Sorti en 1971, « Imagine » est bien plus qu’une chanson : c’est un album dense, politique et poétique où John Lennon conjugue engagement, intimité et beauté sonore. Avec Yoko Ono en co-auteure inspirée, et une équipe de musiciens brillants, Lennon livre un manifeste doux mais acide, enregistré entre l’Angleterre et New York. Loin de se limiter à son morceau-titre, l’album s’impose comme un sommet de la carrière solo de Lennon, aux arrangements ciselés et à la portée universelle.
Puissant, poignant, important et beau : autant de mots qui collent à Imagine – à la chanson-titre comme au deuxième album solo de John Lennon, paru à l’automne 1971. On réduit souvent l’album à son morceau emblématique, mais une seule chanson, même fondatrice, ne suffit pas à faire un grand disque. Imagine en est bel et bien un, traversé de mélodies limpides, de refrains accrocheurs et du sarcasme inoxydable de Lennon, qui le tient à bonne distance de toute mièvrerie. « Je l’appelle Plastic Ono avec un enrobage chocolat », confiait-il en 1980 : plus accessible que son prédécesseur, certes, mais sans mollir sur le fond.
Sommaire
- Des dates, des lieux, une méthode : la fabrique de « Imagine »
- La chanson-manifeste : d’un poème de Yoko Ono à l’hymne planétaire
- Une équipe au service des chansons
- « Imagine » n’est pas seul : parcours morceau par morceau
- Pochette, typographies, images : l’esthétique « Imagine »
- Réception, classements, héritage
- Ce que change « Imagine » : la “douceur” comme stratégie
- Détails de studio : quand la technique sert l’émotion
- Tensions et apaisements : Lennon, McCartney et l’après-Beatles
- Rééditions, mixages ultimes et mémoire vivante
- Pourquoi « Imagine » tient toujours
- Fiche repère
- Épilogue
Des dates, des lieux, une méthode : la fabrique de « Imagine »
La genèse du disque suit un calendrier en trois temps. Dès février 1971, Lennon prolonge l’élan des sessions du single « Power To The People » à Ascot Sound Studios (Tittenhurst Park), où il ébauche « It’s So Hard » et « I Don’t Want To Be A Soldier ». Le cœur de l’album se joue ensuite du 24 mai au début de juillet à Ascot, avant que Lennon et Yoko Ono ne s’envolent pour New York le 3 juillet : cordes, saxophones et mixages sont alors finalisés au Record Plant les 4–5 juillet, week-end de l’Independence Day, sous l’œil du co-producteur Phil Spector.
Sur « Power To The People », paru en mars 1971, la face B diffère selon les territoires : « Open Your Box » de Yoko en R.-U., « Touch Me » aux États-Unis – un détail révélateur d’une collaboration Lennon/Ono qui imprègne tout Imagine.
La chanson-manifeste : d’un poème de Yoko Ono à l’hymne planétaire
L’influence de Yoko Ono est la clef d’« Imagine ». Lennon l’a reconnu : une part notable du concept et des paroles vient de Grapefruit, le livre d’« instructions » poétiques d’Ono (1964). Son « Cloud Piece » dit : « Imagine the clouds dripping, dig a hole in your garden to put them in ». Cette esthétique d’images mentales irrigue la chanson et même l’iconographie de l’album. En 2017, Yoko Ono obtient officiellement un crédit de co-autrice sur « Imagine ».
En studio, Lennon cherche la transparence : piano clair, voix à nu, cordes sobres. Les Flux Fiddlers (section de cordes issue de l’orchestre new-yorkais) enregistrent le 4 juillet 1971 une écriture orchestrale élégante signée Torrie Zito. La prise définitive retient le piano et la voix de Lennon, Klaus Voormann à la basse, Alan White à la batterie ; trois prises, la deuxième est gardée. Apple Records publie le single aux États-Unis le 11 octobre 1971 : n° 3 au Billboard Hot 100, n° 1 au Canada.
