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Episode 1 : Please, Please me

Publié le 15 septembre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

L’histoire de la pochette de disque commence bien avant les Beatles, évoluant d’un simple étui en papier à un véritable outil marketing. Alex Steinweiss révolutionne ce domaine en 1940 en introduisant des designs illustrés. Dans les années 60, la Beatlemania transforme la pochette en objet culte. D’abord formatée selon les standards de l’époque, l’image des Beatles évolue, anticipant les mutations culturelles et artistiques de la décennie.


Une brève histoire de la pochette de disque

Avant de nous intéresser aux pochettes de disque des Beatles et aux révolutions esthétiques que le groupe a apporté à ce médium, il est important d’envisager la naissance de la pochette de disque, et d’examiner son histoire et les rôles qu’elle occupait avant l’émergence des Beatles au début des années soixante.

Avant l’invention du phonographe par Thomas Edison en 1877, la musique était pratiquée et écoutée dans des contextes clairement définis, tels que l’opéra, le music-hall et le cabaret. Chacun de ces endroits offrait l’expérience de la musique dans un cadre particulier, associé à un code vestimentaire et une conduite spécifiques. La musique au foyer était considérée comme une expérience intime : les mères chantaient des berceuses à leurs enfants, les gens chantaient ensemble durant les fêtes ou pour atténuer la monotonie du travail, et au dix-neuvième siècle, les jeunes femmes dans les salons du Paris mondain ou lesdrawing-roomde l’Angleterre Victorienne apprenaient à jouer des pièces du répertoire classique au piano. Ces expressions spontanées ont permis de préserver ce qu’on appelle aujourd’hui la musique traditionnelle ou folklorique.

Avec son phonographe, Thomas Edison, ainsi que Guillermo Marconi – inventeur de la transmission radiophonique – ont révolutionné les contextes sociaux dans lesquels la musique est écoutée. Lorsque les premiers enregistrements de musique sont commercialisés, le statut de la musique est complètement bouleversé : la musique devient un bien matériel au sein d’une industrie grandissante. Les traditions sociales qui la caractérisaient sont profondément modifiées, et elle devient à présent un produit commercialisable.

Au début du vingtième siècle, les premiers gramophones, introduits par la Columbia Phonograph Company, sont distribués et vendus sans packaging ou dans un étui en papier dont le centre comprenait un découpage circulaire afin de révéler l’étiquette typographique du disque. Les étiquettes devenaient progressivement de plus en plus sophistiquées, imprimées en deux ou trois couleurs, souvent comprenant une teinte dorée ou argentée. Les magasins de disques étaient les premiers à produire des pochettes durables en carton, qui se présentaient sous forme de boîtes comprenant plusieurs disques. Les magasins n’imprimaient d’abord que des informations typographiques simples sur la face avant et la tranche de ces albums pour les différencier les uns des autres. Dans le métier, on appelait ces albums destombstones(pierres tombales), car sur les rayons des détaillants ou ils étaient alignés sur leur tranche, on ne pouvait les différencier qu’aux différentes couleurs des reliures et à leur titre doré ou argenté en relief. Ces deux formes de packaging – l’étui en papier et la boîte d’album – continuent à être utilisées jusqu’en 1950.

La reprise économique après la Grande Dépression des années 1930 provoque une augmentation des ventes de disques, et par conséquent une promotion et un marketing plus agressifs. En 1940, Columbia et RCA, lesdeux plus grandes compagnies de production de disques, intensifient leurs stratégies de marketing. C’est à cette période que le design des pochettes d’album se développe et commence à attirer à la fois des graphistes et des artistes des beaux-arts. Un changement majeur durant cette même période fut l’introduction des présentoirs de disque en libre-service dans les magasins de disques, amenant les consommateurs face à face avec les pochettes de disques. Progressivement, les maisons de disques reconnaissent l’importance de la pochette et de son rôle de “vendeur silencieux”.

