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Quand Procol Harum change la vie de Julian Lennon, à cinq ans

Publié le 15 septembre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

Lors du Rock and Roll Circus de 1968, Julian Lennon, alors âgé de cinq ans, découvre “A Whiter Shade of Pale” dans un couloir de studio. Cette chanson de Procol Harum, chef-d’œuvre baroque-pop, devient sa première mémoire musicale. L’article retrace ce moment fondateur, l’histoire du morceau culte, son influence sur Julian et les débats sur sa composition. Entre souvenirs d’enfance et patrimoine pop, le titre traverse les générations avec une aura intacte.


Il y a des premières fois qui s’incrustent à jamais. Pour l’auteur de ces lignes, A Whiter Shade of Pale fut d’abord associé au générique d’ouverture du film Withnail & I (1987), dans une version instrumentale ample et mélancolique. Ce n’était pas l’original de Procol Harum, mais la reprise magistrale du saxophoniste King Curtis, dont l’enregistrement live de 1971 au Fillmore West sert de tapis sonore au tout début du film. Oui, le film se déroule en 1969, mais sa bande originale convoque cette performance de 1971 — anachronisme poétique devenu culte.

Pour Julian Lennon, la première fois est une vision de cinéma… vécue depuis les coulisses. Décembre 1968, studios d’Intertel à Wembley : on tourne The Rolling Stones Rock and Roll Circus. Il n’a que cinq ans. Il suit son père John Lennon et Yoko Ono dans un studio métamorphosé en chapiteau, saturé de costumes, de couleurs et de bruit. Soudain, un couloir, une « open doorway », un faisceau de lumière violette au bout du passage… et A Whiter Shade of Pale qui résonne. « C’est resté », racontera-t-il bien plus tard. « Je crois que c’est la première musique dont je me souviens avoir entendu les accords — je les ai aimés tout de suite. »

Sommaire

  • Rock and Roll Circus : la foire des merveilles et l’œil de l’enfant
  • 1967 : quand l’Angleterre blanchit d’un Whiter Shade of Pale
  • Bach dans les veines : une ballade pop écrite à l’encre du baroque
  • L’énigme Keith Reid : images flottantes, sens ouverts
  • De l’ivresse du studio au panthéon des distinctions
  • La bataille des crédits : quand l’orgue entra au prétoire
  • Withnail & I : quand King Curtis rejoue Procol Harum
  • Julian, cinq ans et huit mois : rectifier la chronologie
  • L’ombre portée des Beatles : coexistences et contre-chants
  • Une grammaire d’accords qui fabrique des musiciens
  • Un classique qui n’en finit pas de renaître
  • Retour au chapiteau : Yoko, Ivry, et la note la plus haute
  • Ce que dit l’histoire de Procol Harum à l’oreille des beatlemaniacs
  • Pourquoi Julian choisit cette chanson-là
  • Épilogue : ce qui demeure quand la lumière retombe
    • Repères factuels (pour aller plus loin dans l’histoire)

Rock and Roll Circus : la foire des merveilles et l’œil de l’enfant

Les 11 et 12 décembre 1968, Michael Lindsay-Hogg (qui filmera ensuite les Beatles pour Let It Be) dirige une émission télévisée pensée par Mick Jagger : les Rolling Stones reçoivent The Who, Jethro Tull, Taj Mahal, Marianne Faithfull… et un supergroupe d’un soir, The Dirty Mac, formé par John Lennon, Eric Clapton, Keith Richards (à la basse) et Mitch Mitchell (Jimi Hendrix Experience). Au milieu du set, Yoko Ono surgit, et le violoniste Ivry Gitlis engage avec elle une joute libre sur un blues étiré, Whole Lotta Yoko. Le spectacle, épuisant, culmine au petit matin ; il ne sortira officiellement qu’en 1996, les Stones ayant jugé leur propre performance en-deçà. Mais pour un enfant de cinq ans, l’ensorcellement est complet.

Procol Harum, notons-le, n’est pas à l’affiche. Pourtant, c’est bien leur ballade baroque, parue l’année précédente, qui s’aimante à la rétine de Julian — et s’installe, apparemment pour toujours, au cœur de sa mémoire musicale. Des décennies plus tard, il désignera encore A Whiter Shade of Pale comme la première musique dont il se souvient, et ce déclic sonore pèsera sur sa manière de composer, de jouer, d’enregistrer. Les souvenirs divergent parfois (il a aussi dit « j’avais trois ans »), mais le lien intime avec la chanson, lui, ne varie pas.