Sorti d’abord aux États-Unis le 9 septembre 1971, puis au Royaume-Uni le 8 octobre, Imagine (l’album) se hisse n° 1 dans les deux pays. La chanson-titre ne sortira au Royaume-Uni qu’en 1975 (n° 6), avant de remonter n° 1 en janvier 1981 après l’assassinat de Lennon – preuve d’une résonance qui dépasse son époque.
Une équipe au service des chansons
Au casting, un noyau de musiciens rompus au langage Lennon : George Harrison (guitares, slide, dobro), Nicky Hopkins (pianos), Klaus Voormann (basse), Alan White et Jim Keltner (batteries), auxquels s’ajoutent Joey Molland et Tom Evans (Badfinger) aux acoustiques, Rod Linton, Ted Turner et Andy Davis selon les titres. Le saxophone de King Curtis colore « It’s So Hard » et « I Don’t Want To Be A Soldier » – deux de ses derniers enregistrements avant son meurtre à New York, le 13 août 1971. Aux cordes, les Flux Fiddlers, arrangés par Torrie Zito, apportent l’éloquence “chocolate coating” dont parlait Lennon.
« Imagine » n’est pas seul : parcours morceau par morceau
« Crippled Inside » ouvre, derrière la plage-titre, un versant roots où le dobro de George Harrison renvoie au folk et au skiffle chers à Lennon. Les trilles diamantés de Nicky Hopkins donnent l’élasticité du ragtime et de la country à un texte qui raille les masques sociaux : on peut tout maquiller, sauf l’intérieur.
« Jealous Guy », né en Inde en 1968 sous le titre « Child of Nature », atteint ici sa forme définitive : confession de fragilité où l’onirisme des cordes et la mélodie flottante de Hopkins construisent un apaisement inquiet. En 1981, Roxy Music en fait un n° 1 britannique, hommage posthume devenu standard.
Avec « Gimme Some Truth », Lennon reprend son registre pamphlétaire : jeu de mots tranchants, rondeur rythmique, et un solo slide de George Harrison qui mord dans le mou du langage politique. Écrite dans la queue de comète du Vietnam et réactualisée en 1971, la chanson vise l’hypocrisie des dirigeants – « Tricky Dicky » Nixon en ligne de mire – et restera un étendard pour les anti-guerre.
« Oh My Love » contraste par sa nudité : guitare diaphane d’Harrison, souffle chambriste des cordes, écriture Lennon/Ono qui tient du haïku amoureux. Le disque recoud sans cesse tendresse et acidité, et nulle part plus violemment que sur « How Do You Sleep? ». Souvent lu comme un tir de barrage contre Paul McCartney, le morceau est selon Lennon une auto-adresse masquée. Reste que la slide d’Harrison et le Wurlitzer de Hopkins en font une pièce aussi somptueuse que venimeuse – à laquelle Paul répondra, quelques mois plus tard, par « Dear Friend » sur Wild Life (Wings), tentative d’apaisement à peine voilée.
« It’s So Hard » revient au blues : 12 mesures tendues, King Curtis au sax, et des cordes de Torrie Zito superposées au Record Plant. La voix est granuleuse, l’humour noir ; Lennon y condense le labeur d’être – manger, aimer, survivre – en trois minutes écrasées.
« I Don’t Want To Be A Soldier, Mama » est retravaillée à Ascot en mai avec une formation élargie : guitares acoustiques Badfinger, Nicky Hopkins au piano, Jim Keltner à la batterie, Alan White au vibraphone, George Harrison aux guitares. Les overdubs new-yorkais ajoutent le sax de King Curtis ; l’ensemble prend l’allure d’une incantation hypnotique, répétitive, où la simplicité du texte devient force. C’est le seul titre où l’esthétique mur du son de Spector s’affirme pleinement
« How? » fait le pont avec Plastic Ono Band par sa vulnérabilité : questionnements naïfs assumés, emballés ici dans le vernis de cordes et de pianos qui donne au doute une douceur inattendue. Et « Oh Yoko! », finale lumineuse, célèbre la joie domestique. EMI voulait en faire un single ; Lennon refusa, jugeant la déclaration trop intime pour le hit-parade. Il n’empêche : c’est un tube en puissance, que Phil Spector double d’une harmonie.