Des images commencent alors à faire leur apparition sur les pochettes de disques. RCA utilise des peintures existantes – surréalistes ou cubistes – sur les pochettes d’album de musique classique, afin de promouvoir un style conservateur et traditionnel. Des portraits en noir et blanc sont utilisés pour les musiciens blancs, mais rarement pour les musiciens noirs, leurs images n’étant pas considérées comme un argument de vente. On associait à la musique “colorée” ou “noire”, des graphismes géométriques et des formes abstraites.

C’est le graphiste américain Alex Steinweiss (1917–2011) qui sera le premier à avoir l’idée de concevoir des pochettes personnalisées pour les albums, révolutionnant ainsi la façon dont la musique est présentée. Considéré comme l’inventeur de la pochette de disque et l’initiateur de son âge d’or, il incite en 1940 la maison

de disques Columbia, dont il est le premier directeur artistique, à illustrer ses propres pochettes. Steinweiss était le produit d’une époque de graphisme novateur. En effet, grâce à l’avènement du concept moderniste de “l’œuvre d’art totale” (ou Gesamtkunstwerk), qui mettait sur un plan d’égalité beaux arts et arts appliqués, le graphisme et la typographie montèrent d’un cran dans la hiérarchie culturelle. Dans la conception de ses pochettes de disques, Steinweiss utilise un langage graphique moderniste, qui s’articule autour de la nouvelle typographie introduite au Bauhaus par László Moholy-Nagy en 1923. Il s’inspire également du travail de l’affichiste français Cassandre, du constructivisme russe, et de l’Art déco, un hybride commercial du modernisme et un outil idéal pour les publicitaires américains. Trouvant que les emballages de papier ordinaires qu’utilisaient l’industrie du disque n’étaient pas “des façons d’emballer de la belle musique”, il conçoit ses pochettes comme des “mini-affiches” qui évoquent pour lui la musique contenue dans l’album. En effet, il optimise la surface limitée de l’image en utilisant tous les attributs d’une grande affiche : image centrale forte, typographie et caractères accrocheurs, et combinaisons de couleurs caractéristiques. Quelques mois après l’introduction des pochettes illustrées de Steinweiss dans le marché, les ventes de disques de Columbia augmentent de 800%. Ses pochettes deviendront des modèles pour les autres compagnies, qui adopteront très vite ses techniques. En 1948, l’industrie du disque connaît un changement radical avec l’introduction par Columbia du format du disque 33 tours. Alex Steinweiss invente l’emballage de ce nouveau format : une pochette en carton fin collée par deux rabats et une couverture imprimée en couleur au recto et en noir et blanc au verso, restée la norme universelle pour le disque jusqu’à l’avènement du disque compact en 1983.

Jusqu’au milieu des années 1950, Alex Steinweiss et ses contemporains Jim Flora et David Stone Martin privilégient l’illustration, estimant qu’elle est mieux à même de restituer l’univers musical. Cependant, les avancées techniques d’impression de la photographie vont peu à peu permettre son utilisation sur les pochettes de disques. Des exemples se trouvent chez les labels de jazz indépendants, Blue Note et Pacific Jazz, dont les identités visuelles sont confiées respectivement au graphiste Reid Miles et au photographe William Claxton. Le style de Reid Miles pour Blue Note marque un tournant dans l’histoire de la création des pochettes d’albums : celles-ci associent des photographies de musiciens à une typographie envisagée comme motif, avec des aplats de deux couleurs imposés par une économie de moyens.

Un autre aspect important des années cinquante, qui affectera le graphisme des pochettes de disques de cette décennie et de la suivante, est le chevauchement des deux industries et médias qui connaissaient alors la croissance la plus rapide : la musique populaire et le cinéma. Les plus grandes maisons de disques américaines étaient associées, à des degrés variés, avec l’industrie cinématographique. Les publicitaires ont rapidement exploité l’idée que la musique enregistrée et les films partageaient le même public. Les bandes originales des comédies musicales de Hollywood étaient rendues disponibles sous forme d’albums tombstones puis en disques 33 tours, et l’imagerie accrocheuse des affiches de films était facilement adaptée au format plus petit des disques. Les pochettes de disques empruntaient le vocabulaire visuel des films et de leurs affiches, notamment l’utilisation de gros plans esthétiques des acteurs et des chanteurs, qui créaient l’illusion d’une familiarité avec le public.