1967 : quand l’Angleterre blanchit d’un Whiter Shade of Pale

Revenons au disque. Le 12 mai 1967, Procol Harum publie son premier 45-tours chez Deram : A Whiter Shade of Pale (face B : Lime Street Blues). L’enregistrement — deux prises à Olympic Sound Studios — est porté par la voix de Gary Brooker, le Hammond M-102 de Matthew Fisher, une basse descendante quasi ostinato et les paroles énigmatiques de Keith Reid. Le single grimpe au n°1 britannique le 8 juin et y demeure six semaines. Aux États-Unis, sans promotion massive, il atteint le Top 5. Très vite, la chanson devient l’un des hymnes de l’été de l’amour : plus de 10 millions d’exemplaires vendus à travers le monde, et un destin de classique indiscutable

Dans le paysage pop de 1967, le timing est saisissant : Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band des Beatles s’installe au sommet des albums alors que A Whiter Shade of Pale règne sur les singles. Deux manières complémentaires de redessiner l’époque : l’une par les textures kaléidoscopiques d’un long-format, l’autre par l’ellipse baroque-soul d’un 45-tours.

Bach dans les veines : une ballade pop écrite à l’encre du baroque

La légende veut que l’orgue d’A Whiter Shade of Pale cite Bach. La réalité est plus subtile : Gary Brooker et Matthew Fisher tressent des réminiscencesAir on the G String (de la Suite pour orchestre n°3 en ré majeur, BWV 1068) et Wachet auf, ruft uns die Stimme planent au-dessus de la basse descendante — sans jamais procéder à un copier-coller. Ce « Bach-isme » donne au morceau son sentiment d’ancienneté mélancolique et contribue à son universalité : une pop qui sonne comme si elle avait 300 ans, a ironisé un chroniqueur, sans en perdre sa sève moderne.

Techniquement, la chanson déroule un ground bass en do majeur, sur lequel l’orgue chante des variations pendant que la voix de Brooker file des images. La montée au début du refrain — « And so it was, that later… » — s’accompagne d’une glissade de l’orgue sur l’étendue du clavier, accentuant la sensation d’ivresse lente. C’est l’une de ces finitions d’arrangement qui donnent à la pièce sa gravité intemporelle.

L’énigme Keith Reid : images flottantes, sens ouverts

Keith Reid a souvent expliqué qu’il ne cherchait pas à être mystérieux mais évocateur. Le fameux titre — « tu es devenu d’une pâleur encore plus pâle », calqué sur une expression entendue à une soirée — sert de déclencheur. Les paroles originales comptent quatre couplets ; deux seulement figurent sur le 45-tours, mais Procol Harum en a parfois donné un troisième en concert. Les exégèses parlent de séduction ivre, de métaphores maritimes, d’ombre chaucerienne ; Reid réfutait les lectures trop littéraires tout en reconnaissant une volonté d’atmosphère. Cela suffit à expliquer pourquoi la chanson semble vraie à chacun tout en résistant à une interprétation unique.

De l’ivresse du studio au panthéon des distinctions

Dès 1967, A Whiter Shade of Pale s’impose aux Ivor Novello Awards et sur les ondes. En 1977, l’œuvre est sacrée « Best British Pop Single 1952–1977 » lors des Britannia Awards (ancêtres des BRIT Awards), ex æquo avec Bohemian Rhapsody de Queen — mariage au sommet entre baroque pop et opéra rock. Elle entre au Grammy Hall of Fame en 1998, figure régulièrement dans les listes des 500 plus grandes chansons et demeure, selon les classements britanniques établis au tournant des années 2000, l’un des titres les plus diffusés dans les lieux publics.

Lorsque Gary Brooker s’éteint en février 2022, A Whiter Shade of Pale réapparaît jusque dans les ventes hebdomadaires. Un signe de plus que le morceau n’appartient pas seulement à 1967 : il continue de revenir, génération après génération.

La bataille des crédits : quand l’orgue entra au prétoire

Pendant des décennies, les droits d’auteur d’A Whiter Shade of Pale n’ont crédité que Gary Brooker (musique) et Keith Reid (paroles). En 2005, l’organiste Matthew Fisher saisit la justice britannique, estimant que sa ligne d’orgue — véritable signature du morceau — relevait d’une co-composition. Après un va-et-vient procédural, la House of Lords confirme en 2009 sa co-paternité sur la musique et l’ouvre à des redevances futures ; une décision historique qui, selon certains, pouvait faire jurisprudence. Le pourcentage exact et les rétroactivités ont varié au fil des décisions, mais l’essentiel est là : la mélodie d’orgue est reconnue comme œuvre au sein de l’œuvre.

