L’album Rubber Soul, sorti en décembre 1965, marque une étape cruciale dans la carrière des Beatles. Si l’on vante souvent sa maturité musicale et ses innovations sonores, on oublie parfois qu’il est également un témoignage des tumultes sentimentaux de ses compositeurs. Parmi les chansons les plus emblématiques de cette période, I’m Looking Through You se distingue par sa poignante sincérité. Portée par Paul McCartney, elle reflète une déception amoureuse inspirée de sa relation avec Jane Asher. Retour sur l’histoire de cette composition où l’amour vacille sous le poids du doute et du changement.
Sommaire
- Une chanson née d’une désillusion sentimentale
- Un cri du cœur déguisé en morceau enjoué
- L’enregistrement : un long chemin vers la version finale
- Un témoignage musical d’une époque charnière
Une chanson née d’une désillusion sentimentale
C’est au domicile familial des Asher, au 57 Wimpole Street à Londres, que Paul McCartney écrit I’m Looking Through You. Installé dans une chambre qui lui est réservée, il y compose une bonne partie des chansons de cette période. Et si l’amour qu’il porte à Jane Asher inspire certaines de ses plus belles ballades, il alimente également ses moments de désespoir et de colère.
« J’ai écrit pas mal de choses dans cette chambre, en fait. I’m Looking Through You, je me souviens l’avoir écrite après une dispute avec Jane. Il y a eu quelques moments comme ça. » (Many Years From Now, Barry Miles)
Cette chanson s’inscrit dans une série de morceaux où McCartney exprime ses frustrations face à une relation qui lui échappe. We Can Work It Out et You Won’t See Me sont également nourries par ces tensions. Jane Asher, actrice de théâtre, passe beaucoup de temps loin de Londres, notamment au Bristol Old Vic. Son engagement professionnel crée un fossé entre elle et McCartney, qui vit mal ces absences répétées.
« Comme cela arrive souvent dans une relation, on se dispute, on ne voit pas les choses de la même façon. À cette époque, j’étais désillusionné quant à son engagement envers moi. Elle partait souvent à Bristol. Disons simplement que cette chanson était probablement liée à cet épisode romantique. » (Many Years From Now, Barry Miles)
I’m Looking Through You n’est donc pas simplement une chanson de rupture, mais une réaction à la prise de conscience d’un décalage entre illusion et réalité.
Un cri du cœur déguisé en morceau enjoué
Musicalement, I’m Looking Through You adopte un ton vif et enjoué qui contraste avec la rancœur du texte. McCartney, qui a souvent affirmé qu’écrire des chansons lui permettait d’évacuer ses émotions, transforme ici son amertume en un morceau rythmé. Le refrain, « I’m looking through you, and you’re not there », traduit l’impression d’un amour qui s’évapore.
Dans sa biographie autorisée de 1968, The Beatles, Hunter Davies capte la complexité du sentiment de McCartney :
« Toute mon existence a longtemps été centrée sur une vie de célibataire. Je n’ai jamais traité les femmes comme la plupart des gens le font. J’ai toujours eu beaucoup de femmes autour de moi, même lorsque j’avais une relation stable. Je savais que c’était égoïste. Cela a provoqué quelques disputes. Jane m’a quitté une fois et est partie à Bristol pour jouer. J’ai dit : « D’accord, pars, je trouverai quelqu’un d’autre ». C’était dévastateur d’être sans elle. »
Cette confession révèle à quel point la chanson est un exutoire plus qu’une simple pique adressée à Jane Asher.
L’enregistrement : un long chemin vers la version finale
Comme souvent avec les Beatles, I’m Looking Through You connaît plusieurs versions avant d’atteindre sa forme définitive.
Le premier enregistrement a lieu le 24 octobre 1965. Pendant neuf heures, les Beatles peaufinent une version plus lente, avec des passages instrumentaux bluesy et sans la section « Why, tell me why ». Cette version, restée inédite jusqu’à Anthology 2 en 1996, diffère radicalement de celle finalement retenue pour Rubber Soul.
Une nouvelle tentative est enregistrée le 6 novembre, dans une version plus rapide, en deux prises. Mais ce n’est que le 10 novembre que le groupe trouve l’arrangement définitif.
La version finale se distingue par son rythme enlevé et par l’ajout d’une touche originale : Ringo Starr joue de l’orgue et ajoute un son percussif en tapotant sur une boîte d’allumettes ! Ces détails, anodins en apparence, participent à la richesse sonore de l’album.
Un témoignage musical d’une époque charnière
I’m Looking Through You ne se limite pas à une querelle amoureuse transposée en musique. Elle illustre un moment de bascule, aussi bien dans la vie sentimentale de Paul McCartney que dans l’évolution des Beatles.
Avec Rubber Soul, le groupe amorce un virage vers des compositions plus personnelles et introspectives. Loin des chansons d’amour lisses des débuts, ils s’attaquent désormais à des sentiments plus complexes et nuancés.
Quant à McCartney et Asher, leur relation s’éteindra progressivement. Leur engagement sera rompu en 1968, Jane Asher ayant appris que Paul entretenait une liaison avec une autre femme. Ironie du sort, cette fin tragique résonne avec les paroles de I’m Looking Through You : parfois, l’amour n’est qu’une illusion qui finit par se dissiper.