Au début des années 1960, la photographie continue à dominer les pochettes de disques, avec une uniformisation des pochettes montrant un portrait de l’artiste accompagné d’une typographie utilisée comme simple outil d’information. Outre l’influence de l’industrie cinématographique, cette uniformisation peut s’expliquer par la dimension publicitaire qu’acquièrent les pochettes de disques. En effet, elles commencent à refléter les conventions d’autres formes de media, notamment les têtes d’affiches des journaux dont le rôle est d’inciter le lecteur à continuer de lire, et la publicité de magazine ou de télévision qui, de la même façon, cherche à attirer et retenir l’attention du client. Ceci est notamment dû à l’expansion d’une économie consumériste et d’une culture de masse à cette période aux Etats-Unis, mais aussi en Grande-Bretagne qui verra naître les Beatles.

Situation socioculturelle de la Grande-Bretagne au début des années soixante

Au milieu des années cinquante, la société britannique – jusqu’à présent encore très imprégnée par les différences de classe et le conservatisme – est en pleine mutation. La prospérité de l’après-guerre, socialement émancipatrice, coïncidera avec une série d’innovations scientifiques auxquelles il était impossible de résister: télévision, communications par satellite, véhicules particuliers abordables, musique amplifiée, et contraception chimique. Pour les gens ordinaires, ces facteurs produiront une sensation grisante d’urgence, ainsi qu’un sentiment de liberté individuelle inédite. Cette façon dont le confort matériel et la technologie ont réussi à réaliser les désirs de l’homme ordinaire provoque une évolution déstabilisante d’un point de vue sociétal et psychologique.

L’explosion démographique de l’après-guerre eut pour conséquence un pourcentage très élevé de jeunes adolescents dans la population, pour la première fois dans la société britannique. Tournant le dos à une raideur morale stérile et des valeurs figées, au profit d’une libre pensée stimulée par le progrès technologique, ces jeunes éprouvent le besoin de remplacer l’unité sociale hiérarchique d’autrefois par un égalitarisme, une méritocratie moderne fondée sur la gratification individuelle. L’apparition des Beatles en 1962-1963 coïncidera avec cette transition de masse vers un matérialisme individualiste et l’effondrement du conservatisme dans la Grande-Bretagne, ou ce que les britanniques appellent l’establishment.

Une culture de jeunes commence à faire son apparition, en partie en réponse à la raideur de l’establishment, et crée ungeneration gapou fossé générationnel. Celui-ci se manifeste en Grande-Bretagne vers le milieu des années cinquante, avec l’apparition simultanée du rock n’ roll, de la télévision, et la crise de Suez (qui signale la première fissure dans la façade de l’establishmentdepuis 1945). Pour les jeunes, les traditions passent de mode, la chrétienté est déchue de son influence passée, et l’attention du public se détourne de la nostalgie et de la foi en une vie meilleure après la mort, pour se focaliser avec enthousiasme sur le présent. La focalisation nouvelle sur l’instant présent, sur le “maintenant”, distinguera les années soixante de la décennie précédente.

Le pouvoir d’achat grandissant des jeunes reflétait à la fois une hausse du niveau de vie et une tendance à la consommation personnelle : la mode, les disques, les platines, le cinéma et d’autres formes de divertissement, y compris la culture des bars à café. Le terme teenagers britanniques, un concept sociologique apparu vers 1940, est adopté par les publicitaires pour témoigner du pouvoir d’achat inédit de la jeunesse de l’aprèsguerre. Afin de répondre aux demandes de cette économie consumériste grandissante, les médias de masse et la publicité connaissent une expansion significative, qui entraine à son tour un intérêt de plus en plus important pour la pratique du design. En effet, un nouveau carriérisme violent dans les domaines du design et des arts voit le jour. Plutôt que de suivre une formation traditionnelle en peinture ou en sculpture, de nombreux étudiants dans les écoles d’art choisissent d’étudier l’illustration, l’imprimerie, la photo, ou le dessin publicitaire, dont l’enseignement se développait à l’époque dans ces écoles. La fabrication à grande échelle de produits de consommation s’accompagnait de celle d’emballages destinés à séduire le consommateur. Cette importance grandissante de l’emballage décoré offrait un support à la créativité encouragée dans les établissements d’enseignement des arts appliqués. Dans un tel climat, l’expérimentation dans la forme et les couleurs se développe dans une gamme très diverse d’objets tels que les vêtements, les meubles, les emballages de l’alimentation, les biens électroménagers, les radios transistors et les voitures. Grâce aux opportunités grandissantes pour les graphistes dans la publicité, la mode, la photographie, les pochettes de disques et les couvertures de livres, de nouveaux espaces culturels étaient à présent disponibles pour l’art populaire de masse, qui allait, au fur et à mesure, engendrer la naissance de nouveaux styles visuels.