Au-delà du cas d’espèce, cette affaire a aussi ravivé un débat artistique : où s’arrête l’arrangement et où commence la composition ? A Whiter Shade of Pale, par sa nature hybride (basse obstinée, cantabile d’orgue, voix lyrique), illustre parfaitement la porosité entre ces catégories — et rappelle que la pop est souvent une alchimie collective.

Withnail & I : quand King Curtis rejoue Procol Harum

La reprise de King Curtis, immortalisée en 1971 à San Francisco et placée en ouverture de Withnail & I, a beaucoup contribué à réactiver la chanson auprès d’un public né après 1967. À l’écran, elle épouse la pluie, la cigarette et la mélancolie des protagonistes ; à l’oreille, le souffle R&B du ténor gomme la psychédélie pour tendre vers une évidence soul. Plusieurs éditions de la bande originale mentionnent explicitement cette version live du Fillmore West. Au passage, un détail délicieux pour les maniaques : Withnail & I (1987) fait entendre King Curtis au début d’un récit censé se dérouler en 1969. Quand la grâce fait sens, on ne chipote pas les dates.

Julian, cinq ans et huit mois : rectifier la chronologie

Né le 8 avril 1963, Julian Lennon a donc cinq ans quand il se retrouve dans les studios d’Intertel pour le Rock and Roll Circus. La confusion « quatre ans » tient au fait que l’enfance se raconte souvent en catégories élastiques. Mais la précision a son charme : c’est l’oreille d’un enfant de cinq ans — pas d’un bébé — qui se fige sur les accords et la couleur d’A Whiter Shade of Pale, suffisamment pour en faire une boussole. Dans un entretien récent, il le répète : c’est la première musique dont il garde le souvenir, celle qui le renvoie instantanément à un lieu et à un moment.

Cette scène — une porte ouverte, un couloir violet, un thème d’orgue qui flotte — dit quelque chose de la puissance du morceau. Keith Reid parlait d’évocation : pour Julian, l’évocation devient ancrage, presque une photographie mentale où le son et la lumière se superposent.

L’ombre portée des Beatles : coexistences et contre-chants

Pour les fans des Beatles, il est tentant d’opposer le souvenir de Julian à la fabrique des hymnes paternels : All You Need Is Love, Strawberry Fields Forever, A Day in the Life — sa préférée, a-t-il confié. Mais c’est précisément là que réside l’intérêt : la mémoire intime ne suit pas la chronologie des tubes. En 1967, A Whiter Shade of Pale triomphe parallèlement à Sgt. Pepper ; en 1968, Julian préfère peut-être les couloirs violets aux studios d’Abbey Road. C’est aussi cela, l’Angleterre pop de la fin des sixties : un polyptyque, où les Beatles cohabitent avec Procol Harum, The Who, The Stones, Jethro Tull. Le Rock and Roll Circus lui-même, réalisé par Lindsay-Hogg (futur cinéaste de Let It Be), brouille les frontières entre tribus — John Lennon y joue Yer Blues hors du cadre Beatles, comme pour tester d’autres masques.

Une grammaire d’accords qui fabrique des musiciens

Ce que Julian Lennon dit de l’impact des accords n’a rien d’anodin. A Whiter Shade of Pale n’est pas seulement un air qu’on fredonne : c’est une progression qui habite les doigts de ceux qui composent au piano ou à la guitare. La basse descendante, le balancement harmonique, l’idée d’un thème qui revient entre les couplets — autant d’outils qui poussent à écrire autrement. À l’échelle d’une carrière, ce type de choc esthétique oriente des choix : on cherche des couleurs, des contrechants, une gravité mélodique. À écouter les disques de Julian les plus récents, ce goût pour la lumière sombre et pour des accords qui « pèsent » demeure lisible.

Un classique qui n’en finit pas de renaître

Depuis 1967, A Whiter Shade of Pale traverse les décennies. Elle ressurgit dans des films (New York Stories, Breaking the Waves, The Boat That Rocked, Oblivion), dans des séries et des documentaires. Annie Lennox la revisite en 1995 avec la noblesse glacée de Medusa. Les classements des radios, les playlists des mariages et des funérailles l’adoptent ; en 2009, des palmarès britanniques la hissent au sommet des morceaux les plus joués dans les lieux publics. La chanson fonctionne comme un palimpseste : chacun y projette une histoire, un plan-séquence, un couloir.

La disparition de Keith Reid en 2023 a rappelé combien l’écriture de ces images flottantes avait compté. Paradoxalement, parce qu’elles n’enferment rien — pas de récit verrouillé, pas de morale — elles laissent de la place aux vies qui passent. Reid disait écrire pour évoquer ; il a réussi à accrocher une atmosphère à une époque, et à un nombre incalculable de souvenirs individuels.

