Composée à l’automne 1968 après une halte chez Dylan et The Band à Woodstock, « All Things Must Pass » marque l’instant où George Harrison se détache de la frénésie Beatles pour un folk-rock méditatif inspiré par Levon Helm. Pensée d’abord pour la voix rugueuse du batteur de The Band, la chanson transite par les sessions Get Back sans aboutir, puis trouve son écrin sur le triple album solo de 1970 produit avec Phil Spector. Entre sagesse taoïste, slide guitar aérienne et harmonies gospel de Billy Preston, elle devient un hymne universel sur l’impermanence. Le remix 2021 signé Dhani Harrison allège la réverbération et révèle la mélodie nue, confirmant la force d’un titre capable de vivre aussi bien en gospel soul qu’en americana de porche.
Dans l’imaginaire collectif, « All Things Must Pass » est inséparable de George Harrison. Elle donne son nom au triple album publié en novembre 1970 sur Apple Records, dont la stature a redéfini la place de l’« ex-Beatle silencieux » au sein du panthéon pop. Pourtant, l’une des confidences les plus éclairantes de Harrison déplace le centre de gravité : lorsqu’il a « entendu » cette chanson pour la première fois, il l’imaginait chantée par Levon Helm, batteur et voix terrienne de The Band. Cette projection n’a rien d’un caprice ; elle raconte un basculement esthétique, un moment précis où l’auteur-compositeur quitte la fascination pour la musique indienne sans l’abandonner totalement, revient à la guitare et se met dans l’axe d’une Amérique roots révélée par Music from Big Pink.
Dire cela, c’est reconnaître que « All Things Must Pass » n’est pas seulement le commentaire apaisé d’un break-up historique — la fin programmée des Beatles —, mais aussi la réponse d’un musicien à une secousse venue d’ailleurs. The Band, ses harmonies de porche, sa rythmique ronde et son sens du collectif ont offert à Harrison un cadre mental où la simplicité n’est pas un renoncement mais une discipline. L’aveu est limpide : en écrivant, il « entendait » Levon Helm. On voit déjà le timbre légèrement râpeux, l’accent du Sud, la diction sans afféterie, le balancement entre gravité et fraternité. Et l’on comprend pourquoi la chanson, une fois revenue « chez » Harrison, a gardé cette droiture de marche, cette manière de consoler sans pathos.
Sommaire
- De Woodstock à Twickenham : la genèse d’une consolation
- The Band : un miroir américain pour un auteur anglais
- Un titre, une source : de Timothy Leary au Tao Te Ching
- Billy Preston, première voix au disque
- 1970 : Phil Spector et le « mur » qui laisse passer la lumière
- 2021 : reprise de son, reprise de souffle
- À quoi aurait ressemblé la version The Band ?
- Une chanson pour tout dire, sans dire le nom
- De la scène au souvenir : quand Paul McCartney chante George
- Une écriture « Band-like », une voix Harrison
- Pourquoi cette chanson touche encore
- Les héritages : de la slide aux reprises
- Ce que The Band a donné à George — et réciproquement
- Dernier mouvement : le temps qui passe, la chanson qui reste
- Épilogue : une leçon d’oreille
De Woodstock à Twickenham : la genèse d’une consolation
La chronologie est bien connue des beatlemaniacs, mais elle gagne à être rappelée. À l’automne 1968, Harrison se rend aux États-Unis, passe par Los Angeles pour produire Jackie Lomax, puis remonte vers l’État de New York. À Woodstock, il retrouve Bob Dylan et rencontre longuement The Band. La parenthèse est féconde : des jam-sessions tranquilles, des conversations à pas feutrés, un climat de communauté qui n’a rien de l’hystérie entretenue autour des Beatles. Dans ce cadre, Harrison écrit, entre autres, « I’d Have You Anytime » avec Dylan et pose les fondations d’« All Things Must Pass ». On ne mesure pas toujours l’importance de cette halte : elle opère une décompression esthétique et psychique. The Band propose un retour au bois — guitares sèches, claviers organiques, harmonies de cuisine —, et Harrison s’y reconnaît immédiatement.
Quelques semaines plus tard, le titre repasse par Londres et par l’antichambre des Beatles. Au mois de janvier 1969, au cœur des sessions Get Back/Let It Be, « All Things Must Pass » est essayée, réessayée, puis délaissée. On pourrait y voir une simple contingence de planning ; ce serait oublier que Harrison arrive à Twickenham avec un faisceau de chansons remarquables — « Something », « Old Brown Shoe », « Let It Down », « Isn’t It a Pity » — qui témoignent d’une pression créative mal contenue par le cadre du groupe. Que « All Things Must Pass » n’ait pas été poussée jusqu’à une prise « officielle » dit deux choses. D’abord, que le climat du projet Let It Be n’était pas propice aux ballades à tiroirs et aux élans métaphysiques. Ensuite, qu’Harrison a très vite compris qu’il tenait là une pièce qui demanderait son propre écrin.