Naissance des Beatles et le “culte du costume”

Nés à Liverpool au début des années quarante, John Lennon, Richard Starkey (Ringo Starr), Paul McCartney et George Harrison sont des exemples tardifs de la première génération des teenagers britanniques. Ils sont issus de la classe ouvrière, à l’exception de John Lennon, qui est élevé par sa tante dans une famille de la classe moyenne.

En 1955, alors qu’il a 15 ans, John Lennon forme les Quarrymen, un groupe de skiffle. Leskiffleétait un style musical très en vogue à l’époque en Grande-Bretagne, et popularisé par Lonnie Donegan : il consistait à jouer des rythmes avec des planches à laver, cuillères, caisses à thé, dés à coudre, et autres instruments improvisés, et attirait particulièrement les jeunes car il ne nécessitait pas de compétences musicales particulières ou d’instruments couteux. Le répertoire du skiffle associait des chansons de folk américain typiquement “blanches” et nouvellement créées, avec des chansons de blues, et autres traditions musicales “noires”.

Le point critique de l’histoire des Quarrymen est bien sûr le jour où John rencontre Paul en juillet 1957. La transgression de John impressionne Paul, et John est en retour impressionné par les compétences musicales conventionnelles de Paul, qui connaissait les accords de guitare. Paul rejoint alors les Quarrymen et convainc John d’admettre George Harrison, qui jouait occasionnellement dans un groupe local deskiffleet de rock. En 1959, les Quarrymen ne sont composés que de trois guitaristes – John, Paul et George – et John commence sescours à l’école d’art Liverpool College of Art, ce qui contribue sans doute à la naissance chez le jeune musicien d’une idéologie artistique. En effet, les écoles d’art anglaises donnaient aux jeunes un monde libre, non comme une alternative à l’université, mais plutôt comme un lieu pour explorer des idées. Stuart Sutcliffe, le meilleur ami de John de l’école d’art, rejoint également le groupe en tant que bassiste. Les Quarrymen jouent alors ensemble à l’école d’art un répertoire composé de chansons d’artistes de rock n’ roll américains, tels que Buddy Holly, les Everly brothers, Little Richard, Carl Perkins, Chuck Berry et Elvis Presley, qui sera pour eux un véritable déclic. “Rien ne m’affectait avant d’écouter Elvis. S’il n’y avait pas eu Elvis, il n’y aurait pas eu les Beatles” dira John en 1965. A la même époque, des centaines de groupes de jeunes musiciens apparaissaient en Angleterre, notamment à Liverpool, inspirés par la montée du rock n’ roll américain. Cependant, ce qui démarque très tôt la relation Lennon-McCartney de leurs contemporains était leur volonté de composer leurs propres chansons. La tradition de l’interprète écrivant ses propres chansons n’existait alors pas dans la musique populaire britannique.

Les Quarrymen participent ensuite à plusieurs concours de talents et, en 1960, réalisent leur premier spectacle à Hambourg, où ils jouent dans des clubs pendant plusieurs mois et adoptent le nom “The Beatles”. Stuart Sutcliffe décidera de rester à Hambourg, et le groupe invite le batteur Pete Best à les rejoindre, avant de le remplacer par Ringo Starr en 1962. Ils deviennent également le groupe résident du Cavern Club à Liverpool, y jouant 292 fois entre 1961 et 1963.