Retour au chapiteau : Yoko, Ivry, et la note la plus haute

Pour une grande partie du public, l’instant mémorable de Rock and Roll Circus reste la performance où Yoko Ono, couverte d’un drap noir, hurle — littéralement — au micro, tandis que Ivry Gitlis cherche la note la plus incandescente au violon. On a souvent raconté cela comme un duel improbable ; on peut aussi l’entendre comme un moment où la culture pop accepte de se déborder. Au milieu de cette déflagration, il suffit pourtant d’un couloir violet et d’une mélodie pour qu’un enfant emporte autre chose à la maison.

Ce que dit l’histoire de Procol Harum à l’oreille des beatlemaniacs

Aux lecteurs de Yellow-Sub.net, la trajectoire de Procol Harum parle aussi d’un écosystème pop où les Beatles n’étaient pas seuls à inventer. Gary Brooker, par exemple, collaborera avec George Harrison, Ringo Starr ou Eric Clapton au fil des décennies. La scène britannique de 1967-1968 est un archipel : chacun observe, reprend, s’inspire — et parfois influence en retour. Dans ce jeu, A Whiter Shade of Pale est un point de convergence : elle prouve qu’on peut, en moins de quatre minutes, faire dialoguer le baroque, la soul et la poésie sans perdre l’accroche du pop single.

Pourquoi Julian choisit cette chanson-là

On aurait pu imaginer le premier souvenir musical de Julian Lennon relié aux sessions BeatlesAll You Need Is Love, Hey Jude, A Day in the Life (sa préférée, dit-il). Mais non : il choisit Procol Harum. Ce pas de côté dit quelque chose de la liberté des filiations : être le fils de John n’oblige pas à indexer ses émotions sur la discographie des Fab Four. L’enfance saisit ce qui passe — un faisceau violet, une cadence d’orgue, un choc diffus — et s’en sert ensuite pour vivre et créer. C’est peut-être la meilleure manière d’aimer la musique : la laisser vous choisir avant même que vous sachiez choisir.

Épilogue : ce qui demeure quand la lumière retombe

La beauté d’A Whiter Shade of Pale, c’est qu’elle est devenue à la fois un standard et un souvenir. Standard, parce qu’elle appartient à la main de quiconque a déjà laissé courir ses doigts sur un piano et s’est laissé happer par une basse descendante. Souvenir, parce qu’elle déclenche des images propres à chaque vie, à chaque couloir.

Dans la nôtre, elle reste liée au cinéma (merci King Curtis et Withnail & I), au chapiteau de Wembley, aux images d’Yoko et d’Ivry Gitlis, et à un enfant qui, sans le savoir, cristallise ce que la musique fait de mieux : éclairer — de violet, de pâle, de baroque — nos premiers émerveillements. Et nous donner, à chaque nouvelle écoute, l’impression de repasser la porte.


Repères factuels (pour aller plus loin dans l’histoire)

The Rolling Stones Rock and Roll Circus a été filmé les 11–12 décembre 1968 à l’Intertel (V.T.R. Services) Studio de Wembley. Il n’a été publié officiellement qu’en 1996. The Dirty Mac y réunit John Lennon, Eric Clapton, Keith Richards (basse) et Mitch Mitchell, rejoints par Yoko Ono et Ivry Gitlis pour Whole Lotta Yoko.

A Whiter Shade of Pale, premier single de Procol Harum, est sorti le 12 mai 1967. Numéro 1 au Royaume-Uni pendant six semaines, Top 5 aux États-Unis, plus de 10 millions de ventes cumulées. La ligne d’orgue de Matthew Fisher s’inspire librement de Bach (Air on the G String, Wachet auf), sur une ground bass en do majeur.

— En 1977, la chanson est élue « Best British Pop Single 1952–1977 » lors des Britannia/BRIT Awards, ex æquo avec Bohemian Rhapsody. Elle entre au Grammy Hall of Fame en 1998. En 2009, des palmarès britanniques la placent au sommet des titres les plus diffusés dans les lieux publics.

— En 2009, la House of Lords confirme la co-paternité de Matthew Fisher sur la musique d’A Whiter Shade of Pale (redevances à venir).

Julian Lennon (né le 8 avril 1963) a cinq ans lors du Rock and Roll Circus. Il a déclaré à plusieurs reprises que A Whiter Shade of Pale est sa première mémoire musicale.

— La version de King Curtis utilisée en ouverture de Withnail & I provient de Live at Fillmore West (1971).


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