The Band : un miroir américain pour un auteur anglais
L’effet Music from Big Pink sur la scène britannique de 1968 a été profond. Pour beaucoup d’artistes, le disque a montré qu’on pouvait désélectrifier sans perdre en intensité, ralentir sans cesser d’être moderne, écrire simple sans faire simplet. Pour Harrison, déjà engagé dans une relation intime avec le sitar et la pensée indienne, ces chansons d’apparence frugale — « The Weight », « Tears of Rage », « This Wheel’s on Fire » — ont agi comme un contrepoint salutaire. Il ne s’agit pas de tourner le dos à Ravi Shankar et à l’apprentissage du raga, mais de trouver un équilibre où la recherche intérieure peut s’exprimer dans la forme d’un hymne folk-rock. C’est ici qu’intervient Levon Helm. Sa voix, plus terre que ciel, incarne une humanité concrète qui convient à l’idée centrale d’« All Things Must Pass » : tout passe, rien ne dure, et c’est justement ce caractère transitoire qui rend les choses dignes d’être aimées.
Imaginer Helm au micro, c’est entendre un autre mix : Garth Hudson à l’orgue comme un souffle, Rick Danko et Richard Manuel en harmonies tendres, Robbie Robertson en lignes de guitare minimales mais signées, Levon au chant, légèrement en arrière du clic, pour laisser à la phrase le temps de tomber. Dans cette hypothèse — forcément spéculative —, la chanson glisserait encore davantage vers une americana de porche. Or la version Harrison garde ce parfum et y ajoute une élévation spirituelle portée par la mélodie et, plus tard, par la production.
Un titre, une source : de Timothy Leary au Tao Te Ching
L’axe philosophique du morceau tient en trois mots : All Things Must Pass. La formule n’appartient à personne ; elle circule des textes taoïstes aux anthologies occidentales, en passant par une adaptation « acide » de Timothy Leary intitulée « All Things Pass ». Harrison lui-même a raconté avoir peut-être croisé la formule chez Richard Alpert/Baba Ram Dass. Ce flou biographique est cohérent avec l’époque : à la fin des années 1960, ces pensées orientales infusent la contre-culture et irriguent la pop. Ce qui compte, ce n’est pas la citation exacte, mais la façon dont Harrison incarne la maxime. Dans ses couplets, il convoque des images météorologiques et cycliques — soleil, nuages, saisons — pour faire sentir, sans appuyer, l’évidence du changement.
Musicalement, la chanson adopte un balancement médian, une marche qui n’est ni un slow ni une procession. On y perçoit les guitares acoustiques en plectre régulier, une basse tenue, un piano qui ponctue, un orgue discret, des chœurs en ruban. Le centre de gravité est dans la ligne vocale : Harrison chante droit, sans vibrato, comme si la sagesse ne pouvait se dire que sans effets.
Billy Preston, première voix au disque
Un paradoxe délicieux jalonne l’histoire du titre : la première version officiellement publiée de « All Things Must Pass » n’est pas celle de George Harrison, mais celle de Billy Preston, sur l’album Encouraging Words paru en septembre 1970. Ce disque coproduit par Harrison arrive deux mois avant le triple album. On y entend le gospel élégant de Preston, sa ferveur contenue, et l’on découvre à quel point la chanson vit sous d’autres timbres. Cette antériorité discographique ne doit pas étonner : elle s’inscrit dans la relation privilégiée entre Harrison et Preston, née lors des sessions Beatles de 1969 et prolongée au-delà. Elle confirme aussi que « All Things Must Pass » appartient à cette catégorie rare de chansons porteuses, qui tolèrent des habillages contradictoires sans perdre leur centre.
1970 : Phil Spector et le « mur » qui laisse passer la lumière
Lorsque George Harrison entre en studio au printemps et à l’été 1970, il a devant lui un projet d’une ampleur inhabituelle : un album triple, dont les deux premiers disques contiendront des chansons, le troisième des jams. La production est confiée, avec lui, à Phil Spector. On a beaucoup commenté la densité du son — réverbération, superpositions, chœurs — jusqu’à faire du « mur » un cliché. Il faut l’entendre autrement : sur « All Things Must Pass », Spector bâtit une nappe qui n’étouffe pas la voix ; elle la porte. Les arrangements rapprochent la chanson d’un hymne ; pas une prière verticale, plutôt un chant de marche, mêlant consolation et constat.