A Hambourg, leur rencontre avec trois artistes allemands, qui deviennent leurs amis, contribuera largement à leur sensibilisation aux arts visuels, et informera l’esthétique de certaines pochettes de leurs futures albums : les photographes Astrid Kirchherr et Jürgen Vollmer, et le graphiste et musicien Klaus Voormann, qui illustrera notamment la pochette de leur albumRevolver(1966) quelques années plus tard. Le jeune trio est alors impliqué dans le mouvement de l’existentialisme européen, un courant de philosophie qui place au cœur de la réflexion l’existence individuelle, la liberté et les choix personnels. Le mouvement rencontre une popularité dans la période de l’après guerre grâce aux philosophes français Jean-Paul Sartre et Albert Camus, et il acquiert une dimension culturelle en exerçant une forte influence sur des disciplines en plus de la philosophie, dont la théologie, le théâtre, l’art, la littérature et la psychologie. John Lennon surnomme le trio “les Exis”.

Selon Barry Miles, les Beatles et les existentialistes ne pouvaient que se plaire. De tous les groupes rock anglais de l’époque, les Beatles étaient les plus intellectuellement disposés à apprécier l’art. Les existentialistes semblaient n’être que l’extension naturelle d’un milieu qu’ils connaissent bien. “Ils nous intéressaient beaucoup par leur coté ‘artiste’”, dira Paul McCartney dans sa biographie en 1997, “Nous connaissions bien l’univers des étudiants des Beaux-Arts, mais eux étaient singuliers, uniques”.

La phase finale de la pré-histoire des Beatles est l’arrivée de Brian Epstein, qui deviendra leur manager, et le catalyseur qui les amènera à un public national, puis mondial. En 1962, après plusieurs auditions infructueuses, il convainc George Martin, le directeur de Parlophone – un label appartenant à EMI – d’enregistrer une démo du groupe dans les studios d’EMI à Abbey Road, puis leur premier singleLove Me Do/PS. I Love You.

Leur premier album,Please Please Me, est enregistré en une seule journée. La technologie de l’enregistrement bipiste de l’époque – des ondes acoustiques directement imprimées sur cassette ou sur disque – permettaient très peu de créativité au delà de la performance directe des chansons. Lors de leurs premiers enregistrements en studio, les effectifs utilisés sont limités au nombre de personnes présentes dans le studio au moment de la prise. Les enregistrements étaient essentiellement une retranscription directe de ce que leurs fans pouvaient entendre en concert.

Durant cette période, les Beatles ne participent pas aux séances de mixage et sont plus concentrés sur leur activité de musiciens de scène que sur l’enregistrement de leurs albums en studio.

Please Please Me annonçait cependant un nouveau type de groupe de musique populaire au Royaume-Uni. Jusqu’à présent, l’industrie de la musique fonctionnait selon un modèle économique ancien et démodé, fondé sur une hiérarchie de chanson, éditeur, maison de disque, et interprète. Les auteurs écrivaient les chansons et les signaient chez l’éditeur, qui les présentaient aux maisons de disque, qui associaient ensuite chaque chanson avec un interprète. Avant les Beatles, la musique populaire en Grande-Bretagne adhérait à un modèle strict : les groupes avaient un chanteur principal nommé, et un groupe qui chantait les chœurs (par exemple Cliff Richard and the Shadows, ou encore Shane Fenton and the Fentones). Les Beatles, en revanche, étaient indépendants. Ils écrivaient et jouaient leurs propres chansons – une idée très novatrice en 1962-1963 – et ne propulsaient pas un chanteur dans le feu

des projecteurs. Musiciens autodidactes, Lennon et McCartney manifestaient à l’égard de l’enseignement et de la formation musicale un dédain ostensible, s’abstenant délibérément d’acquérir des connaissances techniques dont ils craignaient qu’elles n’altèrent leur spontanéité. Ils étaient non seulement incapables de lire la musique, mais bien décidés à ne jamais apprendre à le faire. Composant principalement à la guitare au départ, ils élaborent des structures harmoniques inhabituelles en déplaçant les positions d’accords à l’aveugle sur la manche, et donnent

une tournure inattendue à leurs mélodies. Les Beatles seront par conséquent les pionniers de la démocratisation de la culture populaire dans les années soixante. Fondée davantage sur l’émotion que sur le sens littéral, cette culture populaire démocratique traduisait en outre la réappropriation par la classe ouvrière d’un medium jusque-la monopolisé par des professionnels issus de la classe moyenne.