Pochette, typographies, images : l’esthétique « Imagine »
Yoko Ono supervise photos et conception via Bag Productions ; Peter Fordham signe les visuels, le graphiste George Maciunas (figure du Fluxus) la typographie. Premier tirage : un carton-photo où Lennon, tenant un cochon, parodie le bélier de Ram (Paul McCartney), clin d’œil à une joute artistique encore tiède. Cette iconographie dialogue avec l’esprit de Grapefruit : l’imaginaire comme instruction et action.
Côté écran, Lennon et Ono tournent Imagine (1972), film musical long format qui décline chaque chanson en séquences visuelles, mêlées à des moments de vie à Tittenhurst Park puis à New York. Des invités défilent : Andy Warhol, Fred Astaire, Dick Cavett, George Harrison, Jack Palance… Restauré et remixé en 2018, le film revient en salles, prolongé par le documentaire Gimme Some Truth: The Making of Imagine.
Réception, classements, héritage
Paru le 9 septembre 1971 aux États-Unis et le 8 octobre au Royaume-Uni, Imagine atteint la première place des albums des deux côtés de l’Atlantique et s’impose dans une large part de l’Europe. La chanson-titre devient le single le plus vendu de la carrière solo de Lennon aux États-Unis (n° 3 au Hot 100). L’album obtiendra en Amérique une double platine RIAA, tandis que le morceau « Imagine » sera certifié triple platine à l’occasion de ses 50 ans en 2021.
La critique salue la manière dont Lennon marie intime et politique : Rolling Stone pointe un disque « utile, personnel », là où NME et Melody Maker le célèbrent comme une apothéose. Village Voice l’inscrit dans le Top 5 de l’année 1971. Roxy Music hisse « Jealous Guy » au n° 1 britannique en mars 1981, preuve que l’album continue d’essaimer dans la culture populaire.
Ce que change « Imagine » : la “douceur” comme stratégie
Dire qu’Imagine est plus aimable que Plastic Ono Band ne signifie pas qu’il soit moins radical. Lennon déplace le registre : au cri brut succède une fermeté calme, servie par un écrin sonore plus ample. La politique n’y est pas minorée : « Gimme Some Truth » ferraille avec les langues de bois ; « I Don’t Want To Be A Soldier » refuse les assignations sociales ; « Crippled Inside » démasque les postures. La douceur de « Oh My Love » ou « How? » a l’air d’un répit ; c’est un angle d’attaque différent.
Dans cette stratégie esthétique, Yoko Ono compte double : co-conception de la pochette, photographies, typographies, et une pensée artistique qui irrigue l’album. La reconnaissance officielle de sa co-écriture en 2017 pour « Imagine » a réajusté l’histoire : on ne comprend ni la chanson ni le disque sans Grapefruit et l’art d’instruction d’Ono.
Détails de studio : quand la technique sert l’émotion
Sur la chanson-titre, on entend le piano initialement recentré, puis élargi en stéréo, la prise captée à Ascot et complétée par les cordes de Torrie Zito au Record Plant. Phil Spector tente même, au début, de faire jouer Lennon et Nicky Hopkins en octaves sur un même piano – idée abandonnée au profit d’une prise plus évidente. L’ensemble donne une impression de proximité presque domestique : au-delà du message, c’est un son qui s’adresse au corps (respiration, attaque des marteaux, grain de voix).
À l’autre bout du spectre, « I Don’t Want To Be A Soldier » use des ressources Spectoriennes : réverbération épaisse, superpositions de guitares acoustiques et électriques, saxophone de King Curtis – dont la disparition tragique, un mois plus tard, jette une lumière crépusculaire sur ces mesures. « It’s So Hard » illustre l’autre méthode : blues au cordeau, overdubs de cordes qui polissent sans étouffer.
