Lorsque Nowhere Man sort sur Rubber Soul le 3 décembre 1965 au Royaume-Uni, puis le 21 février 1966 aux États-Unis, le titre frappe par sa mélancolie et son introspection. John Lennon y dévoile, derrière l’apparente légèreté des harmonies vocales et des guitares cristallines, un sentiment profond d’isolement et d’incertitude.
Sommaire
- Une composition surgie du vide
- Un autoportrait à la troisième personne
- Une interprétation inoubliable
- Une production exigeante
- Une chanson universelle
Une composition surgie du vide
Lennon compose Nowhere Man dans un moment de frustration et de doute. Après plusieurs heures à tenter d’écrire une chanson « significative et bonne », il abandonne, s’allonge et laisse la musique venir à lui.
« J’avais passé cinq heures ce matin-là à essayer d’écrire une chanson qui soit à la fois significative et bonne, et j’ai fini par abandonner et m’allonger. Puis Nowhere Man est venue, paroles et musique, tout d’un coup, alors que j’étais étendu. » — John Lennon, All We Are Saying, David Sheff
Ce sentiment de vide n’est pas anodin. En 1966, Maureen Cleave, journaliste pour l’Evening Standard, publie un article sur la vie domestique de Lennon. Cet entretien, célèbre surtout pour sa phrase « Nous sommes plus populaires que Jésus », révèle également un homme détaché de la réalité, en proie à une certaine apathie.
« Il peut dormir indéfiniment, il est probablement la personne la plus paresseuse d’Angleterre. ‘Physiquement paresseux’, disait-il. ‘Je n’ai rien contre écrire, lire, regarder ou parler, mais le sexe est la seule chose physique que je supporte encore.' » — Maureen Cleave, Evening Standard
Ce sentiment de vide est également présent dans la biographie autorisée des Beatles par Hunter Davies, où Lennon décrit son impression de ne pas exister :
« Si je suis seul pendant trois jours à ne rien faire, je finis par m’effacer complètement. Je ne suis plus là. Cyn ne s’en rend pas compte. Je suis en train de me regarder moi-même, ou je suis au fond de ma tête. Je vois mes mains bouger, mais c’est un robot qui le fait. » — John Lennon, The Beatles, Hunter Davies
Un autoportrait à la troisième personne
Nowhere Man est une rare chanson de Lennon qui ne traite pas d’une relation amoureuse ou d’une expérience concrète, mais plutôt d’un état d’esprit. L’auteur se décrit lui-même comme un homme perdu, sans but, vivant dans un « nowhere land » (un pays de nulle part). Paul McCartney, en arrivant chez Lennon pour une session d’écriture, trouve son ami endormi sur le canapé. Ce dernier lui avoue plus tard que la chanson le décrivait directement :
« C’était en fait une chanson contre John lui-même. Il me l’a dit plus tard, mais pas sur le moment. Il avait écrit cette chanson en pensant à lui-même, au fait qu’il avait l’impression de ne rien faire et d’aller nulle part. Je pense que cela parlait également de l’état de son mariage. Mais cela a donné une très bonne chanson. Il l’a traitée comme une chanson en troisième personne, mais il était assez malin pour ajouter : ‘N’est-il pas un peu comme toi et moi ?’ – ‘Me’ étant le dernier mot. » — Paul McCartney, Many Years From Now, Barry Miles
Une interprétation inoubliable
Les Beatles intègrent rapidement Nowhere Man à leur répertoire scénique. Elle est notamment jouée lors de leur tout dernier concert au Candlestick Park de San Francisco, le 29 août 1966.
Le morceau connaît également une seconde vie grâce à son apparition dans le film animé Yellow Submarine (1968). Il est chanté pour Jeremy, une créature vivant dans la « Mer du Rien ».
Une production exigeante
L’enregistrement de Nowhere Man a lieu les 21 et 22 octobre 1965 aux studios Abbey Road. La première journée est consacrée aux répétitions et à la prise de deux versions de la chanson. La seconde prise inclut une introduction harmonique chantée à trois voix.
Le lendemain, les Beatles décident de recommencer la chanson et enregistrent une nouvelle base instrumentale en trois prises. Ils ajoutent ensuite les voix et la fameuse guitare solo très aigue de George Harrison. Paul McCartney se souvient des difficultés rencontrées avec les ingénieurs du studio :
« Nous les forcions toujours à faire des choses qu’ils ne voulaient pas faire. Nowhere Man en est un bon exemple. Nous voulions un son très aigu pour les guitares, mais ils disaient : ‘C’est tout ce qu’on peut faire’. Nous leur avons demandé d’augmenter les aigus à fond, et quand ce n’était toujours pas assez, nous avons demandé de passer à travers un autre canal et d’augmenter encore plus. Et finalement, cela a marché ! » — Paul McCartney, The Complete Beatles Recording Sessions, Mark Lewisohn
Une chanson universelle
Nowhere Man est bien plus qu’une simple chanson pop. Elle révèle la profonde introspection de Lennon, prise dans le tourbillon de la célébrité et de sa propre solitude.
Avec sa mélodie planante et ses paroles existentielles, elle trouve un écho chez tous ceux qui ont un jour ressenti ce vide. Un instant de vérité, où Lennon, dans sa quête de sens, tend un miroir au monde entier