Une analyse des pochettes des albums et des singles sortis par les Beatles durant cette première période de leur carrière met le groupe de façon prévisible dans les conventions de l’industrie de la musique populaire du début des années 1960. En effet, les premières pochettes de leurs albums représentent des portraits photographiques du groupe, accompagnés d’une typographie utilisée simplement comme outil d’information. Ce type de pochette illustre ce que le graphiste britannique Storm Thorgerson appelle “la pochette de la personnalité” (personality cover), très utilisée pour les disques de musique populaire de cette époque, notamment dû à l’influence de l’industrie du cinéma et ses affiches, comme il a été mentionné précédemment dans ce chapitre. C’est le cas de la pochette de leur premier album sorti le 22 Mars 1963,Please Please Me où le groupe est rassemblé sur l’escalier de la maison de disques EMI au Manchester Square à Londres, et photographié par Angus McBean, un photographe anglais réputé pour ses portraits de célébrités dans le domaine du théâtre et du divertissement. Ils sourient, portent des costumes et sont bien coiffés : ils incarnent la pop star contemporaine – jeune, jovial, et beau. Au débutde la décennie, les maisons de disques et les managers des musiciens contrôlaient fortement l’image publique des artistes, et adoptaient une attitude “prudente” en présentant sur les albums des images de leurs artistes en costumes. Arborant d’abord des costumes noirs , ils adoptent sur les pochettes de leurs prochains singles – photographiées par Dezo Hoffman – des costumes sans col signés Douglas Millings, et inspirés de Pierre Cardin. C’est ce que Thorgerson appelle “le culte du costume”.

Ces premières pochettes des Beatles qui adhèrent au “culte du costume” révèlent une image fortement formatée, standardisée. Cette notion de standardisation peut mieux être comprise lorsque l’on se réfère à la théorie de l’industrie culturelleintroduite par Max Horkheimer et Theodor Adorno, deux penseurs issus de l’Ecole de Francfort.

Les intellectuels allemands de l’Ecole de Francfort développent la théorie critique basée sur les travaux de Freud, Marx et Hegel pour offrir une analyse critique radicale de l’évolution des sociétés modernes. DansLa dialectique de la raison, Horkheimer et Adorno s’intéressent à l’apparition de la culture de masse dans les sociétés modernes et introduisent la notion d’industrie culturelle, qui est la transformation des productions culturelles en produits de consommation dans le système de production capitaliste et qui, selon eux, met en péril la véritable création artistique. Ceci rejoint l’idée introduite en 1935 par Walter Benjamin dans son ouvrageL’œuvre d’art à l’ère de la reproduction mécanique, selon laquelle l’évolution des techniques de reproduction dans les sociétés modernes

bouleverse le statut de l’œuvre d’art, et favorise le déclin de son “aura”, l’unicité de son existence. Selon Horkheimer et Adorno, la technologie de l’industrie culturelle, un système fondé par le cinéma, la radio, la presse et la télévision, n’aboutit qu’à la standardisation de la culture populaire – et par extension la musique populaire – en utilisant des formules spécifiques pour faire appel aux masses. Cette standardisation aurait pour but non seulement de maximiser le profit, mais aussi de fournir une légitimation idéologique pour l’ordre capitaliste et intégrer les individus – les consommateurs de l’industrie culturelle– dans ce système. Ils soutiennent que l’industrie culturellene tend non pas à l’émancipation et la libération de l’individu, mais au contraire le prive de son autonomie et tend à l’uniformisation de ses modes de vie et la domination d’une logique économique et d’un pouvoir autoritaire.