Autour d’Harrison gravitent des instrumentistes familiers : Ringo Starr, Klaus Voormann, Gary Wright, Billy Preston, Bobby Whitlock, des membres de Badfinger, des musiciens issus de Delaney & Bonnie. La slide guitar, devenue la signature de Harrison, ne cherche pas ici la virtuosité : elle dessine des sourires mélodiques, commente le chant, attrape la note bleue à peine effleurée. La version studio, placée au cœur du troisième côté du triple album, établit l’équilibre que l’on cherche encore aujourd’hui à préserver dans les remixes : assez de largeur pour l’élévation, assez de clarté pour que la parole reste au premier plan.
2021 : reprise de son, reprise de souffle
Un demi-siècle après sa parution, « All Things Must Pass » a fait l’objet d’un vaste travail de remix et de réédition supervisé par Dhani Harrison et l’ingénieur Paul Hicks. L’objectif déclaré était de désépaissir certaines couches de réverbération, de resserrer le focus sur la voix et sur les guitares, sans dénaturer l’esthétique originale. Cette relecture a rendu à la chanson une lisibilité nouvelle ; elle a aussi ramené à la surface le grain des maquettes, dont une démo poignante figure sur Early Takes: Volume 1 (2012). Entendre Harrison seul, ou presque, avec Ringo et Klaus Voormann en soutien, c’est approcher la cellule initiale du morceau : une mélodie nue qui tient par sa seule géométrie.
À quoi aurait ressemblé la version The Band ?
L’exercice est hypothétique, mais il éclaire la chanson. Si Levon Helm l’avait chantée, la pulsation aurait sans doute été plus souple, légèrement en arrière du temps, avec ce placement inimitable qui donne l’impression qu’on raconte une histoire en marchant. Le timbre de Levon, plus rugueux que celui de George, aurait déplacé la chanson vers une ballade de bar à l’anglo-américaine. Garth Hudson aurait tissé autour de la ligne principale des arabesques d’orgue ; Rick Danko aurait doublé quelques phrases au dessus de la fondamentale, apportant une légère tension harmonique ; Richard Manuel aurait ajouté sa fragilité dorée en arrière-plan. Quant à Robbie Robertson, il aurait probablement choisi l’économie : deux ou trois réponses de guitare, pas davantage.
Ce qui frappe, dans cet exercice, c’est la robustesse du corps de la chanson. Elle accepte l’accent du Delta sans renier son auteur anglais. Elle peut se teinter de gospel avec Preston comme de folk teinté d’élévation avec Harrison. Elle survivrait à une orchestration encore plus discrète. « All Things Must Pass » est de ces mélodies qui semblent préexister à leur vêtement.
Une chanson pour tout dire, sans dire le nom
Parce qu’elle paraît fin 1970, « All Things Must Pass » a logiquement été lue comme un « commentaire » sur la fin des Beatles. C’est vrai, et c’est trop étroit. Le texte parle des jours qui se lèvent et s’éteignent, des gens qui viennent et vont, des nuages qui passent. C’est un langage commun. Cette universalité explique la longévité du morceau et sa capacité à consoler des auditeurs très éloignés du roman beatlien. Harrison y apparaît non pas comme un prédicateur, mais comme un frère aîné qui rappelle une loi douce : rien ne dure, et c’est précisément pour cette raison que tout a de la valeur.
De la scène au souvenir : quand Paul McCartney chante George
Il est un autre mouvement qui en dit long sur la postérité de la chanson : son appropriation, ponctuelle, par Paul McCartney lors du Concert for George au Royal Albert Hall en 2002. Entendre Paul prêter sa voix au titre-phare de son ami disparu a eu valeur de rite. L’émotion n’était pas seulement dans l’hommage ; elle tenait à la réconciliation symbolique de deux trajectoires que la presse n’a cessé d’opposer. Dans ce cadre, « All Things Must Pass » a pris la dimension d’une prière laïque, portée par un orchestre de familiers et par la présence, à la batterie, de Ringo Starr. La chanson, en cela, réalise ce que Harrison avait pressenti à Woodstock : elle vit au-delà de son auteur.