Tensions et apaisements : Lennon, McCartney et l’après-Beatles
On ne peut lire « How Do You Sleep? » sans entendre le dialogue différé entre Lennon et McCartney. Lennon a dit que la chanson parlait aussi de lui-même, mais sa cible reste perçue. La réponse musicale de Paul, « Dear Friend », paraît en décembre 1971 sur Wild Life (Wings) et prend le contre-pied : la fermeté blessée de Lennon y rencontre un appel à la désescalade. Ce va-et-vient dit l’après-Beatles : rivalités créatives, mais aussi tentatives de reliement.
Rééditions, mixages ultimes et mémoire vivante
L’album a connu plusieurs renaissances techniques : remasterings 2000 et 2010, puis surtout, en 2018, Imagine – The Ultimate Collection, coffret de six disques mêlant démos, outtakes, « évolution documentaries » piste à piste et Elements Mixes (isolations d’instruments) remixés par Paul Hicks à Abbey Road. Ces mixages ultimes révèlent des niveaux de détail inédits (5.1, haute définition), éclairant l’écriture et la production. En parallèle, la restauration du film Imagine (2018) et le documentaire John & Yoko : Above Us Only Sky ont replacé l’album au cœur d’un récit artistique, politique et amoureux.
La postérité commerciale suit : « Imagine » (le titre) reçoit en octobre 2021 la triple platine RIAA. L’album, lui, demeure double platine aux États-Unis, statut à la fois modeste au regard de sa notoriété et révélateur de son parcours long – un catalogue qui vit moins de pics que d’une permanence dans l’imaginaire collectif.
Pourquoi « Imagine » tient toujours
Parce qu’il réconcilie des contraires que l’on croit inconciliables : la plain-chant d’un piano et la noblesse d’un orchestre ; la colère vis-à-vis des mensonges publics et l’intimité la plus désarmée ; la politique au sens strict et l’utopie comme outil pratique. Imagine réussit à aplatir la distance entre le domestique et le monde, entre la maison blanche de Tittenhurst et la Maison-Blanche de Nixon.
Il y a là une éthique du son : dire dur en parlant doux. Là où Plastic Ono Band exposait, sans filtre, le traumatisme et la thérapie, Imagine en offre la déclinaison publique – non pas une mise au propre, mais un passage du cri au chant.
Et il y a, surtout, la trace de Yoko Ono : sans Grapefruit, sans ses scores conceptuels, « Imagine » n’aurait pas cette proposition si simple et si radicale : imaginer n’est pas un vœu pieux, c’est une action. Que l’on ouvre les volets, que l’on rêve à haute voix, que l’on tourne la caméra dans un manoir blanc et que l’on déplace le monde, un piano après l’autre
Fiche repère
Parution : 9 septembre 1971 (USA), 8 octobre 1971 (R.-U.) – Apple Records. Studios : Ascot Sound (Tittenhurst Park), EMI Abbey Road, Record Plant (New York). Production : John Lennon, Yoko Ono, Phil Spector. Musiciens : John Lennon (voix, pianos, guitares), George Harrison, Nicky Hopkins, Klaus Voormann, Alan White, Jim Keltner, King Curtis, Joey Molland et Tom Evans (Badfinger), Rod Linton, Ted Turner, Andy Davis ; cordes : The Flux Fiddlers ; arrangements : Torrie Zito. Visuels : Yoko Ono (photos), Peter Fordham (posters), George Maciunas (typographie). Classements : n° 1 UK Albums et US Billboard 200. Certifications : RIAA 2× platine (album) ; RIAA 3× platine (chanson « Imagine »).
Épilogue
« Imagine » n’est pas un slogan : c’est une méthode. À l’échelle d’un disque, Lennon et Ono montrent qu’on peut tenir ensemble la lucidité et la tendresse. On peut douter (« How? »), aimer (« Oh Yoko! »), accuser (« Gimme Some Truth ») et espérer (« Imagine »), sans changer de voix. On peut, aussi, faire de la forme – cordes sobres, prise intime, pochette pensée – une politique. Plus d’un demi-siècle plus tard, l’album respire pareil : il interroge, il console, il pique. Et, à chaque écoute, il réapprend à imaginer.