La notion de l’industrie culturelle d’Adorno et de Horkheimer permet de facilement identifier les empreintes de la standardisation dans les premières images des Beatles. En effet, dans cette première période de leur carrière, l’image des Beatles a été développée selon une voie prévisible dans laquelle ils étaient présentés comme des idoles de jeunes, similairement à ceux qui peuplaient les hit-parades. Ils étaient différenciés des autres idoles uniquement par des moyens superficiels, par exemple la longueur de leurs cheveux – une coiffure qui sera connue sous le nom de “moptop”. Ce processus de standardisation fait en réalité partie de leur histoire. Avant de se lancer dans l’enregistrement et la commercialisation de leur musique, les Beatles adoptaient un look et une attitude radicale, notamment lors de leurs premiers spectacles à Hambourg. Ils portaient des jeans et des vestes en cuir, fumaient et buvaient sur scène, et étaient complètement en décalage avec les règles qui gouvernaient l’industrie de la musique et du divertissement en Angleterre, où toute personne se présentant sur scène devait être vêtue d’un costume et d’une cravate, avoir les cheveux courts et être bien rasé. Lorsqu’ils rencontrent leur manager, Brian Epstein, celui-ci prend le contrôle de leur image. Issu de la haute bourgeoisie, Epstein voulait faire en sorte que les Beatles attirent les producteurs de radio etde télévision, et les maisons de disque. Il modifie profondément l’image des Beatles et les pousse à se débarrasser de leurs vestes en cuir, à adopter des costumes et à se comporter proprement sur scène, les convaincant que ce changement d’image leur apportera plus de succès et d’argent. Epstein commercialise les Beatles comme un divertissement “propre et sain”. Il introduit une notion très traditionnelle du divertissement dans sa gestion du groupe et de son image. “On a du se raccourcir les cheveux pour quitter Liverpool. On a du porter des costumes pour pouvoir passer a la télé. Il a fallu faire des compromis”, dira John de cette période, quelques années plus tard. Les images strictes du “culte du costume” des Beatles qui figurent sur leurs pochettes sont prises tantôt lors de séances photos, tantôt sur scène lors de leurs concerts : ceci souligne l’importance de leur activité en tant que musiciens divertissants durant cette période, et crée une uniformité au sein de leurs images dans les médias, amplifiant la dimension publicitaire des images qui les commercialisent comme “divertissement”.

Cette idée d’industrie culturelleprendra toute son ampleur avec l’avènement de la Beatlemania. Le terme, inventé en 1963 par Sandy Gardiner, désigne l’extraordinaire engouement des fans à l’égard du groupe, qui éclate en GrandeBretagne vers la fin de 1963. Les disques des Beatles s’écoulent alors par millions en Europe, et chacun de leurs déplacements dégénère l’émeute malgré la protection de la police mobilisée. Lors de leur première tournée aux Etats-Unis en 1964, 73 millions de téléspectateurs découvrent les Beatles en direct lors de leur passage auEd Sullivan Showle 9 février, déclenchant la diffusion mondiale de la Beatlemania. Celle-ci provoque un phénomène de marketing musical sans précédent : une immense variété de marchandisearborant les images des Fab Four envahit les boutiques.

La Beatlemania a un impact considérable sur l’esthétique des pochettes de disques de cette période. En effet, le succès commercial du groupe propulse les maisons de disque partout dans le monde à sortir de plus en plus de singles et de compilations, et à les adapter à la variété des marchés. Il est impossible pour le quatuor de contrôler sa discographie dans les autres pays, notamment aux Etats-Unis, où les pochettes et les titres d’albums sont adaptés. Des centaines de nouvelles pochettes apparaissent, réutilisant souvent les mêmes photographies ou des photographies similaires mettant en évidence les notions de reproductibilité et de consommation relatives à l’industrie culturelle. Au sein de cette industrie, les singles des Beatles sont traités comme des produits, et leurs images comme des publicités pour les commercialiser. Bien que la Beatlemania fût un phénomène entièrement nouveau, les formes visuelles sous laquelle elle s’exprimait reflétaient les conventions de standardisation auxquelles l’industrie musicale et la culture populaire adhéraient à cette période.

