madonna » — en jouant avec l’obsession des fans pour les messages cachés. Sur le plan sonore, le morceau reste plus rugueux, presque garage, mais il exhibe ce goût lennonien pour la dérision et la mise en abyme que Harrison admire.
On pourrait remonter plus tôt encore, à « Tomorrow Never Knows » en 1966, qui clôt Revolver sur un drone hypnotique de tambura, des boucles de bandes et une voix passée dans un haut‑parleur Leslie. Le rock studio change alors d’échelle. Le « professeur » Lennon casse la forme couplet‑refrain, fait du mixage un instrument, et ouvre des portes dont Harrison fera son miel.
Harrison à son zénith : « Something » et « Here Comes the Sun »
L’éloge du Lennon expérimentateur n’empêche pas Harrison d’atteindre lui‑même un sommet d’écriture et de popularité au crépuscule des Beatles. « Something », enregistrée au printemps‑été 1969 et publiée en single en octobre, s’impose comme une ballade d’une élégance rare, bâtie sur un mouvement harmonique souple et une mélodie immédiatement mémorisable. Longtemps, Frank Sinatra en fera l’une de ses pièces de choix, au point de la présenter parfois — à tort — comme une chanson Lennon‑McCartney. La méprise, en vérité, souligne la qualité d’écriture de George : « Something » est devenue un standard, indépendamment de la signature au bas de la partition.
Dans un autre registre, « Here Comes the Sun » résume l’art de Harrison arrangeur. Les changements de mesure délicats, la guitare acoustique lumineuse, l’usage fin du Moog que George introduit dans l’arsenal des Beatles, composent un morceau solaire et pourtant d’une sophistication rythmique étonnante. Si Lennon lui semble écrire « les meilleures chansons des Beatles » lorsque l’on parle de rupture et d’expérimentation, alors Harrison a, lui, écrit certaines des plus immortelles quand il s’agit de lumière et de pureté mélodique.
« All Things Must Pass » : la revanche en solitaire
Que « All Things Must Pass » ait été peu exploité par les Beatles au début 1969 a longtemps laissé un goût d’inachevé aux fans. Harrison, lui, transforme la frustration en triomphe. À l’automne 1970, il publie All Things Must Pass, triple album co‑produit avec Phil Spector, qui réunit plusieurs chansons écartées des Beatles, des inédits récents et un Apple Jam final. L’album et son single « My Sweet Lord » propulsent Harrison en tête des charts et démontrent — si besoin était — que son écriture soutient seule la comparaison avec ses anciens partenaires. L’ampleur des arrangements, la présence de musiciens comme Eric Clapton, Billy Preston, Klaus Voormann ou Ringo Starr, l’alliage de spiritualité et de pop font de l’album un classique de la décennie.
Dans cette perspective, le jugement de Harrison sur Lennon prend un relief particulier : ce n’est pas le constat d’un éternel second, mais la reconnaissance, d’auteur à auteur, d’un compagnon qui lui a montré que la chanson pouvait être plus qu’une jolie mélodie. Et c’est parce qu’il a compris cela que George a pu, à son tour, écrire des chansons indiscutables.
« When We Was Fab » : nostalgie, ironie et gratitude
En 1987‑1988, Harrison est de retour au premier plan avec Cloud Nine et ses singles « Got My Mind Set on You » et « When We Was Fab ». Cette dernière est une carte postale psychédélique au son 1967, co‑écrite et co‑produite avec Jeff Lynne, avec Ringo Starr à la batterie et un clip peuplé de caméos et de clins d’œil à l’imagerie des Fab Four. C’est dans ce climat de mémoire joyeuse que George confie toute l’admiration qu’il garde pour les « évidentes chansons de John ». La remarque n’a rien d’une hiérarchie gravée dans le marbre : elle dit un manque — « je regrette ce côté‑là dans la musique » — et une gratitude pour un camarade brillant, drôle et inventif.
Le paradoxe Harrison est là : un musicien pudique qui ne revendique pas bruyamment sa propre grandeur, mais qui sait saluer, avec une lucidité sans jalousie, ce qu’un autre a apporté à l’art de la chanson pop.
Lennon par Harrison : ce que l’on entend dans les chansons citées
Écouter « Strawberry Fields Forever », c’est d’abord entendre cette façon lennonienne d’ouvrir une fenêtre sur la conscience, en mêlant souvenirs d’enfance, visions et jeu sonore. La chanson n’abolit pas la forme pop ; elle la déforme pour la conduire ailleurs. Dans « I Am the Walrus », l’absurde devient un outil de composition : le texte refuse la cohérence narrative et préfère l’association libre, tandis que la production superpose des couches qui bousculent l’écoute. « Glass Onion » révèle une autre qualité : la capacité de Lennon à se moquer de lui‑même, à dynamiter la mythologie Beatles depuis l’intérieur, tout en gardant une énergie rock.