Une écriture « Band-like », une voix Harrison
Harrison a lui-même décrit « All Things Must Pass » comme un « tune à la Robbie Robertson ». On entend par là une façon d’organiser la progression : couplets à la métrique régulière, pont discret qui agrandit la perspective, refrain-mantra qui revient avec un pas de procession. Mais la voix de George donne au tout une lumière différente. Elle n’appuie pas, n’exagère rien, ne cherche ni la puissance ni le grain ; elle fait confiance à la ligne. C’est cette fixité qui tient la chanson lorsque la production s’épaissit. Et c’est cette même fixité qu’ont cherché à révéler les remixes du cinquantième anniversaire, en réduisant l’écho autour du timbre pour laisser apparaître la chair de la prise.
Pourquoi cette chanson touche encore
L’époque qui l’a vu naître était saturée de déclarations, de manifestes, de ruptures spectaculaires. « All Things Must Pass » prend le contrepied : elle constate. Cette modestie est son courage. Elle ne nie pas la douleur du passage, elle la met en forme. C’est pourquoi elle accompagne si bien des deuils qui n’ont rien à voir avec les Beatles : une séparation, un déménagement, la fin d’un âge. On peut l’entendre comme une berceuse pour adultes ; on peut aussi la recevoir comme un outil : un mantra lumineux qui n’a pas besoin d’un credo pour fonctionner. Harrison, homme de foi et de doute, y retrouve ce point où la philosophie rencontre l’évidence.
Les héritages : de la slide aux reprises
On associe souvent la période All Things Must Pass à la consécration de la slide guitar chez Harrison. Sur le titre éponyme, elle n’est pas l’élément dominant, mais elle respire autour de la voix, comme un ruban d’air. Cette esthétique, que l’on retrouve ensuite dans « My Sweet Lord », « Wah-Wah » ou « Isn’t It a Pity », a irrigué des générations de guitaristes plus portés sur la mélodie que sur le débit. Côté reprises, la chanson a connu des lectures folk, gospel, indie, preuve qu’elle supporte à la fois la nudité d’une guitare-voix et le déploiement d’un ensemble étoffé. Qu’elle soit chantée par Billy Preston dans une ferveur soul, par Paul McCartney dans un cadre commémoratif, ou reprise par des artistes de scènes plus indépendantes, elle conserve son pouvoir accueillant : on peut y déposer ses propres passages.
Ce que The Band a donné à George — et réciproquement
Au fond, l’histoire réciproque de « All Things Must Pass » et de The Band est celle d’un échange. The Band offrait un idiome : une manière de tenir ensemble simplicité harmonique, gravité narrative et chaleur instrumentale. Harrison apportait une verticale : un sens de la mélodie qui regarde au-dessus de l’horizon et ose la formule la plus dénuée. Que le titre n’ait jamais été enregistré par The Band ne change rien à l’affaire. L’aveu de George «j’entendaislavoixdeLevonHelm»« j’entendais la voix de Levon Helm » dit la debt et scelle un paradoxe heureux : pour redevenir George Harrison, il lui a fallu emprunter la route d’un autre.
Dernier mouvement : le temps qui passe, la chanson qui reste
On a parfois tendance à réduire « All Things Must Pass » au chapitre « séparation des Beatles ». Elle mérite mieux. C’est une pièce-pivot où l’on voit, à nu, la manière dont Harrison relie les éléments : l’Orient et l’Americana, la gnose et la chanson, la tristesse et la gratitude. Si elle touche encore, c’est qu’elle explique peu et accueille beaucoup. Quand Harrison la compose, il imagine Levon Helm ; quand il l’enregistre, il choisit une forme plus ample ; quand on la réécoute, cinquante ans plus tard, on y entend surtout une voix qui, sans surcharge, rappelle une loi que chacun connaît intimement. Tout passe. Ce n’est pas une menace ; c’est un soulagement discret qui rend possible la suite.
Épilogue : une leçon d’oreille
L’épisode Helm révèle aussi un savoir-faire d’auteur : entendre qui pourrait chanter la chanson mieux que soi, ou du moins autrement. Beaucoup d’auteurs-compositeurs se racontent comme des interprètes naturels de leurs propres œuvres. Harrison, lui, n’a jamais craint de décaler la perspective. Il a donné des titres à d’autres, il a coproduit des versions concurrentes, il a prêté sa guitare sans exiger la lumière. Dans « All Things Must Pass », cette disposition atteint sa forme la plus pure : une chanson offerte à une voix imaginaire, et qui, revenue à son auteur, trouve son visage définitif sans perdre la trace du rêve initial. C’est peut-être cela, la vraie sagesse pop : savoir prêter l’oreille à ce que la chanson demande, avant de la signer.