L’abondance des singles sortis durant cette période – et donc par extension, l’abondance des images des Beatles – ainsi que l’attitude joyeuse du groupe discernable dans ces images, représente une notion importante du début

des années soixante, qui est le “culte du présent” post-chrétien. Cette idée d’instantanéité est aussi reflétée dans les textes de leurs premières chansons, qui sont des célébrations joyeuses et directes de l’amour adolescent. Les paroles de leurs premières chansons sont totalement dénuées de la bonne humeur bien élevée ou de la sagesse proverbiale de la musique populaire de la décennie précédente, et sont empreints, au contraire, d’insouciance, d’espièglerie, d’immédiateté et de sensationnalisme – émanation d’esprits ne respectant ni l’âge ni l’expérience, intéressés seulement par les frissons et désirs du présent. Le format même de la musique popmoderne est celui de l’instantanéité :parmi les cent premiers enregistrements des Beatles, peu dépassent la barre des deux minutes, et tous sont organisés autour de structures à base de répétition rapide d’un cycle, parfaitement synchrone avec le rythme saccadé.

Paramètre essentiel de la vie pop, l’instantanéité était logiquement omniprésente à la fois dans la musique et dans l’image des Beatles, ainsi que lors de leurs premières interviews, où ils se montrent très francs, répondant à la presse par de facétieuses improvisations, inspirés par ce qui se passait autour d’eux dans le présent immédiat. Les Beatles s’imposent comme la force motrice du déferlement d’énergie juvénile que connaitra le début de la décennie.

Avec leur uniformité fascinante, et leur propension à parler tous en même temps, les Beatles introduisaient plusieurs motifs-clé des années soixante dans le lexique culturel : “l’effet de masse, la simplicité de la classe ouvrière, le scepticisme joyeux de la rue et – plus provocant encore pour le statu quo – une simultanéité qui subvertissait toutes les conventions de préséance”. L’idée de la simultanéité, à la mode avant 1914 parmi les poètes parisiens et cubistes, sera remise au goût du jour au début des années soixante par Marshall McLuhan, philosophe canadien dont les textes vantent la libération de société de la “tyrannie” de l’imprimé par les médias de masse électroniques (le plus dominant étant la télévision). McLuhan glorifiait les médias de masse et se réjouissait de l’écoulement chaotique de la simultanéité médiatique, des échanges entre les gens et de l’intensification de l’expérience sensorielle. Il était un prophète de la “fragmentation moderne”, du zapping télévisuel, du multiculturalisme, du multimédia. De par leur personnalité, leur attitude, et leur présence dans tous les médias, les Beatles étaient de parfaits disciples de McLuhan. Selon Ian MacDonald, leur travail démontrait qu’ils étaient eux aussi, à leur manière, des prophètes : les pionniers d’un nouvel art populaire “simultané”.

L’étude des pochettes de cette phase met également en évidence l’ambiguïté du statut de la musique populaire en tant qu’art, ambiguïté analysée par Bethany Klein. En effet, la musique populaire fait l’objet de débats quant à son statut artistique car c’est une forme qui s’appuie sur la production de masse, la distribution, et le consumérisme. La musique populaire et les véhicules utilisés pour la promouvoir, notamment les disques, remettent en cause le statut de l’art en tant que produit, et les tensions entre les efforts artistiques et commerciaux. Cependant, Bethany Klein soutient que nier le statut de la musique populaire en tant qu’art crée une fausse impression que l’art “réel” dans les démocraties capitalistes se trouve à l’extérieur du marché de la marchandisation, ce qui n’est pas le cas. En effet, beaucoup de sociétés, mais pas toutes, “traitent l’art comme un produit qui peut être acheté et vendu comme tout autre produit”. Selon le socio-musicologue Simon Frith, cette lutte continuelle entre musique et commerce est le cœur de l’idéologie du rock.


A propos de l’auteur de cet article :Cet article est issu du mémoire de Master 1 d’Histoire de l’Art, rédigé par Nour Tohmé. Il est reproduit ici avec son aimable autorisation. Nour Tohme, illustratrice libanaise, dessine avec humour et talent, toute une série de compositions liées à la musique et à la Pop Culture. Nous ne pouvons que vous recommander de découvrir son oeuvre sur son site officiel.


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