Que George mette ces titres au sommet ne signifie pas qu’il mésestime Paul McCartney — dont il a souvent salué la mélodie, l’oreille harmonique, la science de la basse. Mais dans l’axe qui intéresse Harrison ici — cette étrangeté qui garde la pop vivante — Lennon est pour lui le repère.
McCartney, Lennon, Harrison : lignes de force d’une écriture à trois
L’histoire retient souvent la bipartition Lennon/McCartney. La réalité d’Abbey Road rappelle pourtant que la troisième voix compositrice du groupe a fini par redessiner l’équilibre. « Something » et « Here Comes the Sun » ne sont pas seulement des « chansons de plus » ; elles portent l’album. Dans le studio, Harrison s’impose sans hausser le ton : il réfute l’idée qu’il n’est qu’un coloriste, prouve qu’il sait écrire un standard, bâtir un arrangement, diriger une séance.
En face, McCartney demeure le maître des architectures mélodiques et des ponts irrésistibles ; Lennon, l’explorateur des formes, le défricheur de textures et de postures poétiques. Si l’on demande à George quelle est la pointe de ce triangle, il pointe John ; si l’on écoute ce que George a lui‑même légué, on entend qu’il a intégré des éléments des deux autres tout en restant Harrison.
L’éthique Harrison : dépouiller l’ego, agrandir la chanson
L’admiration de George pour certaines chansons de Lennon s’inscrit dans sa logique spirituelle : il n’y a pas, chez lui, volonté de se hausser au‑dessus des autres, mais de servir la chanson. « All Things Must Pass », « Beware of Darkness », « Isn’t It a Pity », « Give Me Love (Give Me Peace on Earth) » témoignent d’une écriture où la recherche intérieure n’empêche jamais la clarté. Quand Harrison dit que Lennon écrivait « les meilleures chansons des Beatles », il ne décrète pas un classement ; il confie quelle étincelle l’a fait avancer : l’audace d’écrire autrement, des mots comme des sons, des images comme des montages.
Ce rapport déségoïsé à la création éclaire aussi le travail d’équipe des Beatles. Si George a parfois souffert du filtre Lennon‑McCartney, il n’a jamais cessé de célébrer le collectif qui faisait naître la magie : la batterie de Ringo Starr, la basse chantante de Paul, les arrangements de George Martin, l’ingénierie de Geoff Emerick, les expérimentations de Ken Townsend (l’ADT), tout concourt à faire de ces chansons des objets uniques.
Une réponse, et une invitation à réécouter
Alors, qui écrivait « les meilleures » chansons des Beatles ? Pour George Harrison, la réponse est John Lennon — notamment au prisme de « Strawberry Fields Forever », « I Am the Walrus » et « Glass Onion ». On peut préférer la perfection mélodique de Paul McCartney ou tenir les pièces d’Harrison pour des sommets en soi ; l’important, au fond, est ailleurs : dans la conversation entre trois auteurs qui, chacun à sa manière, aura déplacé la chanson populaire.
Pour mesurer la justesse du regard de George, rien n’empêche d’organiser une écoute croisée : enchaîner « Tomorrow Never Knows » et « Within You Without You », faire dialoguer « Strawberry Fields Forever » avec « Something », opposer l’humour noir de « I Am the Walrus » à la lumière de « Here Comes the Sun ». On entend alors exactement ce que Harrison voyait chez Lennon : un appétit pour l’expérimentation qui n’annule jamais l’émotion. Et l’on entend, en retour, ce que Lennon et McCartney trouvaient en George : la patience d’un mélodiste qui sait que certaines chansons ont besoin de temps pour éclore.
Coda : une admiration sans calcul
George Harrison n’a jamais aimé les hiérarchies. Sa phrase sur les « meilleures chansons » ressemble moins à un palmarès qu’à une déclaration d’affection. Elle dit la dette d’un auteur à un autre, mais aussi l’exigence qu’il s’est imposée à lui‑même : ne jamais écrire en pilotage automatique, chercher la note juste, accepter que la chanson puisse rester un mystère. La belle ironie de l’histoire, c’est que celui qui plaçait Lennon au sommet a lui‑même signé des classiques que l’on cite aujourd’hui dans la même respiration. Et c’est peut‑être cela, l’héritage des Beatles : quatre musiciens qui, chacun à sa manière, ont su reconnaître la grandeur des autres — et nous apprendre à écouter.
